Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/016

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 26-27).
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XVI

Il y a deux remèdes aux passions, qui sont Religion et Raison. Pour la Raison, chacun sait bien ce que c’est, quoique le remède ne soit pas toujours facile à appliquer. Par exemple contre l’amour, se faire un tableau exact des conséquences, connaître sévèrement et sans faveur l’objet aimé lui-même au lieu de se livrer sans critique au plaisir d’adorer ; finalement, comprendre sa propre sottise et la contempler avec suite. Ces remèdes ont de l’amertume, et c’est pourquoi on dit souvent qu’ils ne guérissent pas ; prétexte pour n’en pas essayer. Pareillement si un homme ou une femme s’attriste de ce qu’il se voit vieillissant en dedans et dans l’apparence extérieure ; par la raison il doit considérer le changement universel, la succession des âges et des générations, et accepter ces lois comme il accepte les phases de la lune ; car cela n’est ni bon ni mauvais ; c’est ainsi. Après cela il pourra dire aussi, comme le vieux Sophocle, en pensant à l’amour : « me voilà délivré d’un terrible maître ». Et autres consolations honorables.

L’autre méthode pour se consoler est de se rendre tout à fait fou. Les ivrognes la connaissent bien. Mais les émotions de la religion donnent une ivresse bien plus puissante, et bien moins contraire à la santé. Supposons une guerre ; tous ceux qui y participeront seront guéris de leurs passions par une passion plus vive, de la même manière que la colère, quelquefois, nous guérit de la peur. Ainsi, dans les émotions collectives, que j’appelle proprement religieuses, la fureur et l’enthousiasme sont comme des vents du dehors, qui purifient les cavernes intérieures. Sans compter que l’action s’y joint, qui donne l’appétit et le sommeil. Mais surtout l’état d’irréflexion et de folie dont on avait honte à soi tout seul, on s’y livre maintenant sans retenue ; le pire de nous-même se trouve réhabilité. Voilà comment ceux qui sont en guerre avec eux-mêmes, et sans courage pour se vaincre par raison, sont souvent portés à la guerre extérieure.

Il en est des Individus comme des États ; souvent ils se guérissent des discordes internes par le péril extérieur, et ainsi ils cherchent le péril en disant que c’est la santé et le salut. Observez donc les hommes dans le temps qu’ils prennent des lunettes ; souvent vous les verrez blâmer ce qu’ils ont approuvé, et désirer même un dictateur et les jeux de la force, signe certain qu’ils ne savent plus se gouverner eux-mêmes ; comme ce Talleyrand qui passait sa nuit au jeu parce qu’il ne pouvait dormir. De tels hommes, à l’âge critique, sont dangereux pour les Nations.