Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/005

Nouvelle Revue Française (1p. 18-19).
◄  IV.
VI.  ►
V

La fonction pensée consiste toujours à surmonter quelque chose. Juger est un beau mot, par son double sens : on juge que deux et deux font quatre ; on juge que l’envieux est méprisable. La profonde sagesse populaire qui se montre dans le langage nous conduit ici à une pensée lumineuse, c’est que juger c’est toujours décréter, légiférer, disposer les forces selon l’ordre humain, dresser l’animal, qui doit ici lécher les bottes.

Il y a une grande leçon dans la dureté du chasseur. Chacun sait que le chasseur aime son chien ; mais cet amour n’abdique jamais, il est dominateur. « Qui aime bien châtie bien ». Aussi voyez ; il y a de la cordialité entre le chien et l’homme ; même l’homme reconnaît bien la sagacité de cet instinct supérieur, qui va droit à la perdrix invisible ; et tout chasseur citera des traits de son chien. Mais comparez à la petite maîtresse qui fait des discours à son amour de chien ; elle se met à quatre pattes ; elle rend au chien un amour de chien. Le chasseur, par un sentiment sûr, reste debout ; il gouverne ; il frappe ; les mouvements de queue n’y font rien, ni l’aplatissement, ni l’attention si flatteuse, ni la fidélité à toute épreuve, ni le courage ; cette câlinerie animale ne retarde pas le coup de botte ; la bonne intention, le regret, le désespoir, la morne tristesse, toute l’éloquence des passions, tous les trésors du sentiment, tout cela est froidement plié, redressé, annulé par le Juge. Le Juge, c’est le chasseur.

Observez maintenant le chien lorsque, par permission spéciale, il est assis entre les jambes du chasseur au repos. Comme il est fier d’avoir un maître si dur ! Comme il a bien trouvé là sa fin et sa place. Cette dignité de chien obéissant il ne la désire point comme il désire la soupe ou la chienne ; il aime pourtant son rôle de chien ; il aime cette puissance gouvernante pour laquelle il n’est qu’instrument. Ce rapport du chien à l’homme fait voir comment les passions s’attachent à l’ordre supérieur, et se satisfont mieux par cette contrainte que si elles retombaient dans leur nature.

Toutes les pensées naturelles sont comme des chiens. Il y a une manière de les aimer qui entraîne toute la pensée vers le plus bas. Par exemple un poète décadent ; il prend tout ce qui s’offre, impressions, images, suites de mots ; il regarde fleurir son cher moi ; il l’aime mal. Je dirais qu’il l’aime trop peu. Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j’en fais un arbre, et je passe. Cette colère je la nie ; cette envie je la réprime à coups de bottes. Cette mélancolie, je ne l’entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d’une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l’homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes. Et la religion, au sens ordinaire, n’est qu’abandon de soi aux jeux de la pensée, pressentiments, accablements, vagues espérances. On ne songe pas assez à ceci que la pensée, par l’attention, est la négation de tout cela ; toujours réplique de la volonté à la crainte et à l’espérance. Le bon paysan ne gémit pas sur les chardons ; il les coupe.