Les Projets d'Enseignement classique français au point de vue national

Les Projets d'Enseignement classique français au point de vue national
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 241-272).
LES PROJETS
D'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE FRANCAIS
AU POINT DE VUE NATIONAL

L’enseignement secondaire est aujourd’hui livré à une sorte d’antinomie qui, au premier abord, paraît insoluble. D’une part, plus la vie nationale devient complexe et variée, plus elle a besoin d’un système d’éducation qui maintienne son unité intellectuelle et morale, en développant un même esprit public. À ce premier, point de vue, l’enseignement secondaire doit donc être un. D’autre part, la diversité des objets de connaissance et des applications professionnelles va croissant ; il faut donc renoncer à vouloir tout apprendre à tous. À ce second point de vue, une certaine variété sur les points accessoires semble indispensable dans l’enseignement secondaire. La conciliation de cette variété avec l’unité, tel est le problème qui s’impose aujourd’hui, et dont la récente réforme du baccalauréat, accomplie aux dépens des études philosophiques, ne fournit point une solution satisfaisante. C’est qu’on n’a su déterminer ni la partie fondamentale ni la partie accessoire de l’enseignement secondaire, faute du vrai critérium, qui, selon nous, est dans la distinction des études purement instructives et des études éducatives nécessaires au maintien de l’esprit national.

En outre, on ne se contente pas aujourd’hui de réclamer des degrés dans l’enseignement, une instruction complète et vraiment classique pour les uns et, au-dessous, une instruction plus pratique pour les autres ; on va jusqu’à demander l’équivalence finale des divers degrés, avec des titres égaux de bacheliers pour sanction. Il existe une sorte de coalition ayant pour but de faire endosser à l’enseignement spécial la « toge classique » et d’en faire l’égal de l’autre sous les noms « d’enseignement français » ou « d’humanités modernes. »

Fort ambiguë est l’intention des partisans d’humanités modernes à l’égard des humanités anciennes. Les uns veulent la perte de ces dernières, les autres leur salut, et cela, chose merveilleuse, par les mêmes moyens ! Quand M. Frary se fait l’avocat du français et des langues vivantes, on sait quelle est sa pensée de derrière la tête : ceci tuera cela. Mais il en est d’autres qui croient, au contraire, soutenir les études classiques (comme la corde, a-t-on dit, soutient le pendu, en l’étranglant). Ces études, selon eux, deviendront le privilège de « ceux-là seulement qui en auront la véritable vocation. » Des hommes même comme MM. Gréard, Boissier et plusieurs autres, voudraient réduire les lycées classiques à douze ou quinze, pour créer une « élite de délicats. »

En réalité, le but auquel tendent avec plus ou moins de conscience les partisans des humanités modernes, c’est ou la disparition des « humanités anciennes, » ou leur étranglement progressif et leur restriction à un nombre d’individus de plus en plus petit, que l’on consolera de leur solitude en leur donnant, jusqu’à nouvel ordre, le nom flatteur d’élite. Ce but est en opposition avec celui que poursuivent actuellement l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, où l’on tend à rétablir, autant qu’il est possible, l’unité du véritable enseignement libéral, tout en laissant subsister un enseignement d’ordre inférieur et moins long, pour ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens de recevoir une instruction complète. Nous tendons ainsi, en France, à tout niveler dans l’enseignement, tandis qu’on tend ailleurs à tout coordonner hiérarchiquement. Il y a là de quoi susciter bien des réflexions et bien des craintes. La France a-t-elle raison de diviser, de fractionner, de désorganiser de plus en plus son véritable enseignement libéral, et cela pour y introduire un utilitarisme qui, jusqu’à présent, avait été chez nous inconnu ? C’est là un problème d’un intérêt vraiment national et international. Nous rechercherons si la solution ne serait pas la suivante : en premier lieu, maintenir l’unité de l’enseignement classique, tout en y introduisant une certaine variété d’études accessoires ; en second lieu, organiser fortement un degré d’instruction intermédiaire entre l’enseignement primaire et l’enseignement classique, mais sans vouloir égaler cet enseignement à l’autre, pour ne pas compromettre à la fois l’un et l’autre ; en troisième lieu, organiser non moins fortement un véritable enseignement professionnel et technique, qui manque dans notre pays.

