Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/018

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 29-30).
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XVIII

Je reviens à nos docteurs mystiques. Car ils triomphent un peu trop facilement de la raison claire, par cette espèce de panique dont j’ai parlé, qui fait que tous ceux de l’élite finissent par saluer la procession, entendez tout ce qui a forme de bannière, de curé, ou seulement d’enfant de chœur.

Ils donnent comme évident que l’âme humaine a des profondeurs inexprimables et des richesses de sentiment dont l’inventaire est impossible. Votre raison claire veut façonner les hommes sur un même modèle, ou bien encore régler ses pensées d’après les objets matériels, ce qui fait une vie intérieure bien plate. Bref vous tuez les forces vives du cœur. Ce discours peut durer longtemps.

Contre ces subtilités, il faut un peu de bon sens et beaucoup de courage. Mais surtout ne pas reculer ; attaquer au contraire. Venir aux exemples. Voici un maniaque qui se croit persécuté ; je le prends aux commencements de son délire, alors qu’il n’est que malheureux, non dangereux. Il ne voit que des ennemis ; il interprète les moindres choses ; si quelqu’un a oublié de le saluer, mépris ; si une lettre s’est perdue, complot ; si quelqu’un suit deux fois la même route que lui, espion ; si quelqu’un rit de bon cœur, moquerie ; si quelqu’un se tait, dissimulation. Jeu d’esprit funeste. Mais où donc est la source empoisonnée d’où sortent tous ces mauvais discours qu’il se fait à lui-même ?

Malaises, fatigues, dépressions ; petits mouvements de fièvre ou de bile ; agitations et insomnies ; anémie ; mauvaise digestion. Ou bien encore rêves, associations d’idées, obsessions, retour des mêmes paroles. Toutes choses, remarquez-le, de peu d’importance et auxquelles nous sommes tous sujets par l’effet de l’âge et des travaux. Choses petites, et qui le trompent par leur petitesse même ; car s’il était gravement malade, il se dirait : « Je suis malade ». Mais il ne se dit rien de pareil ; au lieu de penser : « je suis fatigué » il pense : « je suis triste et c’est l’effet des persécutions » ; le voilà parti ; et la preuve de ses divagations, sans qu’il s’en doute, c’est la tristesse même, c’est-à-dire, au fond, la fatigue. On hait parce qu’on est triste ; mais, naturellement, on croit le contraire. Et voilà une vie compliquée et misérable. Pourquoi ? Parce qu’il prend ses sentiments pour des preuves, et qu’il fonde ses opinions sur des sentiments.

La plus belle découverte, dans l’ordre moral, c’est celle du rapport entre nos sentiments et notre santé. Voilà ce qui balaie et purifie notre vie intérieure. Comprendre que nos sentiments dépendent souvent du froid et du chaud, nos rêves et nos rêveries de traces et de mouvements dans le cerveau ; que tout cela ne signifie rien ; que ces vicissitudes sont inévitables et sans intérêt ; renvoyer dans le corps les prétendus orages de l’âme, c’est la santé morale même. Les fous nous le font comprendre. Ouvrons donc les fenêtres, et regardons au dehors. Les choses, l’action sur les choses, la contemplation des choses, c’est le salut à notre mode, La science fait les cœurs simples.