Les Projets fiscaux en vue

Les Projets fiscaux en vue
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 520-551).
LES
PROJETS FISCAUS EN VUE

Depuis un certain nombre d’années, on cherche à effectuer dans la taxation des changemens profonds. Au lieu de s’adresser aux choses, qui ont de l’apparence, de la fixité et de la certitude, on s’en prend directement aux personnes, dont la situation, dans les sociétés démocratiques modernes, est plus ou moins obscure et plus ou moins instable. On prétend, d’autre part, dégager de toute ou presque toute contribution directe la grande masse des citoyens et établir des impôts progressifs accentués, qui frapperont, à des taux de plus en plus rigoureux, les gens aisés et surtout les gens opulens. Il en résulte que nombre d’impôts tendent à être assis sur des couches de plus en plus minces de contribuables, lesquelles n’exercent sur la direction des affaires publiques qu’une action de plus en plus faible, et sont mis quasi dans l’impuissance de se défendre. Si l’on compare l’ensemble des revenus ou l’ensemble de la fortune d’une nation à une pyramide, toute la base, jusqu’au tiers, par exemple, de la hauteur, comprenant les quatre cinquièmes ou même les neuf dixièmes de la substance, serait exemptée de taxes directes et celles-ci pèseraient uniquement ou presque uniquement sur la partie supérieure de la pyramide, particulièrement sur la pointe exiguë qui la termine.

En faisant ainsi de l’impôt direct, au lieu d’un fait général et uniforme pour l’ensemble de la nation, un fait qui ne concerne que certaines catégories, numériquement peu importantes, en enlevant à l’impôt direct toute large et fixe base, en le faisant reposer sur des constatations purement conjecturales, on invoque la justice, on se flatte de faire une œuvre de progrès. Il importe d’examiner ce système et les prétentions sur lesquelles il repose, de rechercher s’il constitue vraiment un perfectionnement, une amélioration, au double point de vue de la justice et de la productivité, si c’est vraiment là une œuvre moderne ou si, au contraire, ce n’est pas un retour à de vieilles formules ataviques qui ont été appliquées dans des états sociaux disparus et qui ont été abandonnées parce qu’on les a reconnues comme erronées et néfastes.


I. — ORIGINE ET NATURE DU SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS

Pour bien apprécier l’origine de ces impôts, qu’une certaine école porte aux nues, impôts personnels, globaux et progressifs sur le revenu, sur le capital, sur la plus-value et l’enrichissement, taxes démesurées sur les successions, il importe, sans qu’il soit nécessaire de remonter aussi haut que les républiques italiennes du Moyen âge ou les républiques de la Grèce antique, de se placer tout au moins à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe. Nous allons, pour cette raison, faire un résumé rapide de la genèse des systèmes fiscaux actuels, dans les trois principaux pays d’Europe : en France, en Angleterre et en Allemagne.

À ces dates, on trouve les impôts personnels sur le revenu, sur le capital, parfois aussi sur l’enrichissement, les hautes taxes successorales, en pleine application dans les différons pays du Continent européen. Ce sont essentiellement les formules d’impôt du Moyen « âge : l’impôt sur les personnes, la capitation graduée, les contribuables y étant classés en séries, d’après les évaluations administratives, ce sont là les méthodes d’impôts qui régnaient au XVIIIe siècle, ayant des racines très anciennes. L’administration, suivant ses lumières, bien sommaires et incertaines, mais moins sujettes à erreur, dans une société régulièrement stratifiée et peu mouvementée, que dans les sociétés modernes, classait à son gré les imposables.

Tels étaient aussi, ou à peu près, en France, les impôts directs de l’ancienne monarchie, la capitation, la taille, qui ne frappait que les roturiers, les vingtièmes (ou taxe du vingtième du revenu) qui atteignaient aussi les classes privilégiées. Toutes ces taxes personnelles s’épanouissaient dans les pays d’ancien régime.

On sait comment elles disparurent en France. Il y eut, dans tout le cours de l’histoire française, et les historiens, même ceux animés de l’esprit le plus démocratique, comme Henri Martin, en témoignent, un unanime vœu, un constant effort pour la transformation de la taille personnelle et des autres impôts personnels en impôts réels, reposant sur les choses et non sur des recherches arbitraires et conjecturales relatives à la situation des personnes.

Cet effort fut couronné de succès lors de la Révolution française. L’Assemblée Constituante, conformément au vœu national, tint adonner aux contribuables une charte, qui les mît à l’abri de tout arbitraire, de toute recherche inquisitoriale, de tout contact intime et personnel entre eux et les agens du fisc. Alors tous les impôts personnels furent balayés, sauf la contribution de trois journées de travail, d’après un tarif fixe à établir par les Conseils généraux entre un minimum de 0 fr. 50 et un maximum de 1 fr. 50 par journée.

Pour saisir les revenus non apparens, le législateur de la Révolution inventa la contribution mobilière, qu’il tint à dégager de toute intrusion dans les affaires propres des contribuables : elle se composait d’une taxe sur le revenu présumé d’après l’importance de l’habitation, et de deux autres taxes, l’une sur le nombre des domestiques, l’autre sur les chevaux de luxe ; on y ajoutait l’impôt personnel uniforme des trois journées de travail, d’après le tarif que nous venons d’indiquer. Aux divers degrés d’importance de la valeur locative d’habitation, correspondaient des coefficiens différens de revenu imposable. Un loyer de 100 francs et au-dessous était censé comporter un revenu simplement double de cette somme ; une valeur locative de 101 à 500 francs faisait ressortir un revenu triple, une valeur locative de 901 à 1 000 francs, un revenu quadruple ; ainsi, par divers échelons où le chiffre du revenu était présumé de plus en plus considérable, relativement au chiffre de la valeur locative, on arrivait, comme terme extrême, pour les valeurs locatives atteignant 12 000 francs, à l’établissement d’un revenu imposable douze fois plus considérable que cette valeur locative.

Évidemment, cette échelle officielle de correspondance des revenus taxables à la valeur locative de l’habitation du contribuable s’écartait des faits réels. Les gens à petits revenus ne mettent pas une si énorme proportion de leurs ressources à leur logement et, d’autre part, les gens à très gros revenus n’en mettent pas une aussi faible. Le législateur, en adoptant cette échelle d’évaluation des revenus, appliquait, sans le dire, un impôt progressif, accordant de très forts dégrèvemens aux petits contribuables et imposant aux contribuables opulens une quote-part assez fortement accrue. La méthode à laquelle il recourait se recommandait toutefois par de précieuses qualités. D’un côté, il taxait tous les citoyens, quoique très légèrement ceux ayant peu de moyens ; d’un autre côté, la surcharge sur les gens aisés ou opulens était modérée ; enfin, il n’y avait aucune intrusion du fisc dans les affaires privées des imposables, aucun contact étroit et pénible entre aucun de ceux-ci et les agens du fisc.

Un débat entre les agens du fisc et le contribuable ne pouvait intervenir que lorsque ce dernier alléguait qu’il avait été imposé à la contribution foncière ; le montant de la contribution mobilière était alors, de droit, réduit du montant payé à l’autre contribution, les deux ne devant pas se cumuler.

La contribution des portes et fenêtres, assise d’après un tarif qui tenait compte non seulement du nombre et de l’importance de ces ouvertures, mais aussi de la population de la commune, était encore comme une sorte d’annexé à la contribution mobilière, et c’est pour cette raison que, à l’heure présente, l’impôt sur les portes et fenêtres est, sauf convention contraire, à la charge du locataire.

La contribution des patentes, assise sur les bénéfices présumés et moyens de l’industrie, d’après des indices multiples et divers, terminait ce faisceau des quatre contributions directes établies par l’Assemblée Constituante, à la place de toutes les taxes de l’ancien Régime.

Le législateur, en supprimant taille, vingtièmes et autres taxes qui exigeaient des investigations minutieuses, une inquisition gênante, une taxation arbitraire et suspecte de partialité, en y substituant un faisceau d’impôts strictement réels, pouvait, avec raison, dire qu’il avait accompli une grande et utile réforme. Il avait trouvé le système moderne de taxation, assurant, à l’État, des ressources notables et progressives, libérant, le contribuable, le citoyen, car l’un et l’autre ne forment qu’une seule personne, de toute sujétion personnelle, humiliante ou gênante, envers les agens du lise.

Les contributions directes ainsi établies étaient, sauf celle des patentes, constituées sous la forme d’impôts de répartition. L’Assemblée nationale, après des études impartiales, répartissait le montant qu’elles devaient fournir entre les différentes circonscriptions du territoire, c’est-à-dire entre les départemens. Puis, à l’intérieur des départemens, les conseils départementaux faisaient la répartition du contingent entre les arrondisse-mens ; les conseils d’arrondissement faisaient une sous-répartition entre les communes ; enfin, le contingent des communes était l’objet d’une répartition ultime entre les contribuables.

Cette forme d’impôt de répartition s’imposait à l’époque, le temps manquant pour établir un impôt de quotité, c’est-à-dire frappant, sans aucun intermédiaire et du premier coup, l’unité contributive. L’établissement d’un impôt de quotité exige, en effet, beaucoup de temps, des études prolongées, des délais pour les réclamations ou les recours. Le législateur de la Révolution, si le temps ne lui avait pas fait défaut, eût-il préféré l’impôt de répartition ? On peut discuter à ce sujet.

