Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/160

Nouvelle Revue Française (1p. 217-218).
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L’histoire des grands musiciens est pleine d’anecdotes, où l’on voit qu’ils sont pris de fureur si quelqu’un vient à parler ou seulement à remuer pendant qu’ils jouent. Ces traits ne me détournent pas d’aimer la musique ; mais ils me feraient haïr les musiciens. C’est toujours Néron jouant la comédie. Mais l’art est déshonoré par ces mesures de police. Que votre musique se fasse écouter, si elle peut. Orphée charmait les bêtes féroces ; il n’avait pas commencé par les enchaîner.

Mais où prenez-vous que l’on doive garder l’immobilité et le silence, lorsque l’on entend la musique ? Cela va contre la nature. La voix, les chants, les bruits rythmés vont naturellement avec des actions ; la musique porte à marcher, à danser, à chanter. Quelqu’un me disait qu’il goûtait la musique non par les oreilles, mais par le gosier ; il voulait dire que, tout en écoutant, il chantait tout bas, et que ce qui lui plaisait, c’était son chant ajusté à d’autres. Cela nous paraîtrait naturel, si nous n’avions pris l’habitude d’écouter un concert comme une conférence, et de trembler devant le chef d’orchestre comme les enfants devant le maître d’école. Et je connais plus d’une nature libre, et capable de musique, qui fuit la musique et les musiciens comme on fuit l’esclavage.

C’est l’agir qui plaît. Subir est insupportable. Cela est vrai pour tous les arts, et je m’étonne qu’on trouve tant de spectateurs moutons, et surtout qu’on juge du feu artiste qui est en eux d’après la tranquillité et la passivité qu’ils montrent. Créer est un plaisir supérieur ; voir créer n’est qu’un plaisir de badaud ; on voudrait y mettre la main. Les arts ornent la vie commune, à la condition que chacun soit artiste, créateur, acteur un peu. Cela se voit bien à la comédie de société, qui est surtout pour l’amusement de ceux qui jouent. C’est pourquoi j’approuve ce chien qui entend le piano et s’applique à hurler. Pour tout dire, les grands artistes ne devraient être que des coryphées, et la masse des spectateurs devrait chanter à son tour. Ce fut sans doute ainsi au temps où furent inventés ces chants populaires, qui sont pour décourager, par leur beauté souveraine, les plus puissants musiciens d’aujourd’hui. La musique entrait en décadence quand l’histoire a commencé.

Qu’est-ce qu’une charrue neuve ? Qu’est-ce qu’une corbeille de vendange non tachée par les fruits ? La musique aussi veut être tressée avec d’autres choses, et se glisser parmi les bruits comme le ruisseau parmi les herbes. C’est ainsi qu’elle me plaît le mieux, lorsque je l’écoute presque sans savoir que je l’écoute, lorsque toutes mes actions se règlent sur elle, mon pas si je marche, la course de ma plume, si j’écris. Mais, les Barbares, ils élèvent encore la voix, comme des chiens hurleurs ! C’est toi, musicien, qui es un peu trop Barbare pour reconnaître déjà peut-être un rythme, un éveil, un enthousiasme dans ces puissances qui s’éveillent. L’air plus subtil d’Athènes donnait de l’esprit aux Béotiens, à ce qu’on dit ; mais ils n’en savaient rien. Et les Athéniens étaient déjà tombés dans la grammaire quand ils s’en aperçurent.