Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/097

Nouvelle Revue Française (1p. 135-136).
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L’industriel me dit : « Je viens de lire quelques pages des cahiers de morale de mon fils. Ma foi, cela n’est pas plus clair que le catéchisme. J’expliquerais aussi bien le dogme de la Trinité que cette formule traduite de l’allemand, et qui n’est pas plus claire en français qu’en allemand. Lisez vous même : Agis toujours comme si tu étais à la fois citoyen et législateur dans une cité des fins. Voilà une morale qui ne casse rien. »

« Hé ! hé ! Méfiez-vous de la morale, lui dis-je, comme d’un obus enterré. N’allez pas essayer de l’ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans. N’avez-vous point entendu dire que, selon la Raison, l’Individu humain doit être pris toujours comme fin, et non comme moyen ? »

« Mais si, j’ai lu ce galimatias. Le citoyen Pataud a une morale plus claire, et c’est celle des lutteurs, vous savez : prends-moi par où tu pourras, comme ils disent dès qu’ils luttent réellement, et non pour jouer. »

Je lui répondis : « La guerre appelle la guerre. Depuis que le règne des machines est venu, nous avons pris l’habitude d’acheter des journées de travail comme nous achetons du coton, des métiers à tisser, ou des bœufs de labour. Si le travail est à vil prix, l’employeur se frotte les mains, sans se demander comment les travailleurs se nourrissent, s’habillent, se logent, s’instruisent et élèvent leurs enfants pour ce prix-là. C’est la guerre ; et tant pis pour les vaincus. L’homme est alors moyen et instrument pour l’homme. J’ai une pioche ; si le sol est dur, j’use ma pioche plus vite ; quand elle sera usée, j’en achèterai une autre. C’est ainsi que vous usez d’un salarié, comme d’une pioche, et avec moins de souci encore ; car les pioches ne font point d’enfants, tandis que les salariés en font. »

« Que veulent-ils donc ? N’être plus des outils ni des moyens, mais être des fins. Que le salaire juste soit défini, non comme le prix du travail sur le marché, mais comme la condition d’une vie humaine, où soient comptés tous les besoins, tous les loisirs qu’il faut à un homme ; les soins s’il est malade ; le repos s’il est fatigué ou vieux. Entendez par là qu’il y a des salaires que l’employeur n’a pas le droit d’offrir, et que le travailleur n’a pas le droit d’accepter. Cela mène loin. »

« Hé ! diable ! dit-il, c’est donc la doctrine de la C. G. T. que l’on enseigne à mon fils ? J’aime mieux la théologie. »

« Défiez-vous, lui dis-je, de la théologie aussi, et assurez-vous d’abord que le curé qui la prêche n’y comprend rien. Toutes les idées sont dangereuses, et tous les idéologues sont à pendre. »