L’impôt de répartition eût nécessité, en tout cas, que le répartement aux divers échelons variât d’une période d’années à la suivante, tous les dix ou douze ans par exemple, afin de tenir compte des faits nouveaux, de comporter des dégrèvemens, quand la matière imposable s’était réduite de valeur et des augmentations, quand celle-ci s’était accrue. Des révisions périodiques s’imposaient donc. On ne les fit pas. On y substitua divers expédiens : des diminutions consenties à différentes reprises du principal de l’impôt foncier, par exemple ; certaines modifications à la contribution mobilière et à l’impôt foncier sur la propriété bâtie, en tenant compte des constructions nouvelles et des destructions. Ces expédiens, toutefois, ne pouvaient remplacer complètement et efficacement les révisions périodiques de la répartition. Les conseils locaux s’abstinrent également, pendant un siècle ou davantage, de toute modification à la répartition du contingent départemental ou du contingent d’arrondissement.

Il en résulta que, avec le temps et la succession fréquente de faits nouveaux qui modifiaient, parfois profondément, les évaluations primitives, les contributions directes constituées à la fin du XVIIIe siècle devinrent inégales. Le manque de révisions décennales, non pas la nature même de ces contributions, était la cause de cette inégalité. Nous n’avons cessé de demander, quant à nous, dès la première édition, il y a plus de trente ans, de notre Traité de la Science des Finances, que l’on substituât, pour les contributions directes, le système d’impôt de quotité au système d’impôt de répartition. Nous avons obtenu gain de cause en 1890 pour l’impôt foncier sur la propriété bâtie et, au cours même de la présente année (1914), pour l’impôt foncier sur la propriété non bâtie. Quoique le travail de révision des évaluations, pour la transformation de l’une et l’autre de ces contributions, prête à certaines contestations, cette transformation, néanmoins, les mettra plus en conformité avec les faits actuels et fera disparaître la plupart des critiques qu’on pouvait leur adresser.

L’Assemblée Constituante, en instituant le système d’impôts directs qui vient d’être décrit, atteignait toutes les catégories notables de revenus ou de capitaux. Elle avait, d’ailleurs, trop d’expérience pour se livrer à la recherche de l’absolu, qui, en matière fiscale particulièrement, est toujours illusoire ou décevante. Que le revenu réel des contribuables ne fût pas toujours conforme au tarif de correspondance qu’elle avait établi entre la valeur locative de l’habitation et le revenu imposable, elle ne pouvait l’ignorer ; mais elle se disait qu’un défaut grave de concordance à ce sujet ne pouvait se rencontrer que dans des cas exceptionnels et par conséquent négligeables ; qu’en outre, aucun système d’assiette, ni la déclaration du contribuable, ni la taxation administrative d’après les recherches des agens du fisc, ni l’une et l’autre réunies ne pouvaient avoir la vertu d’arriver, dans tous les cas, à l’exactitude absolue. Elle se résignait donc, avec raison, à quelques inexactitudes, en se disant qu’elles étaient amplement compensées par le bénéfice social de l’absence de toute vexation pour l’ensemble des contribuables, de tout contact pénible et prolongé entre eux et les agens du fisc.

Vers le milieu du XIXe siècle, une nature de richesse qui, antérieurement, était presque embryonnaire, prit graduellement un énorme développement ; c’est ce que l’on appelle les valeurs mobilières. Le législateur s’occupa de les faire entrer dans le cadre général des contributions ; il les soumit d’abord aux droits de timbre et d’enregistrement, en cas notamment de transfert de propriété. Puis, il voulut les astreindre à une taxe spéciale sur le revenu. Il y avait certaines objections à faire à l’établissement de cette taxe spéciale. On pouvait faire valoir que les valeurs mobilières ne constituent pas une richesse en elles-mêmes, une richesse à part, qu’elles sont, en général, des titres représentatifs d’une richesse concrète, biens fonciers, établissemens industriels ou commerciaux, ayant acquitté toutes les contributions directes existantes, que, par conséquent, si l’on soumettait à des taxes spéciales le revenu des valeurs mobilières, il y avait double emploi.

Cet argument, bien qu’il ne soit pas dépourvu de force, ne prévalut pas devant les besoins du Trésor. Après la guerre de 1870-71 les valeurs mobilières furent frappées d’un impôt de 3 pour 100 de 1873 à 1890, puis de 4 pour 100 à partir de 1891. Le droit de conversion pour les titres au porteur, qui était de 0 fr. 20 pour 100 francs de capital, d’après le cours coté dans l’année, fut élevé à deux reprises, d’abord à 0 fr. 25, puis à 0 fr. 30 pour 100 francs de capital. Il en résulta qu’une obligation 3 pour 100 au porteur qui subissait un ensemble de taxes pour l’Etat de 11 fr. 75 pour 100 du revenu va, à partir du mois de juillet prochain, en subir une de 13 fr. 75. On sait que les remaniemens effectués par la loi du 31 mars 1914 dans la taxation des valeurs mobilières doit procurer à l’Etat, d’après les évaluations officielles, un surcroît de ressources de 93 millions de francs.

Ainsi s’est complété notre système de taxation des revenus. On ne peut dire que la richesse acquise y soit épargnée : on voit de quelles charges écrasantes elle est frappée en ce qui touche les valeurs mobilières au porteur. Ces lourdes impositions ont, cependant, jusqu’ici une compensation : c’est l’absence d’inquisition, de vexations arbitraires pour le contribuable. La dernière loi votée, celle du 31 mars 1914, comporte, néanmoins, bien des cas délicats ; il est douteux que le règlement d’administration publique qui doit lui donner ses modalités définitives puisse écarter complètement toutes les difficultés à ce sujet. Quant au capital, il est saisi en France, dans toutes ses manifestations, par un faisceau de droits de timbre et d’enregistrement tel qu’il n’en existe de pareil chez aucun autre peuple. Ce faisceau de droits sur le capital, indépendamment des taxes sur le revenu, a produit 833 millions et demi pour l’enregistrement en 1913 et 250 millions et demi pour le timbre (impôt sur les opérations de bourse compris), soit ensemble 1 milliard 83 millions, moitié plus ou le double des taxes correspondantes en Angleterre ou en Allemagne. Chaque peuple a ses méthodes propres et ses procédés propres de taxation ; l’on ne peut isoler un de ces procédés pour le comparer seul à seul avec le procédé correspondant d’un pays voisin. Dans l’ensemble, le système de taxation en vigueur en France, quoique singulièrement aggravé, et, dans une certaine mesure, altéré par des lois récentes, demeure encore très recommandable ; il a une haute productivité ; il ne porte que des atteintes jusqu’ici tolérables à la liberté et à l’indépendance des contribuables ; il ne les assujettit pas à des investigations trop irritantes et trop gênantes ; il respecte, dans une certaine mesure du moins, les mœurs, les habitudes et les idées que comporte le milieu social.


II. — ORIGINE ET ÉVOLUTION DE L’IMPÔT BRITANNIQUE SUR LE REVENU

Passons à l’Angleterre. Plaçons-nous, en ce pays, à la fin du XVIIIe siècle et dans la première partie du XIXe. Le système fiscal y était à la fois touffu et très incomplet, hérissé de taxes indirectes nombreuses, non seulement sur les denrées de consommation générale, mais sur un grand nombre d’objets manufacturés : le cuir, le verre et les glaces, le papier, le savon, les briques, etc., sans parler des chandelles et des bougies. Ces taxes sur les objets manufacturés gênaient considérablement l’industrie et en comprimaient le développement.

Les impôts directs, d’autre part, étaient tout à fait embryonnaires. La taxe foncière qui, dans toutes les anciennes civilisations, constituait une des ressources principales de l’État, avait été, sous Pitt, lors de la guerre contre la France, l’objet d’une opération qui l’avait presque complètement éliminée. En 1798, le cours des fonds publics anglais étant très bas (le 3 p. 100 consolidé ne cotant plus que 50), Pitt ne trouvait plus à emprunter dans des conditions admissibles. Il imagina d’offrir aux contribuables de racheter à perpétuité l’impôt foncier qui pesait sur les terres, sur la base d’un capital égal à vingt fois environ le montant de l’impôt ; le chiffre de la land tax ou impôt foncier était de 2 037 627 livres sterling, soit un peu plus de 51 millions de francs ; les contribuables en rachetèrent la plus grande partie, si bien que le montant de l’impôt foncier dans le Royaume-Uni est tombé au-dessous de 20 millions de francs (750 000 liv. st.).

L’impôt foncier ayant été ainsi racheté, en grande partie, à la fin du XVIIIe siècle, le principal impôt direct avait disparu en Angleterre, et l’on ne pouvait le rétablir ; c’eût été un acte de mauvaise foi. Des taxes industrielles et commerciales générales correspondant à nos patentes n’existaient pas ; on ne connaissait que les licences, analogues aux taxes que nous appliquons aussi sous ce nom et qui frappent quelques industries exceptionnelles, le commerce des boissons, celui des transports, alors rudimentaire. On ne pouvait songer, avec l’administration britannique très embryonnaire, à établir un impôt industriel et commercial général, chose très compliquée. Comme autres impôts directs, on ne connaissait guère que les droits dénommés Assessed taxes (taxes assises), lesquelles correspondent assez à ce que nous dénommons « taxes assimilées aux contributions directes ; » c’était, outre une taxe sur les portes et fenêtres, divers droits ayant plus ou moins un caractère somptuaire : taxe sur les voitures, sur les domestiques, etc.

