Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/031

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 45-46).
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XXXI

Le professeur Thalamas a encore reçu des pommes cuites, ce qui montre que la « Ligue des pères de famille » étend sa surveillance jusqu’à la Sorbonne. Et voilà à quoi on s’expose lorsque l’on veut mettre l’histoire au service de la Raison. Tant que nous n’aurons à produire, pour soutenir un idéal politique, que des arguments tirés des archives, les curés auront beau jeu.

Il faut être déformé par le métier d’historien pour croire que l’histoire prouve quoi que ce soit. À vrai dire, l’histoire prouve ce qu’on veut, et la preuve ne vaut jamais rien. « Derrière chaque document, me disait un sage historien, il y a un autre document, qui ruine le premier. J’ai entendu autrefois des leçons très savantes sur Louis XI. Je m’étais fait jusque-là une idée assez précise de ce roi bourgeois, qui portait des petites bonnes vierges sur son chapeau. Je le voyais s’alliant avec les villes contre les grands vassaux, et contribuant pour sa part à faire l’unité de la France. Cela me paraissait très acceptable ; puisque l’unité de la France est faite maintenant, c’est qu’on y a travaillé autrefois. L’Histoire a sur la politique cet avantage qu’elle prédit à coup sûr, et qu’elle annonce toujours l’événement après qu’il est arrivé ; ce qui fait que tout s’y suit assez bien, et ce n’est pas merveille.

Mais le maître que j’entendais avait sa réputation à faire, et il l’établissait sur des ruines. Il nous dessinait un Louis XI tout à fait nouveau ; c’était, presque trait pour trait, le contraire de ce qu’on m’avait appris. Du reste il apportait des preuves vraisemblables. Ces leçons ne furent pas perdues pour moi ; j’attends maintenant, et d’ailleurs sans impatience, un troisième Louis XI qui remplacera les deux autres.

Que connaissons-nous de Jeanne d’Arc ? Quelques vieux papiers, dont il n’est pas un seul qui ne puisse être interprété de dix manières. C’est trop peu pour prouver que Dieu a sauvé la France en ce temps-là en parlant à une fille des champs ; celui qui ne croit pas cela avant les preuves ne le croira pas davantage après. Mais c’est trop peu aussi pour prouver le contraire. On ne détruit pas la foi par des preuves tirées des vieux papiers. C’est pourquoi le croyant prendra toujours des arguments de ce genre comme des injures ou des blasphèmes. Et il n’a pas absolument tort. Je l’affirme sans crainte de me tromper, ce n’est pas faute de documents que le professeur Thalamas doute que Jeanne d’Arc ait été inspirée par le ciel. Donc, lorsqu’il interprète l’histoire contre l’Église, il ne donne pas ses vrais arguments ; il n’est pas tout à fait de bonne foi ; il n’est pas tout à fait sincère. Or, je l’ai éprouvé bien des fois, quand on veut éviter de recevoir des pommes cuites, il faut être tout à fait sincère.