Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/143

Nouvelle Revue Française (1p. 195-196).
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CXLIII

L’antimilitariste me dit : « Oui, si nous étions un vrai peuple pensant et conscient, savez-vous ce qui serait arrivé ? Nous aurions donné deux heures au représentant de l’Espagne pour faire ses malles. On ne fait pas société avec des sauvages. Tous les grands et petits États, avec leurs ambassadeurs les uns chez les autres, et une courtoisie admirable, et un territoire fictif, aussi sacré qu’étaient autrefois les temples, qu’est-ce qu’ils forment, sinon une vaste République, dans laquelle, partout, commerçants, touristes, écrivains, pamphlétaires, conférenciers, ont les droits essentiels ? Si quelque État manque à la règle, qu’on le chasse de la République des civilisés. Et, comme il faut que quelqu’un commence, la France, qui a toujours commencé les grandes choses, la France devrait commencer. »

« Très beau, lui dis-je. Nous nous mêlons alors des affaires d’autrui ; nous nous instituons protecteurs de l’humanité, réviseurs de procès, directeurs de conscience des rois, gendarmes du droit. Nous l’avons fait il y a plus d’un siècle, et vous savez comment les choses ont tourné. C’est la guerre, alors ; c’est la mobilisation pour la liberté. Il n’est donc plus question de la grève des réservistes ? »

« Pour une guerre juste, pour une guerre sainte, répondit-il, jamais de la vie ! Aux armes tous ! Aux frontières tous ! Nous sommes bien cinq cents compagnons qui donneront l’exemple, et se feront très bien tuer. Regardez-moi ; dites si j’ai l’air d’un poltron ? »

« Non, assurément, lui dis-je ; et vous feriez un fier soldat. Mais ce n’est pas tout que se faire tuer. Il faut vaincre ; et, pour vaincre, il faut s’entraîner, s’organiser, s’armer, faire des manœuvres, de la gymnastique, des tirs ; avoir des maîtres de combat, des chefs, et des uniformes. Vive l’armée, donc ! »

« Mais oui, dit-il, vive la nation armée pour le droit, contre les tyrans. Jamais je n’ai pensé autrement. »

« Pourquoi donc, lui dis-je, avez -vous parlé autrement ? Vous êtes tous là à crier contre le drapeau et la caserne, comme si l’on voulait vous enrôler dans une armée de cannibales. C’est pourtant bien pour le droit humain et pour la liberté de pensée qu’on vous fait faire vos deux ans. Voyons, après trente-cinq ans de République, il faut bien avouer que notre armée n’est que contre la tyrannie, et pour la défense de nos droits, de nos lois et de notre franc-parler. Et puisque vous croyez qu’il y a des circonstances où la France doit parler haut et donner des conseils à ceux qui n’en demandent pas, commencez par aimer la caserne, le drapeau, la discipline. Pour montrer les dents, il faut avoir des dents. »