Ainsi, il n’existait en Angleterre, particulièrement depuis l’opération de rachat sous Pitt, en 1798, de l’impôt foncier, aucun système général d’impôts directs, et l’état très embryonnaire des administrations publiques ne permettait pas d’en constituer un. C’est dans ces conditions qu’apparut, en 1798, le premier impôt sur le capital et le revenu, property and income tax ; il fut établi, à l’instance de Pitt, par une loi votée « accordant à Sa Majesté une aide et une contribution pour la continuation de la guerre ; » il s’agit de la guerre contre la France ; c’était une contribution extraordinaire, qui fournit 150 millions de francs, dans la deuxième année de son application, soit 100 millions de moins que la somme espérée : elle fut supprimée après la paix d’Amiens, laissant un arriéré considérable. La guerre ayant repris presque aussitôt, l’income tax fut rétabli en 1803, avec les cinq célèbres cédules, A, B, C, D, E, frappant les différentes catégories de revenu ; car il ne s’agissait que d’un impôt cédulaire, et non d’un impôt global : les revenus au-dessous de 60 livres sterling ou 1 500 francs étaient affranchis de la taxe et ceux entre 1 500 francs et 3 750 francs bénéficiaient de réductions. Cet impôt, quoique systématiquement établi, était toujours conçu comme une ressource de guerre et, en fait, il fut supprimé à la paix de 1815 ; il laissait d’amers souvenirs ; les registres qui avaient servi à le percevoir furent brûlés.

Quoique l’Angleterre ait été dans toute la première partie du XIXe siècle en proie à des difficultés financières constantes, plus d’un quart de siècle s’écoula sans que gouvernemens et parlemens se résignassent à rétablir l’income tax de la guerre contre la France. Mais l’Angleterre restait toujours sans système d’impôts directs, et il lui était difficile de se passer éternellement de cette nature de taxes, outre que l’opération de rachat de l’impôt foncier sous Pitt, en 1798, empêchait ’établissement d’une contribution directe frappant spécialement la terre.

En 1842 seulement, vingt-sept années après sa suppression, devant les nécessités financières pressantes et en l’absence de tout système de taxes directes, l’income tax ou impôt sur le revenu fut rétabli, sur la proposition de Robert Peel et à titre de mesure simplement temporaire. Il avait été combattu par des hommes représentant le parti libéral et même l’opinion démocratique, lord John Russell et lord Brougham. Il fut entendu que « des nécessités urgentes avaient seules pu déterminer cette adoption et que l’impôt n’était rétabli que pour un temps limité à trois ans. »

Les trois années expiraient en 1845 : le gouvernement britannique libéral venait de faire adopter deux réformes importantes et coûteuses : l’abolition des droits de douane sur les céréales (corn-laws), ce qui était le commencement de la destruction du régime protectionniste, et la réforme postale qui réduisait uniformément dans tout le Royaume à 1 penny, soit dix centimes, la taxe des lettres ; le parlement consentit à prolonger, pour trois nouvelles années, l’impôt sur le revenu ; mais le ministère dut affirmer qu’il serait possible, en 1848, grâce aux plus-values espérées des autres impôts, de supprimer l’income tax. L’année 1848 se trouva une année de révolution et de gêne budgétaire : l’income tax fut maintenu pour trois nouvelles années. En 1851, la situation budgétaire ne s’était pas améliorée : le gouvernement proposa de classer l’income tax, qui, depuis neuf ans, n’existait qu’à titre précaire, parmi les impôts définitifs : le Parlement s’y refusa et n’en vota le maintien qu’avec la promesse qu’il disparaîtrait l’année suivante. En 1853, M. Gladstone était au pouvoir ; sans être aucunement un partisan doctrinal de cet impôt et sans lui reconnaître de vertus particulières, il obtint que la Chambre en votât la continuation en envisageant pour cette taxe une durée de sept années. A l’expiration de ce septennat, en 1861, alors que l’Angleterre faisait de nouvelles brèches dans son régime douanier et abandonnait de nouvelles recettes fiscales, M. Gladstone, de nouveau ministre, obtint le vote de l’income tax, sans promesse de limite de durée. Il déclarait, néanmoins, que la suppression de cet impôt serait une belle tâche pour un chancelier de l’Échiquier, mais qu’il n’osait espérer que ce fût jamais la sienne.

C’est ainsi que l’income tax ou impôt sur le revenu, après un abandon de plus d’un quart de siècle qui suivit sa suppression en 1815, après des résistances, d’autre part, qui se maintinrent durant vingt années depuis son rétablissement et qui ne le faisaient regarder jusque-là que comme une mesure provisoire, s’implanta définitivement, à défaut d’un système régulier d’impôts directs, dans la Grande-Bretagne.

Jamais aucun des partis britanniques, jamais aucun homme d’Etat britannique, n’a témoigné pour cet impôt rien qui ressemble à l’enthousiasme et au lyrisme dont font preuve, en ce qui le concerne, un certain nombre de radicaux français. Jamais ils n’ont célébré en lui de prétendues vertus d’équité. Ils l’ont appliqué comme un simple expédient, à défaut de mieux. C’est une étrangeté que de transformer la résignation avec laquelle les Anglais, dépourvus de tout système rationnel d’impôts directs, ont accepté et toléré l’income tax, en une sorte d’idolâtrie, comme celle que professent, à l’endroit de cette contribution, nombre de politiciens français.

On avait pris, d’ailleurs, chez nos voisins, toutes les mesures possibles pour que les vices d’un impôt général sur le revenu fussent autant que possible comprimés. L’impôt était strictement cédulaire, sans aucune recherche du revenu total, sans aucune déclaration à ce sujet, sauf de la part des personnes réclamant l’immunité totale ou partielle accordée aux très petits ou aux petits revenus. L’impôt nouveau ne faisait aucun double emploi avec des taxes existantes, puisqu’il n’y avait pas d’impôt sur le rendement des valeurs mobilières, ni d’impôt sur les patentes ou les bénéfices industriels et commerciaux et que la land tax ou impôt foncier avait été pour la plus grande partie racheté. Enfin, le taux de l’impôt était très faible, variant de 1842, année de son rétablissement, jusqu’à 1898, année de la guerre contre les Boërs, sauf pendant la guerre de Crimée, entre 0, 80 pour 100 et 3, 33 pour 100 ; en moyenne durant tout le XIXe siècle, il est loin d’avoir atteint le taux de 3 pour 100.

Les choses ont changé, sans doute, dans une certaine mesure, depuis l’ouverture du XXe siècle, la guerre sud-africaine, l’inauguration d’une politique sociale onéreuse et le triomphe des théories de M. Lloyd George. Néanmoins, le taux de l’income tax ne s’est pas élevé, et cela fugitivement en 1902-03, au-dessus de 1 shilling 3 par livre sterling, soit 6, 2 pour 100, charge moitié moindre environ que celle qui frappe, à partir du mois de juillet 1913, en France, le revenu des valeurs mobilières au porteur. D’après le projet de budget pour l’exercice 1914-1915, il est vrai, que vient de déposer M. Lloyd George, le taux habituel de l’income tax sera de 1 shilling 4 par livre sterling ou 6, 60 pour 100 environ, des réductions étant accordées au-dessous de 25 000 francs et l’immunité complète, comme antérieurement, au-dessous de 4 000 francs. Etant donné que la Grande-Bretagne ne connaît pas les impôts spéciaux sur les valeurs mobilières et que les taux sus-indiqués représentent la totalité de la charge dont ces titres sont frappés, ces taux peuvent ne pas paraître excessifs. On doit dire que, depuis quelques années, il s’y joint, pour les revenus élevés, une supertax ou taxe additionnelle qui, à partir du budget de 1914-15, présenté, il y a une quinzaine de jours, par le fougueux démagogue qu’est M. Lloyd George, élèvera jusqu’à 13 pour 100 la charge totale pour les gros revenus.

La principale innovation, introduite, en ces derniers temps, dans l’income tax britannique, c’est cette supertax, ou surtaxe frappant les seuls gros revenus. Elle fut appliquée le 6 avril 1909 aux revenus dépassant 125 000 francs ; elle frappait l’excédent des dits revenus au-delà de 75 000 francs, les premiers 75 000 francs en étant affranchis et n’étant grevés que de l’impôt sur le revenu général. Cette surtaxe, lors de son établissement, était au taux de 6 pence par livre sterling, soit 2, 40 pour 100 ; s’ajoutant au taux de 6 à 6, 2 pour 100 de l’impôt sur le revenu général, cela élevait la charge aux environs de 8 et demi pour 100 a partir de 75 000 francs de revenu pour les contribuabl es dont le revenu total dépassait 125 000 francs. Une dizaine de mille contribuables seulement, plus tard une douzaine de mille, proportion infime, fut assujettie à cette supertax. Nous venons de dire que, pour 1914-15, les propositions de M. Lloyd George comportent l’élévation jusqu’à 13 pour 100 de l’income tax et de la supertax réunis ; c’est à peu près l’équivalent de nos impôts actuels sur les valeurs mobilières au porteur.

