Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/002

Nouvelle Revue Française (1p. 14-15).
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II

Si le soir, en rentrant chez vous vers dix heures, vous levez les yeux au midi, il est impossible, si la nuit est claire, que vous ne soyez pas saisis par la vue d’Orion un peu penché, qui enjambe le ciel. Ce rectangle gauche, ces trois clous du baudrier, ces trois autres clous plus petits qui marquent la gaine de quelque couteau de chasse, tout cela est plein d’autorité. Quelque chose est durement affirmé par là. Mais quoi ?

L’Hiver. On croit toujours que l’été sera sans fin. Le roux Octobre a encore des douceurs. On remarque bien que les douces étoiles d’été, Arcturus, la Perle, Altaïr, Véga, glissent l’une après l’autre vers le couchant ; pourtant on les cherche encore ; on hésite ; on se perd dans cette brillante poussière d’étoiles. Mais Orion est un rude annonciateur. Je me souviens qu’au commencement de l’automne, comme j’écartais le rideau de ma fenêtre vers trois heures du matin, je vis soudain un autre monde, que je connaissais bien, que j’avais oublié. Orion était monté jusqu’au sommet de la nuit, tirant après lui Sirius, aux clartés froides. Je ne l’attendais pas si tôt. Je laissais rouler les jours tièdes entre mes doigts. Orion, ce fut un rappel à l’ordre. Ce furent les trois mois d’hiver signifiés. Ce fut la Nécessité chargée de neige et de glaçons. Quelle annonce pour les bergers !

Lis mieux. Ce n’est là qu’une lettre. Essaie de lire tout le ciel d’un seul regard. Il faut que tu domines les signes ; il faut que tu arraches au Chasseur Sauvage sa fausse barbe de glaçons. Prends garde au froid, qui glace tes pieds et tes pensées. Recouche-toi, et pense. Orion passe tous les jours dans le ciel. Toutes les étoiles y passent tous les jours. Véga aussi, ta préférée. C’est le soleil qui te cache tantôt les unes, tantôt les autres, lorsqu’il recule un peu vers l’est de jour en jour. Orion ne marche pas ; Orion est lié à tout le reste, toujours, sur un pied, toujours suivant les Pléiades, toujours traînant Sirius. Et, comme il s’en va maintenant tous les matins, ainsi il glissera le long de l’année, bientôt roi du soir, bientôt dévoré par le soleil.

Aussi m’élevant jusqu’à l’ordre véritable, voilà que je regarde pardessus l’épaule du Chasseur Sauvage, par-dessus les frimas, les neiges et les glaçons. Je vois déjà le soleil remonter, les jours plus longs, la lumière tonique de Février, les giboulées, la vapeur printanière. Orion tourne maintenant la roue, comme les autres. Je vois un autre Été, enchaîné aussi à la roue, et qui commence maintenant pour d’autres hommes. Je le vois ; je le sens presque. Je le sens dans cet hiver même, auquel ma pensée le rattache. Voilà comment la science, en liant toutes choses, lie l’espoir à la crainte, et tempère le froid par le chaud. Cela ne veut pas dire que la douce chaleur de mon lit, où j’ai fui devant le sauvage Orion, n’y soit pas aussi pour quelque chose.