Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/003

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 9-10).
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III

« Être radical quand on est vieux, disait Gœthe, c’est le comble de toute folie. » Il voulait parler du grand anglais Bentham, auquel la Convention donna le titre de citoyen Français, et qui, jusqu’à son dernier souffle, s’occupa à concevoir les pouvoirs publics, les droits du citoyen, la vertu, le vice, les peines et les prisons selon le bon sens, et sans respecter les traditions. Vous voyez que Bentham était réellement un vieux radical, et que le mot n’a point changé de sens.

Mais je reviens à Gœthe. C’était pourtant un homme qui ne respectait rien. Il a pris soin de nous le dire : « Méphistophélès, c’est moi. » Par où l’on peut voir qu’il a joué toute sa vie un rôle, ayant renoncé de bonne heure à changer les passions des hommes et à organiser la vie sociale selon la sagesse. Voilà pourquoi, ne respectant point les puissances, il les saluait très poliment. Voilà pourquoi aussi son Méphistophélès raille toutes choses et se moque de lui-même. Fou, semble-t-il dire, triple fou qui a foi dans le bon sens.

Il ne manque pas de Méphistophélès dans le monde. Car la vie en société nous fait plier malgré tout. On se fatigue d’appeler les choses de leur nom ; on se fatigue de blâmer ; nulle amitié n’y tiendrait. Bonté et sécheresse de cœur travaillent ensemble. Pourquoi se faire du tort à soi-même si l’on fait en même temps de la peine aux autres ? D’autant que les puissances ne manquent pas d’offrir à notre Alceste quelques bonnes places et quelques compliments à moitié justes. De façon que le désordre social devient une espèce de fauteuil très moelleux où le sévère critique se trouve assis comme malgré lui, ce qui fait de lui, bientôt, un Jérémie assez ridicule.

Ajoutons que l’âge nous fait craindre les excès de la force, et même tout changement. « J’aime mieux une injustice qu’un désordre », disait l’olympien Gœthe. Par cette pente, on arrive à vouloir tout conserver, et à confondre l’ordre avec la justice. J’en ai connu de ces radicaux, dont la doctrine blanchissait plus vite que leurs cheveux. Ils disent : « J’ai cru autrefois que le bon sens populaire nous conduirait à la justice et à la paix. J’étais jeune alors ; je ne connaissais pas la vie. Je n’avais pas éprouvé la puissance de l’instinct et des passions. Je vois maintenant que le troupeau a besoin de bergers et de chiens. » Voilà comment on devient en même temps misanthrope et réactionnaire. Et Gœthe veut dire qu’il faut s’y résigner, comme aux cheveux blancs, et ne pas jouer à la course avec les jeunes ; ne pas loger des utopies de vingt ans sous un crâne chauve. Parbleu oui, c’est folie de ne vouloir ni vieillir ni mourir. Mais c’est là pourtant le feu et l’âme de la vie. Je ne veux ni mourir, ni vieillir, ni être académicien. « Mais, dit Méphistophélès, c’est aussi fou que si tu voulais être toujours gai et bien portant. » Il faut pourtant le vouloir, et c’est le vrai moyen d’y arriver.