L’introduction de cette surtaxe avait des conséquences graves : d’une part, elle donnait à l’impôt britannique sur le revenu un caractère nettement progressif, tandis que, auparavant, il n’avait guère qu’un caractère dégressif. Beaucoup de personnes considèrent ces deux expressions comme synonymes, c’est une erreur : nous avons, quant à nous, établi une différence très nette et aussi pratique que scientifique entre l’impôt dégressif et l’impôt progressif : l’impôt est dégressif quand le taux maximum de la taxe s’applique uniformément à la majorité de la matière imposable et que des dégrèvemens sont seulement accordés à la minorité de la matière imposable. L’impôt, au contraire, est progressif quand les taux élevés de la taxe ne s’appliquent qu’à la minorité de la matière imposable et à des couches de plus en plus minces de celle-ci. L’impôt progressif est donc infiniment plus dangereux que l’impôt dégressif ; il est sans frein, tandis que ce dernier a un frein ; l’impôt progressif comporte un arbitraire illimité[1].

L’inconvénient, le plus grand, toutefois, de l’introduction en 1909 de la supertax dans l’income tax britannique, ç’a été de transformer celui-ci, en ce qui concerne les gros revenus, d’impôt strictement réel en impôt personnel, et d’exiger la déclaration du revenu total du contribuable, quand un certain chiffre de revenu est supposé être franchi. La nature de l’income tax britannique a donc été profondément altérée par la mesure prise en 1909.

M. Lloyd George n’avait d’abord soumis à la supertax que les revenus supérieurs à 125 000 francs et pour l’excédent seulement de 75 000 francs. Mais, suivant une habitude qu’il a prise et dont il a déjà fait usage pour les droits successoraux, une fois la taxe et le taux admis pour les gros revenus, il a proposé, quelques années plus tard, de les appliquer à des revenus moindres : à partir du budget de 1914-15, la supertax frappera tous les revenus supérieurs à 75000 francs ; mais seulement pour l’excédent au-delà de 62 500 francs. On prête à M. Lloyd George l’idée, et il l’a, d’ailleurs, laissé entrevoir dans certains discours, d’appliquer graduellement à des revenus et à des successions moindres les taux élevés d’impôts qu’il avait fait voter d’abord pour des revenus importans ou d’importantes successions. Les contribuables moyens, qui voient parfois avec un malin plaisir charger les gros contribuables, devraient être avertis de l’application probable, avec le temps, à eux-mêmes, de cette échelle descendante. Ils devraient se rendre compte qu’il y a là une amorce, destinée à s’étendre, et la repousser dès le principe, alors qu’ils ne sont pas des victimes manifestement désignées ; mais la niaiserie du public est telle, qu’ils s’en accommodent pour autrui, sans se douter qu’ils créent, pour eux-mêmes, un précédent fatal.

L’income tax est donc devenu, pour les revenus un peu supérieurs, un impôt global, progressif et personnel. Robert Peel, M. Gladstone et leurs contemporains ne reconnaîtraient certainement pas l’instrument qu’ils avaient forgé et auquel le pays avait déjà eu de la peine à se résigner.

Il s’en faut, d’ailleurs, que la résignation, à l’endroit de l’income tax britannique, soit aussi générale qu’on le suppose sur le continent. Les plaintes, au contraire, les récriminations sont générales. En ce qui concerne les revenus commerciaux et professionnels, et, depuis l’introduction de la supertax, les revenus totaux des contribuables ayant un certain degré d’opulence, on est sous le régime de la fameuse « déclaration contrôlée. » En Angleterre comme en Allemagne, et ce devrait être aussi le cas en France, si l’on établissait le même système, les agens permanens de l’administration ne suffisent pas au contrôle des déclarations ; on est obligé de leur adjoindre des auxiliaires bénévoles pris parmi les commerçans, les industriels, les propriétaires, ayant une certaine situation ; ces auxiliaires bénévoles jouent un rôle très important dans l’assiette de l’impôt ; or, ils peuvent avoir un intérêt propre, professionnel ou autre, à connaître la situation de tel ou tel contribuable, à accroître ses charges ; c’est là une source d’énormes abus, contre lesquels notamment ont protesté très énergiquement les plus importantes Chambres de commerce britanniques.

Les protestations notamment de la Chambre de Commerce de Birmingham en 1910 et de celle de Londres en 1911, celle-ci après une vaste enquête dans le Royaume-Uni, sont particulièrement topiques. Elles déclarent que l’income tax est très impopulaire (so impopular), qu’il donne lieu à une inquisition de plus en plus pénible et préjudiciable. La Chambre de Commerce de Londres avait envoyé une série de questions aux Chambres similaires et aux groupemens commerciaux des 50 cités les plus importantes du Royaume. Elle a reçu 530 réponses qui, dans l’ensemble, sont concordantes.

On s’y plaint d’abord de ce que les agens de l’income tax exigent de plus en plus la communication des balance sheets, bilans ou livres ; légalement, la production ne peut en être exigée ; mais les agens usent de pression pour y contraindre ; par exemple, ils déclarent aux contribuables que, s’ils ne produisent pas leurs livres, l’administration ne leur accordera aucune déduction pour l’amortissement.

La Chambre de Commerce de Londres, affirmant très nettement l’impopularité de l’income tax, allègue, entre autres raisons, que cette taxe n’est nullement un impôt sur les bénéfices nets, qu’on ne déduit pas des bénéfices bruts nombre de frais divers et elle énumère les frais qui devraient être ainsi déduits.

Parmi les autres griefs, s’en trouve un de première importance : la Chambre de Commerce de Londres se méfie grandement des agens locaux de l’assiette de l’impôt (local assessors) ; ceux-ci, dit-elle, peuvent être des concurrens commerciaux ou simplement des hommes auxquels, à tort ou à raison, on n’aime pas à confier des informations confidentielles. Elle insiste beaucoup sur ce point capital.

Après nombre d’autres critiques, que la place nous manquerait pour exposer ici, la Chambre de Commerce de Londres conclut ainsi : « Le résultat de toutes ces investigations, c’est qu’il y a une plainte générale et bien fondée au sujet des lois existantes sur l’income tax et de son administration et qu’une enquête approfondie devrait être faite sur toute la matière de l’income tax en vue d’une complète révision et codification de la loi sur cet impôt. »

C’est en 1911 qu’elle élevait cette protestation ; l’année précédente, en 1910, la Chambre de Commerce de Birmingham formulait des griefs analogues ; elle protestait également contre la demande de communication des livres de commerce et des bilans et elle dénonçait les pouvoirs excessifs dévolus aux agens de l’assiette {surveyors). Nombre d’autres Chambres de commerce britanniques ont fait, dans ces mêmes années toutes récentes, des protestations analogues. La Chambre de Commerce de Newcastle, par exemple, déclarait que l’on est, en ce qui concerne la question importante des amortissemens ou de la dépréciation, « livré aux pouvoirs arbitraires du surveillant du district, the arbitrary discrétion of the survey or of the district[2]. »

L’income tax britannique ressort comme un instrument des plus grossiers, comportant de flagrantes inégalités, engendrant de plus en plus une inquisition vexatoire. Introduit en Angleterre une première fois en 1798, pour être aboli à la paix d’Amiens, puis rétabli lors de la réouverture de la guerre avec la France, supprimé de nouveau à la paix, en 1815, il ne revit le jour en 1842 que par la raison que la Grande-Bretagne ne possédait aucun système d’impôts directs et qu’elle avait même commis la faute, en 1798, de faire racheter l’impôt foncier préexistant.


III. — ORIGINE ET ÉVOLUTION DES IMPÔTS ALLEMANDS SUR LE REVENU ET SUR LA FORTUNE

Après l’Angleterre, sinon même avant, l’Allemagne est le pays dont les partisans des nouvelles formules d’impôts invoquent le plus l’exemple. Voyons rapidement quelles sont les origines, quelle est la genèse des taxes germaniques qu’on nous représente comme ultra-modernes.

Que l’Allemagne soit un pays encore tout imprégné, au point de vue administratif et social, des institutions du Moyen âge, c’est ce qui n’est pas contestable. La fiscalité allemande, dans toutes ses parties, y a ses racines ; elle ne provient aucunement de recherches rationnelles et de la poursuite de l’équité abstraite. L’impôt sur le revenu en Prusse, l’Einkommensteuer, est une simple modification de la vieille formule d’impôt des anciens temps, la capitation graduée. Cette capitation, dite Classentteuer ou impôt de classes, impôt classifié, si on le préfère, objet d’une première révision en 1820, fut, à diverses reprises, modifiée de nouveau, notamment en 1851, en 1873, en 1875, en 1883, en 1891. De 1820 à 1851, elle présentait un haut degré de complication. Les contribuables étaient divisés en quatre classes d’après leur profession et certains indices extérieurs. Chacune de ces quatre classes était divisée elle-même en trois degrés, ce qui rangeait la population en douze catégories, à chacune desquelles correspondait une taxe fixe spéciale. À partir de 1851, on détacha de la Classensteuer ou impôt de classe les échelons supérieurs, ceux concernant les gens aisés ou riches ; on astreignit ceux-ci à un impôt dénommé Einkommensteuer, impôt sur le revenu, qui frappait les contribuables ayant ou supposés avoir un revenu annuel de plus de 3 750 francs, ceux ayant moins de moyens restant assujettis à l’impôt de classe. Une loi de 1891 effectua une modification plus profonde en substituant, pour l’Einkommensteuer ou impôt sur le revenu des contribuables qui en ont un de plus de 3 750 francs, le système de la déclaration au système de la taxation administrative faite d’autorité. Il s’agit, bien entendu, d’une déclaration contrôlée. Le taux de l’impôt est jusqu’ici relativement modéré et à peine légèrement progressif : le taux le plus élevé est de 4 pour 100 sur les revenus dépassant 100 000 marks ou 125 000 francs ; comme il n’existe pas en Prusse de taxe spéciale sur le revenu des valeurs mobilières, on peut dire que, même au degré le plus élevé, c’est une taxe qui ne se présente pas comme excessive. La Chambre des députés de Prusse, la Diète '(Landtag), étant élue d’après le système censitaire le plus rigoureux, fournit une garantie, jusqu’ici du moins, que le taux de l’impôt sur le revenu en Prusse n’aura rien de spoliateur.

