Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/059

Nouvelle Revue Française (1p. 87-88).
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« En reprochant à l’amour de devenir souvent aveugle, on oublie que la haine reste toujours telle, et à un degré bien plus funeste. » C’est le temps de transcrire cette pensée d’Auguste Comte, qui est parmi les plus belles que je connaisse. Spinoza avait déjà dit que l’amour doit toujours vaincre la haine, comme plus naturel, et meilleur pour la santé. Mais le Positiviste ingénu y ajoute quelque chose de plus profond, c’est que l’amour seul éclaire un caractère comme il faut, toujours d’après cette idée directrice que les affections sympathiques sont naturellement bien dessinées, mais manquent toujours de force contre la passion de défense personnelle, et par conséquent peuvent toujours être niées sans que l’expérience témoigne assez pour elles. Si je crois qu’un homme est vendu, il se vendra ; si je me défie, l’on me mentira ; enfin une condamnation est toujours assez juste selon les faits, mais toujours injuste dans le fond. Bref si l’on ne fait crédit à la vertu, elle meurt comme une plante sans soleil.

L’optimisme est niais lorsqu’il veut adorer l’ordre extérieur ; et Voltaire a révélé toute la force de son génie destructeur lorsqu’il l’a montré dans Candide. Mais en ce qui concerne l’ordre humain, on ne peut le juger sainement que si on l’aime d’abord par préjugé ; car il répond à chaque injure par un vice défini et consolidé. C’est pourquoi les satiriques font plus de mal que de bien, tout compté.

Si je dis et montre que tous les commerçants sont des voleurs, qu’arrivera-t-il d’une probité naturellement chancelante, et toujours battue en brèche par les passions et les occasions ? « Ma foi soyons voleur, puisqu’on dit que tout le monde l’est. » Pareillement ce monde parlementaire, sous les injures anarchistes ; il se croit pire qu’il n’est. Et le mal est à son comble, s’ils viennent à croire que le désordre, la frivolité, la corruption sont des fruits humains naturels.

On accepte aisément la guerre, dès qu’elle est éclairée par la haine seulement. Si l’on y voyait au contraire l’amour encore, la fraternité, toutes les forces de la paix, alors on serait mieux disposé à redresser cette prétendue nécessité, de façon que les vertus guerrières triomphent de la guerre.

C’est pourquoi notre auteur est bien touchant lorsqu’il propose, comme emblème de l’Humanité future, une mère portant son fils. L’instinct des foules avait déjà divinisé cette image, malgré une sauvage théologie, qui maudissait la nature humaine. Car c’est sous le regard de la mère que l’enfant grandit et se développe comme il faut. Le courage répond alors à l’espérance. Au lieu que celui qui se sent haï ou méprisé s’organise d’après cela, et justifie le calomniateur. Celui qui a bien saisi ce mécanisme des passions tient un grand et beau secret. Voilà, lecteur, pour tes étrennes.