Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/169

Nouvelle Revue Française (1p. 228-229).
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Le fond de la Religion n’est peut-être qu’une espèce d’ivresse collective. La contagion des sentiments a une telle puissance, et notre corps est si naturellement porté à imiter les mouvements des corps qui lui ressemblent le plus, que les hommes réunis en viennent bientôt à aimer, à haïr, à penser en commun. La musique exprime merveilleusement ces actions et réactions ; le rythme est une loi commune, que tous les chanteurs adorent, lorsqu’ils chantent en chœur. Personne n’échappe entièrement à cette puissance de la foule. Que l’on soit citoyen dans une réunion publique, soldat dans un régiment, ou révolutionnaire chantant l’« Internationale », on se sentira comme emporté hors de soi-même ; on oubliera, tout soudain, les mille petites misères de la vie individuelle, le doute, l’hésitation, le regret, l’ennui ; la vie aura un sens et une saveur jusque-là inconnue. Il en est de cette ivresse comme de toute ivresse ; qui a bu boira. C’est par là qu’on peut expliquer cette longue suite des guerres impériales, où l’on dirait que les hommes trouvèrent leur plus haut plaisir à se battre et à mourir. Dans le fond, ce qui leur plaisait, ce n’était pas spécialement la bataille, c’était l’action en commun.

De cette joie est née la poésie. Tous sentent quelque puissance invisible, qui agit à la fois en chacun d’eux et hors d’eux ; tous la cherchent ; tous veulent donner un corps à cette âme ; ce corps, ce sera le chef ou le prêtre, ou le prophète, ou quelque dieu qu’ils finiront par voir et toucher. Le Christ a dit une profonde parole : « Toutes les fois que vous serez réunis, je serai avec vous. »

À bien regarder, il n’y a rien de plus dans ces prodigieux sentiments que ce que l’on observe dans un mouvement de terreur panique ; ce n’est toujours que la passion grandie, et l’animal divinisé. Autant qu’on peut savoir, la puissance proprement humaine, que nous appelons raison, vient d’une tout autre source. Elle est née, sans doute, dans les pays froids, pendant les longs hivers, alors qu’il faut fermer sa maison et vivre chacun avec soi. La Science, par ses calculs, par ses machines, par ses catapultes, par ses canons, devait vaincre la poésie ; la Justice devait vaincre l’Amour. Mais le combat dure encore et durera longtemps. Les hommes, même les plus raisonnables, ont une tendresse pour les dieux et pour la musique qui me fait penser que la guerre durera encore longtemps parmi nous. Les Muses protègent la retraite des dieux.