Cet impôt est, en revanche, suivant les habitudes du caporalisme prussien, au plus haut degré inquisitorial. Le contribuable est, dans toute la force du mot, un assujetti, livré à toutes les exigences et toutes les recherches des taxateurs. Or, ces taxateurs, ce ne sont pas seulement des fonctionnaires, plus ou moins distans, n’ayant que des rapports intermittens avec l’assujetti ; ce sont des voisins, des concurrens. Le classement des contribuables, comprenant aussi l’examen de ceux qui sont soupçonnés d’avoir le minimum de revenu imposable, est confié à une commission dont les membres sont choisis par l’Assemblée Communale et pris le plus souvent dans le comité exécutif de la municipalité. La commission, présidée par un agent fiscal, doit s’entourer de toutes les informations possibles ; elle a un pouvoir d’interrogation et d’investigation quasi illimité. Les réclamations sont portées devant une commission de district choisie par la représentation provinciale et présidée par un agent du gouvernement. Cette commission a le pouvoir d’exiger du réclamant toute production de titres, contrats, livres de commerce, etc. Si cette production n’est pas faite, la réclamation est rejetée comme non justifiée. S’il ressort que le contribuable a dissimulé une partie de son revenu, il encourt une amende du quadruple du montant de l’impôt dont l’Etat aurait été frustré.

Tel est le régime prussien. Cet impôt, reposant sur la déclaration la plus strictement contrôlée, a produit, appliqué à tous les revenus dépassant 3 750 francs, une somme de 470 millions en 1912. Si l’on réfléchit que la Prusse a une population un peu supérieure à celle de la France (40 165 219 habitans en 1910), qu’elle s’est énormément enrichie, au point qu’on peut regarder comme probable que sa fortune présente égale celle de la France[3], ce chiffre de 470 millions, qui s’applique à une taxe correspondant à presque tous nos impôts sur les valeurs mobilières, à notre contribution mobilière également et à la plus grande partie de nos contributions directes, n’a rien qui soit particulièrement avantageux.

Un impôt, dont l’assiette comporte autant d’investigations d’ordre personnel et intime, ne peut être supporté que par une population habituée traditionnellement, d’une part, à une rare déférence envers les pouvoirs publics et l’administration et, d’autre part, soustraite aux discordes civiles et aux jalousies locales.

La fiscalité prussienne, car il serait exagéré de parler d’un système fiscal prussien constitué doctrinalement et d’après des principes rationnels, comprend deux autres taxes qu’il est question aussi d’introduire en France : l’impôt dit complémentaire ou sur la fortune et la taxe relative à l’accroissement de la fortune.

L’impôt sur la fortune, dit impôt complémentaire, est appliqué depuis 1895 ; il a un double objet : d’une part, on se proposait de compléter l’impôt sur le revenu qui frappe, sans discrimination, les revenus perpétuels ou spontanés et les revenus passagers provenant de l’activité personnelle ; d’autre part et surtout, la Prusse ayant toujours repoussé toute taxe sur les successions en ligne directe, on voulait établir un impôt, sur les vivans, qui, avec un tarif modéré, en tînt lieu. Cet impôt sur la fortune a un point de départ très bas ; il frappe toutes les fortunes au-dessus de 6 000 marks (7 500 francs), en exemptant, toutefois, celles ne dépassant pas 20 000 marks dans le cas où l’ensemble du revenu de leurs possesseurs n’excéderait pas 900 marks (1 125 francs) ; il y a d’autres déductions. L’impôt est, en principe, de 0, 50 pour 1 000, soit, en supposant que la fortune produise 4 pour 100 de revenu, une taxe de 1 un quart pour 100 de ce revenu. En somme, les contribuables les plus taxés à l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur la fortune, paient 4 pour 100 pour le premier, 1 1/4 pour 100 pour le second, soit ensemble 5 1/4 pour 100. Si l’on réfléchit que le total des droits sur les titres au porteur en France s’élève maintenant, suivant les cours des titres, à 13 ou 13, 75 pour 100 du revenu et que les contribuables prussiens ignorent cette taxation, on voit combien les contribuables français sont plus imposés. Le nombre des contribuables à l’impôt sur la fortune ou complémentaire était, en 1911-12, de 1 767 034, et le produit de la taxe de 63 millions de marks ou 78 millions de francs. Ce sont là des rendemens modiques, comparés aux formidables rendemens de nos droits d’enregistrement et de timbre dont la plupart sont ignorés en Prusse.

On parle aussi beaucoup, en France, dans les cercles politiciens avancés, de l’impôt prussien sur la plus-value. C’est là une réorganisation effectuée en 1909 de vieilles taxes communales, qui existaient dans les villes prussiennes lors des transmissions d’immeubles. Au lieu de percevoir la taxe de mutation, comme chez nous, sur la valeur même de l’immeuble, on la percevait sur la plus-value ressortant par rapport à la transmission précédente, c’était un adoucissement. La réorganisation faite de ces vieilles taxes devait procurer au trésor prussien, d’après les évaluations, une recette de 45 millions de marks ou de 56 millions de francs. Notre impôt français sur les mutations d’immeubles produit 150 millions, c’est-à-dire près de trois fois davantage. L’Etat français ferait donc une perte énorme s’il échangeait, sur ce point, sa méthode de taxation contre la méthode prussienne.

Les différens peuples ont des méthodes fiscales différentes, de même que des méthodes politiques diverses. Il est aussi frivole de vouloir copier servilement celles d’un peuple voisin, en matière de fiscalité, qu’en matière de constitution politique ou sociale. Les radicaux et les socialistes ne proposent pas à la France d’échanger son institution contre la Constitution germanique ou contre la Constitution britannique ; par quel illogisme donc prétendraient-ils que nous échangions nos lois fiscales contre les lois fiscales de l’Allemagne ou les lois fiscales de l’Angleterre ? La prétention est d’autant plus folle qu’il y a un lien étroit entre le système fiscal d’un peuple et son système politique ou social.

Il ressort amplement de ces études que les lois fiscales, soit de l’Angleterre, soit de l’Allemagne, n’émanent pas de recherches doctrinales au sujet du meilleur système de taxation, qu’elles ont des origines très anciennes dans l’évolution de ces peuples, et qu’elles se sont formées empiriquement, ce qui ne leur confère aucun mérite spécial, aucune supériorité sur les lois fiscales d’autres peuples à différente évolution politique et sociale.


IV. — LES PROJETS FISCAUX EN FRANCE ; LE SYSTÈME DE LA CONJUGAISON

On propose, cependant, à la France avec une hauteur farouche, de copier servilement toutes ces lois fiscales exotiques et même, suivant une expression du grand protagoniste de cette politique, M. Caillaux, de les conjuguer. Voici ce que serait cette conjugaison : la France a un impôt spécial sur le revenu des valeurs mobilières, impôt qui, avec les additions récentes, les frappe toutes, à la seule exception des Rentes françaises ; on y joindrait l’impôt germanique sur le revenu, bien que les Allemands ne possèdent pas l’impôt spécial sur le revenu des valeurs mobilières ni les énormes droits de timbre ou d’enregistrement qui, chez nous, frappent ces titres. La France a des droits de succession élevés, aussi bien en ligne directe qu’en ligne collatérale ; l’Allemagne n’a aucun droit de succession en ligne directe, mais elle a, sur les vivans, un impôt sur la fortune qui en tient très modestement lieu, produisant à peine les trois quarts de ce que produisent nos droits de succession en ligne directe[4] ; eh bien ! on conjuguera l’impôt allemand sur la fortune avec notre impôt successoral en ligne directe, bien que cette conjugaison n’existe aucunement en Allemagne.

Et ainsi de suite, voilà tout le mystère de la conjugaison : on ramasse toutes les taxes directes qui existent, sous des formes diverses, chez tous les peuples et on les conjugue avec les taxes directes qui existent chez nous et que ces différens peuples ignorent.

