Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/119

Nouvelle Revue Française (1p. 164-165).
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CXIX

Mon jeune ami le Silloniste m’a offert son almanach, que je lui ai, du reste, payé ; car je ne veux point m’enrichir aux dépens des autres. Dans cette brochure, ils font voir que la grande Presse est dominée par les manieurs d’argent, ce qui fait qu’une opinion sincère et libre ne peut pas s’y produire. Ils annoncent, en revanche, un nouveau journal qui, par la générosité de tous ceux qui le liront et de tous ceux qui le feront, sera vraiment un Libre Journal, libre dans la pensée, libre dans l’expression.

J’approuve ces nobles projets. Je veux faire seulement une remarque. Il est hors de doute que la liberté des rédacteurs de cette feuille ne sera jamais absolument sans limite ; par exemple on n’y pourra parler sans respect des opinions religieuses, tandis qu’on y pourra parler sans respect des grands financiers, ou des auteurs à la mode. Pour dire toute ma pensée, je suis assuré que je ne pourrais pas, quand je le voudrais, écrire mon Propos quotidien dans cette feuille-là comme je l’écris ici.

Est-ce à dire que ma liberté d’écrire ici, dans ces colonnes, ce que je pense, comme je le pense, est-ce à dire que cette liberté soit sans limites ? Non pas. Personne, il est vrai, ne me donne de conseils ; personne ne me demande de changer, d’adoucir. Mais pourquoi ? Justement parce que je me conseille moi-même. Je me modère moi-même. Il y a des boutades que je lance sans précaution ; il y en a d’autres que je prépare ou que j’explique ; et quelquefois il m’arrive d’atténuer ou de corriger ce que j’ai écrit l’avant-veille. Toutes ces précautions dépendent de la rhétorique, ou art de persuader. Ont-elles pour fin de ménager les opinions d’un parti, ou les intérêts d’un bailleur de fonds ? Je ne sais ; tout cela ensemble si vous voulez, en ce sens que ce qui choquerait violemment les lecteurs aurait sa répercussion sur la caisse.

Mesquines, basses, viles préoccupations, dira-t-on. Bah ! Ce sont des paroles. Il faut voir les choses comme elles sont. On n’écrit pas pour être approuvé toujours et sans résistance : d’accord. Mais on n’écrit pas non plus pour heurter et irriter ceux qui liront, ou, en d’autres termes, pour conduire un directeur de journal à la faillite. Il s’agit de se tenir dans l’entre-deux ; de ménager un peu ; de heurter un peu ; et en somme de se faire une liberté dans les entraves mêmes, une liberté conquise, une liberté qui ait prise sur les choses et sur les gens ; non une liberté en l’air. Sans ces difficultés, que l’on rencontre dans toute action réelle, l’individu serait livré à sa fantaisie ; il ne se surveillerait plus lui-même ; il ne mesurerait plus ses jugements ; il ne dirigerait plus sa pointe. Il déclamerait. Il ferraillerait. Pour moi, je crois qu’un homme aura toujours la liberté qu’il saura prendre, et seulement celle-là. Et il devra la conquérir par audace et prudence mêlées. Mais déclamer le socialisme à des socialistes, et le sillonisme à des sillonistes, ce n’est que liberté apparente, et réel esclavage.