Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/014



Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 24-25).
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XIV

On lit souvent que chacun ne pense qu’à soi, ne vit que pour soi, n’aime que soi. Pourtant on trouve des sauveteurs et des guerriers autant qu’il en faut. Cela laisse croire que ce développement si connu sur l’égoïsme universel est bien loin d’aller au fond des choses. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette idée de l’amour de soi, qui donne lieu à tant de remarques piquantes, est une des plus confuses que l’on rencontre.

Qui donc est content de soi ? Qui donc s’aime réellement lui-même ? Je vois que la plupart imitent le voisin, non seulement pour le costume, mais pour les opinions, pour les vertus, pour les vices. Et beaucoup s’exposeraient à la mort pour échapper au ridicule, ce qui fait bien voir que le blâme des autres nous pique comme une flèche. Et l’on expliquera aisément que c’est par prudence, attendu que celui qui ne se fait pas respecter d’abord en paroles sera bientôt frappé et dépouillé. Mais cette explication aussi est superficielle peut-être. L’opinion d’autrui nous atteint immédiatement, même s’il s’agit d’un petit ridicule, et d’une moquerie évidemment sans portée. C’est du premier mouvement que nous bondissons ; avec un peu de réflexion, au contraire, nous resterions tranquilles. Donc nous sommes ainsi faits, il me semble, que nous sentons par le sentiment d’autrui, et que notre Moine ne se suffit jamais à lui-même, ne se soutient jamais par lui-même.

Il faut considérer aussi avec quelle facilité et avec quel bonheur un homme obéit, avec quel enthousiasme il participe à des actions communes. Dès qu’un conscrit appartient à un régiment, aussitôt il en pense du bien. Il y a des sociétés innombrables ; il y a des familles ; il y a des amoureux ; et chacun des participants de ces sociétés, petites ou grandes, tient souvent autant à la société elle-même qu’à son propre individu. Les passions tiennent presque toutes à la force de ces liens-là. Je ne vois que l’avarice qui se limite à l’amour de soi ; et encore faut-il dire que l’avare se sacrifie bien, en un sens, pour sauver son trésor. Contradiction, je veux bien ; mais aussi mouvement instinctif, qui fait voir que la fonction principale de l’homme n’est pas de se conserver n’importe comment. On meurt très bien plutôt que de vivre autrement qu’on ne voudrait. Ce que l’on pourrait dire, peut-être, c’est que la vie mercantile rend égoïste, par une séparation et même une opposition d’intérêts. Mais l’être humain est d’abord affectueux, et ensuite courageux ; ce n’est que la paix et le profit qui le rendent prudent, et encore quand il est bien vieux.