On arriverait ainsi à des taux phénoménaux ; on prétend, par exemple, emprunter aux Anglais leur supertax à l’impôt sur le revenu dont il a été question plus haut : cette supertax, on l’a vu, frappait d’abord les revenus au-delà de 125 000 francs ; on va, parait-il, l’appliquer à tous les revenus au-dessus de 75 000 ; elle était de 6 pence par livre sterling, soit de 2, 40 pour 100, elle s’ajoutait à un taux d’impôts sur le revenu qui s’élevait actuellement à 5, 80 pour 100 (1 shilling 2 pence par livre sterling) ; cela portait le total de la taxe sur les très gros revenus à 8, 20 pour 100 ; mais il n’y a pas en Angleterre d’impôt spécial sur le revenu des valeurs mobilières ; c’est tout ce qu’elles paient au maximum. Or, en France, les valeurs mobilières au porteur, c’est-à-dire la grande généralité des valeurs, paient, d’après les lois récentes, 13, 75 pour 100 ; on y ajouterait, pour les revenus au-delà d’un certain chiffre, un impôt dit complémentaire, qui serait plus du double de ce qu’était jusqu’ici la supertax anglaise, soit de 5 pour 100 ; cela porterait l’ensemble de l’impôt à 18, 75 pour 100 ; l’on y ajouterait un impôt sur le capital, qui serait de 0 fr. 25 par 100 francs ; soit, en supposant un intérêt moyen de 4 pour 100, une nouvelle taxe de 6, 25 pour 100, cela porterait à 25 pour 100 la taxation pour ceux qui ont des valeurs mobilières au porteur, — et ces titres constituent les deux tiers au moins des revenus de la généralité des rentiers ou capitalistes ; ce n’est pas tout ; il y a la taxe proposée sur l’enrichissement, c’est-à-dire sur l’excédent du capital imposé d’une année à l’autre ; cette taxe irait jusqu’à 5 pour 100 du montant de l’enrichissement, c’est-à-dire dépasserait le revenu annuel. Telles sont les propositions que faisait sans sourciller la Commission de législation fiscale de la Chambre défunte.

Voilà les miracles de la conjugaison ! Les revenus provenant des valeurs mobilières au porteur seraient taxés, en certains cas, à 25 pour 400, deux ou trois fois plus que le taux cumulé de tous les impôts directs chez n’importe quelle nation d’Europe ; on y joindrait, s’il y avait enrichissement, une taxe, une fois payée il est vrai, allant jusqu’à 5 pour 100 du capital.

Les Anglais n’ont qu’un tout petit reliquat d’impôt foncier sur la propriété non bâtie ou landtax, 750 000 livres sterling, soit 17 millions et demi de francs ; ils n’ont, pour l’Etat, qu’une taxe des plus légères sur la propriété bâtie, house duty, soit 2 130 000 livres sterling ou 54 millions de francs ; ils ne connaissent rien d’analogue à notre contribution mobilière ; tout cela leur constitue, en dehors de l’impôt sur le revenu, des taxes directes tout à fait infimes. Nous Français, nous avons des taxes directes notables, huit fois plus importantes, d’une façon absolue, sans tenir compte de l’inégalité de richesse, que les taxes britanniques correspondantes : les Anglais ignorent enfin nos impôts spéciaux sur les valeurs mobilières ; ils ne connaissent pas les patentes ; et nous irions, sans rien supprimer de toutes nos taxes, toujours y ajouter, sous prétexte de conjugaison, l’impôt complémentaire britannique à un taux plus que double de celui qui était jusqu’ici appliqué dans la Grande-Bretagne, et, en outre, un impôt sur le capital, plus lourd que l’impôt germanique sur la fortune, un impôt sur l’enrichissement, etc.

Nous avons qualifié de maniaques, et on peut dire aussi de forcenés, ceux qui nourrissent de pareils projets ; ces expressions vraiment ne sont pas, en pareil cas, excessives.

On avait jadis, en 1909, présenté ces nouvelles formules de taxation comme devant se substituer aux anciennes et les remplacer. On eût supprimé nos quatre contributions directes ; on eût mis à la place sept impôts cédulaires, et l’on eût superposé au tout l’impôt dit complémentaire ; on ne pensait pas alors, pas même M. Caillaux, à un impôt sur le capital et à un impôt sur l’enrichissement.

Aujourd’hui, l’on tombe d’accord que les contributions directes actuelles seront maintenues, quitte à être modifiées et, pour la plupart, aggravées ultérieurement, et que l’impôt sur le revenu, sans parler des impôts sur le capital et sur l’enrichissement, s’y superposera. M. René Renoult, ministre des Finances après la démission de M. Caillaux, a déposé un projet bénin, bénin, dit-il, d’impôt sur le revenu global, ce que l’on appelait jadis un impôt de statistique, une amorce. La Chambre des Députés s’est empressée de le voter, presque sans discussion, mais non sans des déclarations très importantes et passablement effrayantes du rapporteur.


V. — MODE D’ASSIETTE DE L’IMPÔT RENÉ RENOULT SUR LE REVENU

Cet impôt, bénin, bénin, d’où toute inquisition, affirme l’auteur, est exclue, frapperait tous les revenus au-dessus de 5 000 francs et serait, sauf diverses déductions, au taux de d 1/2 pour 400 ; le produit en est évalué à 60 millions environ ; c’est dire que l’on estime à 4 milliards les revenus qui seraient imposés, et, comme il y a des déductions entre 5 000 et 25 000 francs, il faudrait bien, pour obtenir les 60 millions, que les revenus supérieurs à 5000 francs atteignissent 6 à 7 milliards, sinon plus. Il est très incertain que la matière imposable ait cette ampleur.

Ce n’est pas là, toutefois, le point important de la question : il est admis que ce ne serait qu’un impôt de statistique, une amorce ; on cherche à n’effrayer personne ; ensuite viendront les tours de vis.

Ce qui doit être surtout examiné, c’est l’assiette. La voici : chaque contribuable est tenu à produire annuellement une déclaration écrite de son revenu imposable, il doit appuyer sa déclaration de l’indication des éléments qui constituent son revenu total. La loi énumère les diverses natures de revenu et les divers renseignemens que le contribuable doit fournir à ce sujet dans la déclaration.

Il est dit que, en principe, la déclaration « dûment certifiée et signée » sert de base à l’impôt. Toutefois, l’agent de l’administration la contrôle à l’aide des renseignemens parvenus à sa connaissance et, en particulier, de ceux qu’il a recueillis auprès des services publics. On ajoute que l’agent de l’administration n’est autorisé à exiger de l’intéressé la production d’aucun acte, livre ou document. Mais, c’est le cas de dire : ah ! le bon billet ! Il est stipulé, en effet, que si la déclaration est reconnue inexacte, l’administration peut substituer au revenu déclaré un revenu plus élevé, sous réserve du droit pour le contribuable de réclamer devant les tribunaux compétens, qui apprécient les motifs invoqués de part et d’autre et fixent la taxe de cotisation.

Et l’on prétend qu’un impôt de ce genre ne comporterait aucune inquisition ! Il est manifeste, au contraire, pour l’homme même le plus naïf, que l’administration aurait toute facilité pour contraindre l’assujetti à produire ses livres et documens. Elle n’aurait qu’à substituer au revenu déclaré un revenu plus élevé pour que l’assujetti fût bientôt réduit à se défendre et à fournir des preuves ; et où pourrait-il trouver des preuves, sinon dans ses documens ou livres ? L’administration, après les premières années de répit, ne se gênerait certainement pas pour pousser le contribuable ou nombre de contribuables à cette extrémité. Elle le ferait d’autant plus que, comme l’a dit M. Ribot au Sénat, on ne peut compter en France sur un corps de fonctionnaires suffisamment indépendant pour être soustrait aux considérations politiciennes[5], et que les agens du fisc devront, d’ailleurs, dans cette immense œuvre de taxation, se faire aider, comme en Angleterre et en Allemagne, par des auxiliaires locaux bénévoles, lesquels, eux incontestablement, seront plus ou moins accessibles aux pressions locales ou aux partis pris locaux.

On invoquera peut-être, à l’appui du projet Renoult, la disposition finale : lorsque le contribuable ne fait aucune déclaration, il est taxé d’office ; on dira que beaucoup de contribuables se résigneront à cette situation. Mais, cette taxation d’office, du moment qu’il n’est pas stipulé qu’elle doit reposer formellement sur des indices désignés par la loi, ne peut qu’être arbitraire et donner lieu aux plus grands abus. Le taxateur sera doux poulies amis du pouvoir qui seront sous-taxés et dur pour des adversaires qui seront surtaxés ; puis il n’aura qu’à élever la taxation chaque année pour réduire l’assujetti à la déclaration.

Ainsi, le système de M. Renoult conduit nécessairement a la déclaration contrôlée, disons minutieusement contrôlée, et c’est ce que le rapporteur à la Chambre a reconnu, proclamé même, dans les termes les plus saisissans. « La déclaration inscrite dans le projet, a-t-il affirmé, est doublement contrôlée, une première fois avec beaucoup de mansuétude ( ? ) pendant la vie, et une deuxième fois très rigoureusement après décès. »

Il faudrait citer ici les développemens auxquels s’est livré le rapporteur au sujet de ce double contrôle : ce dernier est formidable, au décès, et pour le degré d’inquisition, et pour les sanctions, qui ne comportent pas seulement d’énormes amendes, mais une saisie importante du capital dont le revenu serait suspect d’avoir été évadé, et au sujet de l’étendue de la prescription que l’on veut faire trentenaire, de sorte que toutes les fortunes dans le pays seraient, pendant les trente années de durée de chaque génération, c’est-à-dire, en définitive, à perpétuité, frappées de précarité et de discrédit, étant toujours soumises aux revendications privilégiées du fisc[6].

