Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/012

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 21-22).
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XII

J’ai observé le trou du Fourmi-lion. Je ne le connaissais que par les livres, et je ne m’en faisais point d’idée ; à vrai dire je n’y croyais point. Mais quelqu’un me fit voir dans le sable sec de petits entonnoirs comme en pourrait faire la pointe d’un œuf. Une fourmi poussée dans l’un d’eux fait d’abord un petit éboulement qui l’entraîne vers le fond ; quelquefois elle est prise aussitôt par le milieu du corps et peu à peu entraînée dans le sable ; mais le plus souvent elle tente de remonter, toujours entraînant de petites avalanches de sable, surtout quand elle arrive au bord du cratère qui forme une crête tout à fait fragile. C’est alors que ce petit volcan lance comme des éruptions de sable qui partent du fond, sans qu’on aperçoive rien qui les explique. Cette pluie de cailloux minuscules retombe ici ou là dans le cirque, et une fois ou l’autre sur la fourmi, qui presque toujours retombe et est finalement enlisée, comme si cette force qui la bombardait tout à l’heure l’entraînait maintenant sous la terre. Mais j’ai vu des cas où la petite éruption de sable lançait au contraire la fourmi dehors. On dit, mais je ne l’ai pas vu, que le drame se termine toujours ainsi : il vient un temps où la carcasse vide de la fourmi est vivement rejetée au dehors en même temps que le sable est lancé et retombe ; et toutes ces opérations contribuent, par l’effet de la pesanteur, à conserver à l’entonnoir sa pente et sa forme.

Si l’on fouille alors dans le sable on découvre, mais non sans peine, une espèce de gros pou couleur de sable, qui peut être de la taille d’une noisette, avec deux tentacules assez longs et fermes munis de suçoirs, et une tête assez mobile. C’est, d’après ce que disent les livres, la larve d’une libellule ; et la transformation se fait en juin.

J’ai insisté sur les détails que j’ai pu saisir, parce que ce piège à fourmis est souvent représenté comme une merveilleuse machine à faire voir chez les animaux une industrie admirable. Le célèbre Fabre tombe souvent dans ce défaut qu’il faut appeler proprement mythologique, et qui consiste à supposer des volontés et des plans clairement conçus, au lieu de découvrir dans cette adaptation apparente de moyens à des fins l’effet d’un mécanisme tâtonnant et des plus simples forces de la nature.

Ainsi, dans le cas présent, je ne veux point dire que cette larve creuse son piège à fourmis avec l’idée que les fourmis s’y prendront. L’examen de ces petits cratères fait comprendre qu’ils se forment par la pesanteur, lorsque le sable est retiré par-dessous. La larve, qui se meut à reculons, peut donc, simplement en refoulant le sable, produire du côté de sa tête un éboulement dont la forme et l’équilibre final dépendent de la pesanteur et du frottement des grains de sable les uns sur les autres. Ainsi elle finit par avoir un peu d’air par le fond de l’entonnoir tout en restant cachée. Lorsque le sable retombe, elle le repousse par des mouvements de tête, sans qu’il soit nécessaire de lui prêter de grands desseins. Le fait est que lorsqu’elle est ainsi embusquée il arrive, toujours par la pesanteur et la consistance du sable, qu’une proie qui autrement lui échapperait tombe juste dans ses tentacules ; mais non sans faire tomber d’abord un peu de sable, dont la larve se débarrasse ; et l’effet de cette réaction est souvent, par la disposition des choses, de lui ramener son gibier. Toute son industrie revient donc à manger ce qui lui tombe dans les pinces.