Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/138

Nouvelle Revue Française (1p. 188-189).
CXXXVIII

Un Philosophe m’a dit : « Je ne vais point dans le Monde ; je n’ai pas de rentes, et je crois que j’aime la Justice. Or, ces passions des masses, dressées contre les pouvoirs publics, me paraissent étrangères à la justice. Platon disait que, dans une vie bien gouvernée, c’était la partie la plus raisonnable qui devait commander, le courage étant au service de la raison ; quant aux désirs innombrables, ils ne peuvent gouverner, parce qu’aucun d’eux n’a égard au tout. Or, une Nation a aussi une tête, un cœur et un ventre, je veux dire des savants, des guerriers, des artisans ; et votre état démocratique me paraît marcher tête en bas, gouverné, si l’on peut ainsi dire, par son ventre et par ses désirs, tandis que la Science, humiliée et enchaînée, est simplement cuisinière de plaisirs, inventant des commodités, des remèdes et des narcotiques ; aussi le courage, fils des désirs maintenant, n’est plus qu’une peur exaspérée. Le citoyen ressemble à l’État ; il va tête en bas aussi, et vers ce qui lui plaît, ayant perdu lui aussi cette idée que le propre de l’homme est de gouverner ses désirs par la Raison. Voilà pourquoi je n’aime pas beaucoup votre démocratie, qui nous ramène à la vie animale. Ce n’est pas que je compte beaucoup sur la monarchie héréditaire ; car je ne vois point une vraie Noblesse pour la servir et la garder. Je songerais plutôt à quelque Aristocratie, où les plus savants et les plus raisonnables, choisis dans tout le peuple par le corps dirigeant lui-même, feraient des lois et les appliqueraient, soutenus par la confiance et le respect du plus grand nombre. Mais nous sommes loin de cet état désirable ; il n’y a plus ni respect ni confiance nulle part ; tous nos maux viennent de là ; et que sont, s’il vous plaît, vos grands ministres pour le présent, sinon de grands désirs sans gouvernement intérieur, et tête en bas, comme tout le reste ? »

Contre ce discours Platonicien, qui enferme plus d’une vérité, je n’ai qu’une chose à dire, c’est que je ne vois pas du tout que l’élite soit raisonnable. Encore, oui, quand la guerre était de tous les jours, il pouvait arriver que les plus courageux eussent le pouvoir, c’est-à-dire des hommes vertueux par état, exercés à dominer leurs désirs, mais d’esprit inculte. Aussi je remarque qu’ils furent presque toujours conduits par des diplomates, par des confesseurs, par des juristes. Mais surtout aujourd’hui, dans cet âge industriel, où l’argent est roi par nécessité, je vois que l’élite sera de plus en plus corrompue par le luxe, et livrée à ses désirs, et que, par un détour que Platon ne concevait même pas, c’est le travail manuel, sans luxe, sans vanité, sans cupidité, par la force même des choses, qui va restaurer l’esprit de discipline, le vrai courage, et l’empire des idées. On le voit assez à ce signe que l’élite combat pour ses désirs et pour ses plaisirs, tandis que les masses ouvrières combattent pour la justice organisée. Où sont aujourd’hui les nobles chevaliers ? Sancho Pança est dans les bureaux, et don Quichotte à l’usine. Croyez-vous que Platon, s’il revenait, ferait des conférences à quelque Théâtre Mondain ? Non pas. Mais aux Universités Populaires. La Démocratie va tâtonnant ; elle cherche la Raison, et du bon côté. Je dis, avec notre Platonicien. Oui, la tête est en bas, et le ventre en haut. Nous travaillons à nous retourner.