Qu’on cesse donc de présenter comme anodin et comme acceptable ce projet René Renoult qui est, au contraire, au plus haut degré tracassier et constitue une énorme aggravation relativement au projet Caillaux voté par la Chambre en 1909. Les déclarations faites par le rapporteur à la Chambre sont d’une férocité telle qu’il ne s’en produisit jamais de semblables en France, sauf aux époques complètement révolutionnaires.

L’expérience, comme le raisonnement, démontrent avec évidence que le système de la déclaration du contribuable entraine nécessairement un contrôle minutieux et rigoureux. Si l’on prétend renoncer à ce contrôle ou l’adoucir, ce n’est qu’une manœuvre pour amorcer le système et arriver rapidement au contrôle sans restriction.

La taxation administrative, d’autre part, ne peut échappera l’arbitraire, à la fantaisie et aux faveurs, que si elle repose sur des règles fixes, sur un ensemble d’indices formels, avec des coefficiens précis dont on ne puisse, sous aucun prétexte, s’écarter : valeur locative, nombre de domestiques, voitures, automobiles, etc., importance du mobilier, etc. C’est en vainque l’on alléguerait que cet ensemble d’indices ne correspond pas toujours et d’une manière absolue au revenu ou à la fortune : elle y correspond généralement et, en matière d’impôts, comme en toute autre matière, la recherche de l’absolu est une chimère qui conduit à de beaucoup plus grossières erreurs que celles qu’on prétend éviter.

La taxation administrative, quand elle s’exerce, doit libérer complètement le contribuable, sans réserve de reprises éventuelles postérieures. Il importe, non seulement au contribuable en particulier, mais à la société en général, à la sécurité des transactions, par conséquent aussi à l’Etat, que les fortunes ne soient pas indéfiniment soumises à des risques occultes et indéterminés.

Si l’on s’écarte de ces règles, on suscite dans la société de graves perturbations dont souffrent toutes les catégories sociales et qui réduisent l’essor de la production et la prospérité publique.


VI. — LE PHÉNOMÈNE DE LA THÉSAURISATION : LA THÉSAURISATION MONÉTAIRE ; LA THÉSAURISATION DE VALEURS AU PORTEUR

Une des conséquences du système terrifiant d’impôts que l’on prétend établir, dans une société démocratique sans contrepoids, toujours inclinée à la démagogie, comme l’est la France, ce serait le développement à outrance, ainsi que dans tous les temps troublés, de la thésaurisation. Ce phénomène, habituel à toutes les sociétés inquiètes, avait presque entièrement disparu, grâce à l’absolue sécurité des transactions et à la modicité des taxes. Il est en train de renaître sous les menaces fiscales récentes.

Il y a deux natures de thésaurisation : la thésaurisation monétaire, celle des espèces métalliques et des billets de banque : on pourrait y joindre aussi les bijoux, comme dans les sociétés orientales. Ce mode de thésaurisation s’est rencontré dans tous les temps et dans tous les pays : il était réduit au minimum depuis le milieu du XIXe siècle. Il tend à reparaître.

Il y a un second mode de thésaurisation, susceptible de beaucoup plus de développemens : c’est la thésaurisation de valeurs mobilières au porteur. Garder chez soi ou en lieu réputé sûr, à l’abri de tous les regards indiscrets, des sommes montant à des dizaines de mille francs, à des centaines de mille francs, à davantage même encore, c’est une pratique qui n’est pas inconnue actuellement. Nombre de particuliers s’y livrent, notamment parmi les gens modiquement fortunés. En province, il n’est pas rare que des particuliers aisés ou riches aient une bonne partie de leur fortune en valeurs au porteur dans une cachette à leur domicile. Ils courent le double risque du vol et de l’incendie. Mais si les craintes d’impôts exorbitans soit sur le revenu, soit sur les successions, prennent un haut degré d’acuité, beaucoup de gens se résigneront à ces risques. La prime d’assurance pour s’en couvrir, c’est-à-dire le paiement d’impôts arbitraires toujours accrus, peut apparaître comme tellement forte qu’on la considère comme inacceptable. Aujourd’hui, des gens aisés ou opulens ont parfois chez eux pour non seulement des dizaines de mille francs, mais des centaines de mille francs, de bijoux ou d’objets de collection ; on peut thésauriser aussi les valeurs mobilières au porteur ; il y a des coupures de titres de 500 livres sterling ou de 1 000 livres sterling, soit de 12 500 francs et de 25 000 francs. Un paquet modique de ces grosses coupures peut représenter 500 000 francs et même 1 million ou davantage.

Que cette thésaurisation de titres au porteur constitue une imprudence, cela est possible ; cela, toutefois, dépend du taux des impôts et du degré d’arbitraire, de la variabilité de ces impôts. Puis, il peut se former des combinaisons d’assurances pour couvrir, en pareil cas, les risques d’incendie et de vol. Déjà, les assurances sur le vol commencent à se répandre : elles ne peuvent guère s’appliquer efficacement, aujourd’hui, au cas dont il s’agit ; mais des modifications qu’on peut entrevoir pourraient les adapter à cette nature spéciale de sinistres.

Il est sage pour tous les intéressés, Etat et contribuables, de prévenir le retour à ces pratiques des temps troublés, refuge extrême des gens d’ordre et prévoyans contre l’oppression et l’arbitraire des pouvoirs publics. La seule méthode pour éviter ces maux, c’est que la fiscalité tienne compte du tempérament national, qu’elle se montre rassurante, au lieu de menaçante, qu’elle s’impose à elle-même un frein et une mesure, qu’elle suive des règles fixes ; or, cela ne peut exister dans une société démocratique encline à la démagogie que par des impôts strictement réels, excluant toute recherche personnelle.


VII. — LA RÉPARTITION DES CHARGES NOUVELLES

La situation de la France comporte la nécessité de créer de très importantes ressources nouvelles. Il faut, cependant, tenir compte de ce que déjà des mesures ont été prises à ce sujet, notamment les 93 millions de droits nouveaux demandés à partir du 1er juillet de l’année courante aux valeurs mobilières.

Certains politiciens prétendent que ce que l’on appelle la richesse acquise devrait supporter tout le poids de ces nouvelles charges. C’est oublier, en premier lieu, que la richesse acquise est parfois très difficile à discerner de la richesse en création, avec laquelle elle a des liens étroits, à laquelle elle fournit les ressources dont celle-ci a besoin, favorisant ainsi l’essor de cette dernière ; c’est de la fortune acquise, en effet, que provient presque intégralement le fonds de roulement de l’industrie et du commerce ; c’est elle qui fournit, sous la forme d’actions ou d’obligations, les sommes nécessaires à l’extension des établissemens productifs de toute nature ; c’est oublier, en second lieu, que cette fameuse richesse acquise, surtout à un certain degré de concentration, dans un pays démocratique comme la France, est limitée ; en troisième lieu, que, depuis le début du siècle, elle a été déjà surtaxée à mainte reprise.

Les impôts indirects, depuis le commencement du XXe siècle et un peu auparavant, ont été l’objet de réductions nombreuses ; en revanche, la richesse acquise a été frappée à coups redoublés par le fisc, notamment les successions et les valeurs mobilières : c’est en février 1901 que l’impôt progressif a été introduit dans les taxes successorales ; depuis lors, le virus de la progressivité s’y est de plus en plus épanoui.

M. Klotz, ministre des Finances, dans l’Exposé des motifs du budget de 1912, établissait que, de 1907 à 1911, « il a été demandé au pays près de 253 millions de ressources nouvelles, » c’est-à-dire, pour abandonner tout euphémisme, il a été établi pour 253 millions d’impôts nouveaux, et il en faisait le relevé : 157 millions de ces taxes nouvelles portaient sur la seule richesse acquise, à savoir aggravation des droits de succession, relèvement du droit de timbre sur les fonds publics étrangers, élévation de la taxe de transmission sur les titres au porteur, et l’on a continué les années suivantes, pour arriver aux 93 millions récens des nouvelles taxes sur les valeurs mobilières.

