Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/027

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 40-41).
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XXVII

Les chevaux sont naturellement à peu près aveugles ; leurs yeux ne leur font voir sans doute que des fantômes dans le brouillard ; le cheval d’Alexandre n’était si méchant, comme on sait, que parce qu’il avait peur de son ombre. C’est pour cela que l’on met des œillères aux chevaux vigoureux ; on se délivre ainsi des opinions confuses qu’ils prendraient par les yeux. Quant aux chevaux ordinaires, qui crèvent de faim et de fatigue, et qui dorment en travaillant, ce n’est pas la peine d’en parler ; qu’ils aient des opinions fausses autant qu’ils voudront.

Je pensais au dressage des chevaux, parce que l’on me montrait une grande salle à dresser les hommes. Ces carreaux dépolis, ces murs tout nus, ces tons de brouillard, tout cela ressemblait assez à des œillères faites pour coiffer quarante têtes à la fois. En revanche, que de paroles ! Quel riche univers pour les oreilles !

Observez bien un cheval, vous verrez comme il sait se servir de ses oreilles. Quels vifs mouvements de leurs cornets ! Il ramasse tous les sons et tous les bruits ; chaque chose est pour lui un bruit ; il s’avance prudemment en aveugle, dans un univers de bruits. Il devine ce que tel bruit annonce. Ainsi, il sait très mal comment les choses sont faites, mais il sait très bien comment elles se suivent.

Nos écoliers n’ont pas les oreilles si longues, mais ils arrivent tout de même à s’en servir assez bien. Les mieux doués retrouvent très vite leur chemin dans l’univers des discours. Ils savent quel mot suit d’ordinaire tel mot. J’ai connu une petite fille qui s’exerçait à produire des bruits dans l’ordre convenable. Au commencement elle disait « trois fois huit quarante-deux », ce qui était tout à fait ridicule ; quelques jours après, elle en était à : « trois fois huit, trente-quatre », ce qui était presque bien ; maintenant elle compte juste, comme d’autres chantent juste. Elle pense avec ses oreilles.

J’ai connu aussi un très bon jeune homme, dressé par les mêmes méthodes, et qui courait sur une piste un peu plus difficile : « Un ouvrier met huit heures à creuser un mètre de tel fossé ; combien mettra-t-il de temps pour creuser deux mètres ? Deux fois plus ». Il savait cette chanson-là. Mais il n’était pas encore bien maître des variations, et, quand on lui posait cette autre question : « combien de temps mettront deux ouvriers pour creuser un mètre ? » il répondait tranquillement : « deux fois plus ». Il se trompait de piste.

Était-il sot ? Je ne le crois pas. Je crois plutôt qu’il pensait à la manière des chevaux, avec ses oreilles. S’il avait pensé avec ses yeux, s’il avait vu ou seulement imaginé un fossé et des ouvriers, et s’il avait réglé son discours sur la chose même, il aurait raisonné comme Descartes ou Archimède. Toute vérité entre par les yeux. Toute sottise entre par les oreilles.