Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/015

Nouvelle Revue Française (1p. 30-31).
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XV

Cette fin d’hiver, c’est la fête de la lumière. Le soleil éclaire les bois jusqu’au fond. Les troncs jettent des ombres crues ; le ruisseau étincelle ; le bleu du ciel paraît violent dans la fourche des arbres. Les masses, au loin, se perdent dans un brouillard doré. Le soleil brûle. La brise mord. On sent une puissance sans douceur. Ce n’est pas encore le printemps.

Nous étions assis dans un creux ; mais il fallut déloger ; le vent froid coulait comme de l’eau, le long des pentes. Alors quelqu’un dit : « Le soleil d’hiver est menteur ; plus il brille, plus on sent le froid. J’aime, en hiver, la lumière crépusculaire, et les nuages bas, qui sont comme les manteaux de la terre. Alors on se recroqueville ; on fait la marmotte. Mais ce soleil menteur nous tire hors de la maison. Je hais la lumière sans chaleur ».

« Le soleil, dit le sage, n’est point menteur. Il chauffe tant qu’il peut. Mais les causes s’entrelacent. J’ai souvent remarqué, au fort de l’hiver, que le moment le plus froid de la journée est aux environs de midi. Cela est naturel. Le soleil chauffe la terre ; la terre chauffe l’air ; l’air chaud s’élève, et l’air froid vient prendre sa place ; le premier effet du soleil est donc de nous jeter un manteau d’air glacé sur les épaules ; et cet effet devient sensible vers le milieu du jour. Ce qui est vrai pour la journée est vrai pour l’année. À mesure que le soleil s’élève sur l’horizon, les vents du pôle nous arrivent ; de là ces vagues de froid qui suivent les beaux printemps. Vous voyez que le soleil n’y peut rien ; il nous chauffe honnêtement ; c’est un dieu juste et raisonnable ».

« Juste et raisonnable, dit un autre, comme les roues de ma montre ; car chacune d’elles fait sa fonction imperturbablement ; c’est ce qui fait que ma montre est une bonne montre ».

« Mais, dit le premier, si quelque grain de poussière se met dans les rouages et arrête tout, ce grain de poussière est juste et raisonnable aussi ; comme cette bise froide est juste et raisonnable, car la fonction de l’air froid est de couler vers les parties de la terre les plus échauffées. Et ce rhume aussi est juste et raisonnable, ajouta-t-il en éternuant. Mais non. Rien n’est juste ni raisonnable. Toutes ces forces sont d’aveugles brutes, c'est tout ce qu'on en peut dire ».

« Je ne sais, dit le Sage. Si mes prières pouvaient quelque chose, j’aurais peur de mes prières. Si je constatais quelque caprice des dieux, comment pourrais-je vivre après cela ? Ce qui me rassure, c’est cet ajustage parfait, cet emboîtement de toutes choses, ces chaînes entrelacées des biens et des maux.

« Juste et parfaite est la roue, sans s’écarter d’un cheveu » dit un vieux Lama dans Kipling. À mesure que je comprends mieux cela, je me sens moins perdu dans cet Univers ; et j’y reconnais la vraie figure humaine, bien mieux que si je voyais quelque satyre ivre de soleil sortir d’un arbre et bondir dans cette clairière ».