Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/088

Nouvelle Revue Française (1p. 123-124).
LXXXVIII

Il y a à peu près deux mois, on inaugurait, à Bourg-la-Reine, une plaque de marbre à la mémoire d’Evariste Gallois. Cet homme, qui est mort à vingt ans, a laissé, sur la Mathématique pure, des mémoires qui ont été publiés depuis, et qui ont éclairé une des routes les plus difficiles que l’on ait tracées à travers les idées pures. C’est à peu près tout ce que je puis dire là-dessus. Mais je livre sa biographie aux moralistes et aux fabricants d’images édifiantes.

À quinze ans, il dévore la Géométrie de Legendre. Il rejette les traités élémentaires d’algèbre, qui l’ennuient, et apprend l’algèbre dans Lagrange ; à seize ans il commence à inventer. Il envoie mémoires sur mémoires à l’académie des sciences. Les académiciens n’y voient goutte. Il se présente deux fois à l’école Polytechnique, et est refusé deux fois. Il en conclut que les savants officiels sont des crétins ou des paresseux.

Il entre pourtant à l’École Normale. Il y était en 1830, et fut tenu sous clef pendant les trois journées de juillet par un directeur prudent. Comme il aimait ardemment la République, en bon idéaliste qu’il était, il entra dans une belle fureur lorsqu’il connut les événements, et la gloire qu’on lui avait volée. Pour ses discours vifs, il fut mis à la porte.

Pour d’autres discours encore plus vifs, qui visaient bel et bien le roi, il fut mis en prison l’année suivante, avec de terribles compagnons. Comme il contemplait de profondes vérités, les autres se crurent méprisés, et lui offrirent à boire, avec des injures. On raconte qu’il but un jour un litre d’eau-de-vie, pour avoir la paix. Essayez de penser à ce roi ivre. Shakespeare n’a pas été jusque-là.

Il sort de prison, et devient amoureux. Ce fut sans doute comme un orage sans pluie. Après quelques semaines il écrivait (je prends cette citation dans le discours officiel) : « Comment se consoler d’avoir épuisé en un mois la plus belle source de bonheur qui soit dans l’homme, de l’avoir épuisée sans bonheur, sans espoir, sûr qu’on est de l’avoir mise à sec pour la vie ? » Cet amour lui valut un duel, et il y fut tué. Il n’avait pas vingt ans.

Il passa le jour et la nuit, avant ce duel, à revoir son grand mémoire sur les équations, il paraît qu’il avait affaire à un spadassin ; il fallait donc mourir. Quels paysages d’idées contempla-t-il, pendant ces heures-là ? Mais la plume n’allait pas assez vite. Ce ne fut qu’une fusée sur la mer. Cet éclair fait voir pourtant plus d’une barque, et plus d’un naufrage. Car il n’est pas vraisemblable qu’il ne naisse qu’un homme de temps en temps. Je croirais plutôt que tous les hommes pensent et veulent une fois ce que celui-là a pensé et voulu ; mais ils n’ont pas seulement le temps de prendre la plume. Prison, alcool, femmes, cela ne manque jamais à personne. Douce prison, souvent, prison d’opinions et d’habitudes. Alcool dilué. Flatteries, fiançailles, succès, intrigues, traitements, décorations, conversations. L’injustice et l’opinion sont lourdes ; et il y a plus d’une manière de mourir à vingt ans. Que d’ombres dans les antichambres ! Que de fusées sur la mer !