Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/086

Nouvelle Revue Française (1p. 121-122).
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Vous savez ce que c’est qu’un taupin ? c’est un adolescent qui suit les cours de mathématiques spéciales.

Le taupin se lève au premier chant des moineaux. Tout en s’arrosant d’eau froide, il organise en pensée les plaisirs de sa journée.

D’abord lire quatre-vingt-dix pages de mécanique ; et c’est une austère mécanique : il n’y est question ni de locomotives, ni d’automobiles, ni de turbines, ni d’aucune autre machine ; c’est de la mécanique sans mécaniques : des lignes de symboles algébriques ; figurez-vous un sourd-muet condamné à lire des pages de musique, sans pouvoir penser à la musique, et vous aurez une faible idée du plaisir de notre taupin.

Après cela, s’installer, avec cinquante infortunés de son espèce, dans une salle nue et triste, et écrire pendant une heure et demie, sous la dictée d’un homme qui, après quinze ans d’efforts, est arrivé à faire tenir trois pages en deux. Cela fait penser à ces patients professeurs d’écriture, qui font tenir une grande page dans un rond de papier de la grandeur d’un sou.

Ensuite, passer à la planche, et faire du quatre-vingt-dix à l’heure, sur une route semée de pièges. À la première panne, on le remercie, d’un air qui veut dire : « Vous n’êtes pas assez intelligent pour faire des spéciales. »

Puis le taupin se rend dans une autre salle, et se repose de la mathématique par la physique. Vous vous dites, homme naïf : « Voilà un garçon qui va enfin respirer, observer, manier des appareils, s’approcher de la Nature. » Homme naïf, vous vous trompez. Il va écrire encore un peu plus vite, il va décrire et interpréter des expériences qu’il n’a jamais vues, qu’il ne verra jamais. À côté, dans le cabinet de physique, les appareils dorment dans les vitrines ; un garçon sommeille, et sa main laisse échapper son plumeau ; le taupin ne résiste plus ; sa main laisse échapper sa plume.

Réveil. Récréation. Hurlements et courses folles, pendant cinq minutes seulement. Car pendant que les jeunes se reposent, le taupin subit une « colle », qui a pour objet de tuer définitivement en lui la faculté d’être étonné de quelque chose.

Courage, taupin, courage ! Bientôt ton supplice cessera. Tu seras ingénieur. Alors, pourvu que tu consentes à donner quelques signatures, tu auras le droit de ne plus jamais réfléchir : tu goûteras enfin le repos, et tu l’auras bien gagné.