Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/141

Nouvelle Revue Française (1p. 192-193).
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CXLI

Il y a un roman de Dickens, « La petite Dorrit », qui n’est pas parmi les plus connus, et que je préfère à tous les autres. Les romans Anglais sont comme des fleuves paresseux ; le courant y est à peine sensible ; la barque tourne souvent au lieu d’avancer ; on prend goût pourtant à ce voyage, et l’on ne débarque pas sans regret.

Dans ce roman-là vous trouverez des Mollusques de tout âge et de toute grosseur ; c’est ainsi que Dickens appelle les bureaucrates ; et c’est un nom qui me servira. Il décrit donc toute la tribu des Mollusques, et le Ministère des Circonlocutions, qui est leur habitation préférée. Il y a de gros et puissants Mollusques, tel lord Decimus Tenace Mollusque, qui représente les Mollusques à la haute Chambre, et qui les défend quand il faut et comme il faut ; il y a de petits Mollusques aux deux Chambres, qui ont charge, par des Oh ! et des Ah ! de figurer l’opinion publique, toujours favorable aux Mollusques. Il y a des Mollusques détachés un peu partout ; et enfin un grand banc de Mollusques au Ministère des Circonlocutions. Les Mollusques sont très bien payés, et ils travaillent tous à être payés encore mieux, à obtenir la création de postes nouveaux où viennent s’incruster leurs parents et alliés ; ils marient leurs filles et leurs sœurs à des hommes politiques errants, qui se trouvent ainsi attachés au banc des Mollusques, et font souche de petits Mollusques ; et les Mollusques mâles, à leur tour, épousent des filles bien dotées, ce qui attache au banc des Mollusques le riche beau-père, les riches beaux-frères, pour la solidité, l’autorité, la gloire des Mollusques à venir. Ces travaux occupent tout leur temps ; ne parlons pas des papiers innombrables qu’ils font rédiger par des commis, et qui ont pour effet de décourager, de discréditer, de ruiner tous les imprudents qui songent à autre chose qu’à la prospérité des Mollusques et de leurs alliés.

Le même jeu se joue chez nous, et à nos dépens. Mollusques aux Chemins de fer, aux Postes, à la Marine, aux Travaux publics, à la Guerre ; alliés des Mollusques au Parlement, dans les Grands Journaux, dans les Grandes Affaires. Mariages de Mollusques, déjeuners de Mollusques, bals de Mollusques. S’allier, se pousser, se couvrir ; s’opposer à toute enquête, à tout contrôle ; calomnier les enquêteurs et contrôleurs ; faire croire que les députés qui ne sont pas Mollusques sont des ânes bâtés, et que les électeurs sont des ignorants, des ivrognes, des abrutis. Surtout veiller à la conservation de l’esprit Mollusque, en fermant tous les chemins aux jeunes fous qui ne croient point que la tribu Mollusque a sa fin en elle-même. Croire et dire, faire croire et faire dire que la Nation est perdue dès que les prérogatives des Mollusques subissent la plus petite atteinte ; voilà leur politique. Ils la font à notre nez, jugeant plus utile de nous décourager que de se cacher, produisant de temps en temps un beau scandale afin de nous prouver que nous n’y pouvons rien ; que l’électeur ne peut rien au monde, s’il n’adore le Mollusque ; que le député ne peut rien au monde, s’il n’adore le Mollusque. Ils feront de Briand un Dieu, et de Painlevé un brouillon et un écervelé ; ils perdront enfin la République si elle refuse d’être leur République. Ce qu’un très grand Mollusque exprimait récemment, en disant, à un déjeuner de Mollusques : « Dans cette décomposition universelle, dans cette corruption, dans cette immoralité, dans ce scepticisme, dans cette incompétence qui s’infiltre partout, je ne vois que l’Administration qui tienne encore ; et c’est Elle qui nous sauvera. »