Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/116

Nouvelle Revue Française (1p. 160-161).
◄  CXV.
CXVII.  ►
CXVI

Le citadin frappa la terre avec sa canne, et dit : « Oui, nous allons vers l’esclavage universel. » De la terrasse où nous étions assis, on voyait toute la vallée qui buvait le soleil. Les petits champs, sarclés, bêchés, dessinés comme des carrés de jardin, étalaient sous nos yeux les riches couleurs de la terre, le brun, l’ocre rouge, le jaune, le gris-bleu, avec des morceaux d’un vert éclatant, çà et là. Parfois on entendait un cri, ou le cliquetis d’un attelage, le bruit suraigu d’un outil qui frappe sur une pierre. Mais le citadin en était toujours à la grève des postiers.

« Oui, dit-il, nous en viendrons à dépendre tellement les uns des autres qu’il n’y aura plus ni liberté ni amitié parmi les hommes. Chacun de nos besoins sera l’esclave d’un système distributeur ou nettoyeur, comme sont déjà les postes, la lumière et le tout à l’égout. Nous serons nourris par compagnie ou syndicat, comme nous sommes maintenant transportés. Une menace de grève sera une menace de mort. Il est à prévoir que la défense sera du même genre que l’attaque. Il faudra de terribles châtiments ; tout refus collectif de travail sera un acte de guerre qui exigera une riposte de guerre. Et, comme chacun dépendra de chacun, nous vivrons dans la terreur et l’esclavage. »

« On ne vit pas longtemps, lui dis-je, dans la terreur et l’esclavage. On s’arrange. Voyez les toits de ce village, et ces hommes qui remuent la terre. Ce sont de redoutables animaux, en ce sens que chacun d’eux, avec sa pioche ou sa bêche, peut me tuer dans la minute, si l’idée lui en vient, et s’il n’est pas retenu par la crainte. Vous avez le même pouvoir, car vous êtes vigoureux et vous tenez une canne ferrée. Néanmoins je vis en paix avec vous et avec eux. Je compte sur votre bon sens, sur leur bon sens. Je crois qu’ils aiment la sécurité autant que je l’aime. L’Humanité civilisée est un fait comme les propriétés de l’eau. Si toute l’eau du monde cessait d’être potable, nous n’en parlerions pas longtemps. Si les hommes devenaient tous fous, il n’y aurait plus de question. J’avoue que je compte sur l’Humanité. Que les hommes qui travaillent prétendent élever les salaires, et s’unir pour cela, je ne m’en effraie point, je ne m’en étonne point. C’est la Raison qui pousse, comme poussent les seigles et les blés. De même, quand les postiers affirment tous ensemble qu’ils ne supporteront pas l’injustice, cela, à bien regarder, me paraît tout à fait consolant. J’aime à constater que la tyrannie n’est plus possible parmi nous. Mais si vous supposez que la plupart des hommes vont se concerter afin de rendre la vie impossible aux autres et à eux-mêmes, cela me paraît aussi raisonnable que si je supposais que tous ces hommes qui bêchent et qui piochent vont soudain se frapper les uns les autres avec leurs bêches et leurs pioches. Les hommes veulent la paix. C’est ce qu’ils ont écrit là-bas, en carrés verts, bruns et rouges, avec leurs pelles et leurs pioches. »