Si l’on veut procurer à la France de nouvelles ressources stables, c’est à l’ensemble des forces contributives du pays qu’il faut faire appel, et non toujours à une catégorie restreinte de ces ressources. Nous avons souvent signalé que l’établissement d’un décime ou d’un décime et demi sur l’ensemble des contributions existantes (à.peu d’exceptions près) serait la première mesure à prendre, la plus efficace ou plutôt la seule sans laquelle aucune combinaison ne peut avoir d’efficacité. On a commencé, mais d’une manière incomplète, à recourir à ce moyen. Il conviendrait de le généraliser. D’autres ressources nombreuses se présentent. On ne voit pas notamment pourquoi l’on n’augmenterait pas, dans une mesure raisonnable, les droits sur les denrées coloniales, café, cacao, thé, qui, tout en étant des objets de consommation générale, n’ont pas un caractère de nécessité, alors qu’il est question d’accroître les taxes sur les boissons nationales, ni pourquoi l’on n’élèverait pas dans une certaine mesure les taxes sur les transports de voyageurs, celles du moins en première et en seconde classe, abaissées naguère, et lesquelles ont un rapport évident avec l’aisance ou la richesse ; c’est à titre simplement d’exemple que nous citons ces ressources, nombre d’autres étant dans le même cas. De même, on ne voit pas pour quelle raison on ne rétablirait pas des taxes modiques sur la navigation intérieure, pour le simple entretien des canaux et des rivières, ainsi que cela existe en Allemagne. Il serait indispensable de faire rentrer dans le budget les produits du pari mutuel, qui donnent lieu aux crians abus dont une élection dernière sensationnelle a fourni la preuve éclatante ; on y trouverait une disponibilité appréciable, de même dans la taxation efficace des jeux ; plusieurs dizaines de millions, au grand avantage de la moralité publique, pourraient tomber de ce chef dans les caisses de l’Etat.

Les inventions et applications industrielles des temps récens fournissent aussi une matière à taxation qui a un certain rapport avec l’aisance et la fortune : pourquoi le gaz et l’électricité sont-ils exempts de toute taxe, quand le pétrole, les bougies et les allumettes sont lourdement taxés ? D’où vient cette immunité pour l’éclairage de luxe, alors que les anciens et modestes moyens d’éclairage sont imposés ? Quelques dizaines de millions seraient facilement obtenues de ces articles en plein essor et sans détriment aucun pour l’industrie. Pourquoi les cinématographes auxquels l’Italie se propose de demander 8 à 9 millions, pourquoi les phonographes, qui sont des instrumens de plaisir agressifs pour les voisins, jouiraient-ils d’une immunité qui n’est pas accordée à des produits plus intéressans ? Ces taxations très justifiées, adaptant les contributions indirectes aux nouveautés qui s’y prêtent, jointes au décime ou au décime et demi sur la généralité, sauf exceptions, des contributions existantes, fourniraient amplement les sommes dont le budget, judicieusement et économiquement établi, aurait besoin.

Le projet de M. Dumont, ministre des Finances en décembre dernier, comportait 286 millions d’impôts divers, répartis sur les différentes forces contributives de la nation. M. Caillaux les a rejetés par simple parti pris. Pourquoi s’entêter à ne pas y puiser ?

Si l’on tient à frapper d’un impôt spécial cette fameuse richesse acquise, sur la fonction de laquelle tant d’erreurs sont répandues, malgré les 300 millions environ de taxes nouvelles dont on l’a chargée dans ces toutes récentes années et cette année même, un certain nombre de sénateurs expérimentés, MM. Léon Barbier, Boivin-Champeaux, Guillier, de Langenhagen, Milliard, Servant, Touron et autres, ont fourni, en douze articles, une formule de supertax, qui, tout en demandant aux catégories aisées et opulentes de contribuables une centaine de millions de francs, n’aurait pas les énormes et irréductibles inconvéniens des projets d’impôts sur le revenu dont le Sénat est actuellement saisi.

Cette surtaxe serait assise sur des bases complètement réelles, d’après les contributions directes existantes, et notamment la contribution mobilière qui pourrait être élargie et complétée. Elle épargnerait tous les petits contribuables, toute la petite classe moyenne ; elle n’exigerait aucune déclaration, ne comporterait aucune taxation administrative arbitraire ; elle ne nécessiterait aucune augmentation de personnel, aucune investigation ou intrusion pénibles et hasardées ; elle pourrait être mise en recouvrement, même en plein rendement, dès le mois de janvier prochain. Ce projet est le seul recommandable, le seul pratique, le seul qui n’engage pas le pays dans une voie révolutionnaire.


VIII. — L’IMPOT PROGRESSIF ET LE COLLECTIVISME

C’est bien dans une voie révolutionnaire, en ce pays à tendances démagogiques qu’est la France, que le Parlement s’engagerait s’il donnait force de loi, quelles que fussent les atténuations qu’il prétendrait y apporter, au projet d’impôt sur le revenu de M. Caillaux ou à celui de M. René Renoult ou à tout autre, comportant la déclaration du contribuable ou la taxation administrative sans bases réelles certaines et sans coefficiens précis.

Le grand meneur du socialisme en ce pays, M. Jaurès, ne cesse de réclamer que l’on dresse le cadastre des fortunes, que l’on établisse le cahier fiscal, la fiche financière officielle de chaque citoyen. Une centaine de députés socialistes unifiés, c’est-à-dire, somme toute, tenans consciens ou inconsciens du collectivisme, l’appuient dans cette prétention : c’est, à l’heure présente, le but principal de leurs efforts. Ils veulent créer l’instrument de dépossession, de confiscation. En réalité, c’est de l’établissement, par une voie détournée et par des étapes graduelles, du collectivisme qu’il s’agit.

Et ce n’est pas nous qui nous exprimons ainsi. Nous ne faisons que reproduire une déclaration formelle, d’une suprême netteté, du principal théoricien collectiviste existant à l’heure présente, le plus fidèle dépositaire de la pensée de Karl Marx, M. Kautsky. Ce publiciste et cet agitateur allemand fait, au point de vue de la réalisation du collectivisme, un parallèle frappant entre la confiscation immédiate et l’impôt progressif sur le revenu ou sur les successions ; voici l’édifiante conclusion de ce parallèle :


La confiscation directe, écrit M. Kautsky, se ferait promptement, tout d’un coup, tandis que la confiscation par l’impôt permet d’arriver à la suppression de la propriété capitaliste par un lent processus, dont le mouvement s’accentuera à mesure que la nouvelle organisation se consolidera et manifestera ses heureux effets. Elle permettra de faire durer cette confiscation des dizaines d’années, de sorte qu’elle ne deviendra pleinement efficace que pour la génération nouvelle qui aura grandi dans ce nouvel état de choses, et à qui on aura appris à ne plus compter sur le capital et les intérêts. La confiscation perd ainsi ce qu’elle a de pénible ; on s’y habituera, elle paraîtra moins douloureuse. Plus la conquête du pouvoir politique par le prolétariat se fera pacifiquement, plus solidement ce pouvoir sera organisé, plus il sera éclairé et plus on pourra s’attendre à ce que la forme plus raffinée de l’impôt progressif soit préférée à la forme plus primitive de la confiscation[7].


Ainsi parle, avec franchise et netteté, le principal théoricien vivant du collectivisme. On comprend que M. Jaurès insiste avec tant de véhémence sur la création de l’instrument de dépossession. Il s’agit de préparer l’avènement du collectivisme : la déclaration qui précède le démontre avec évidence. Le Parlement, le Sénat notamment, en présence de ce dessein manifeste, se montreront-ils complices ou dupes ? Dans ce pays de France, enclin à la démagogie, avec les 100 députés socialistes unifiés siégeant à la Chambre, si l’on adopte la fiscalité proposée, même avec des atténuations paraissant rassurantes aux gens inclairvoyans, on se sera acheminé, le mot n’est pas de nous, à la confiscation ; on aura justifié les alarmes, si vives depuis quelque temps, de tous les hommes entreprenans et de tous les épargnans. La question qui se pose est la plus grave, d’ordre intérieur, que la France ait eu à résoudre depuis 1789 : gouvernement et parlement voudront-ils forger l’instrument de dépossession ? On sera fixé sur ce point dans quelques semaines ou quelques mois.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez, sur ce sujet et sur l’application de l’income tax, notre Traité de la Science des Finances, 3e édition, 1912, t. I, p. 204.
  2. Voyez dans The Economist (de Londres) l’article paru, n° du 25 mars 1911, sous le titre : Income tax Administration, également dans le Financial Times du 23 mars 1911, l’analyse du Rapport de la Chambre de Commerce de Londres et la reproduction de ses conclusions, enfin notre Traité de la Science des Finances, 8e édition, t. I, p. 620 à 625.
  3. Elle serait même plus considérable que celle-ci, d’après les recherches de M. Helfferich.
  4. On a vu plus haut que la taxe prussienne sur la fortune a produit 78 millions de francs en 1912-13 ; or, nos taxes de succession en ligne directe ont produit 101 millions 1/2 en 1912 (Bulletin de Statistique, du ministère des Finances, livraison de décembre 1913, p. 717).
  5. Déclaration de M. Ribot dans la séance du Sénat du 17 février 1914.
  6. Voyez dans Le Temps des3 et 8 avril 1914, la reproduction des passages principaux des déclarations du rapporteur, notamment en ce qui concerne la confiscation d’un capital égal à cinq fois l’importance du revenu supposé dissimulé, également sur ce point que la taxation administrative ne libérerait pas le contribuable, mais le laisserait, pendant trente ans, lui et ses héritiers, en butte aux revendications du fisc avec des sanctions telles qu’elles équivaudraient à une confiscation. En Prusse, au contraire, les amendes ne vont jamais au-delà de quatre ou cinq fois le montant de l’impôt ; celles qu’on propose en France sont vingt fois plus fortes.
  7. Les derniers mots sont soulignés par nous : ce passage est extrait de l’opuscule de Kautsky, Le lendemain de la Révolution Sociale, publié dans la revue : Le Mouvement socialiste, organe du Marxisme orthodoxe, numéros des 1er et 15 février et 1er mars 1903.