I

On a beaucoup blâmé la bifurcation des lettres et des sciences sous l’empire ; ce qu’on prépare en ce moment, c’est en réalité une nouvelle bifurcation, plus précoce, plus radicale et plus irrémédiable, entre l’enseignement classique latin et l’enseignement classique français. Or on ne peut, sans les plus graves inconvéniens, établir deux types d’instruction divers déclarés équivalens et ayant des sanctions équivalentes. L’un tendra évidemment à supprimer l’autre. Examinons cependant les raisons qu’on met en avant pour sectionner l’enseignement secondaire en types séparés et prétendus égaux. Ces raisons, si on les systématise, rentrent toutes dans les quatre suivantes : approprier l’enseignement secondaire aux intelligences plus modestes, ou aux fortunes plus modestes, ou à la variété des aptitudes, ou enfin à la variété des connaissances théoriques et professionnelles. — Mais l’appropriation peut se faire de deux manières, ou par une diversité de degrés hiérarchiques dans l’enseignement, ou par une diversité de types déclarés égaux. Au lieu de la première solution, qui serait logique, on propose la seconde, qui est contradictoire. De l’inégalité dans les prémisses, on prétend déduire dans la conclusion l’égalité. En effet, choisissez-vous la première raison, qui est l’appropriation de l’enseignement aux « intelligences médiocres ? » alors n’ayez pas la prétention d’organiser, pour les médiocrités, un « enseignement classique français » ou des « humanités modernes » qui, dans votre pensée, deviendront équivalentes aux humanités anciennes et aboutiront aux mêmes diplômes. Si réellement elles sont plus à la portée des médiocres et exigent moins de travail, par quel miracle les résultats seront-ils à la fin « équivalens ? » De même, si vos humanités modernes s’adressent aux « fortunes modestes » parce qu’un tel genre d’études sera plus expéditif, comment encore soutenir la thèse de l’équivalence finale ?

La troisième raison invoquée pour sectionner l’enseignement secondaire en types égaux, c’est la diversité des aptitudes. Mais cette raison, plus spécieuse que les précédentes, n’est cependant valable ni en théorie ni en pratique, quand il s’agit de faire des études complètes et libérales. On la mit jadis en avant pour séparer les lettres des sciences ; or, en théorie, l’aptitude littéraire, loin de diminuer la nécessité des études scientifiques, l’augmente encore ; l’aptitude scientifique, loin de diminuer la nécessité des études littéraires, la rend plus urgente. La théorie se retourne donc contre elle-même. Voici un enfant qui a plus d’imagination que de raisonnement. Il faut, dites-vous, qu’il s’occupe de littérature et non de sciences. Je réponds tout au contraire : il faut développer chez lui l’aptitude qui lui manque et, pour rétablir l’équilibre, il est nécessaire qu’il étudie les principes généraux des mathématiques et de la physique en même temps que ceux de la littérature. Ne faisons ni des lettrés sans esprit scientifique, ni des savans sans aucun sentiment littéraire, incapables d’exprimer clairement et élégamment leurs propres pensées. Si un enfant est inapte au véritable enseignement classique, cherchons-lui une place dans l’enseignement spécial ou ailleurs, mais n’ayons pas l’ambition d’en faire un bachelier égal aux autres, ni de changer pour cela l’enseignement spécial en « enseignement classique français. »

La dernière et principale raison invoquée pour créer deux types divers d’instruction secondaire, c’est la diversité croissante des connaissances et de leurs applications. Mais on ne s’aperçoit pas que c’est la conséquence opposée qui serait logique. L’unité, — nous ne disons pas l’uniformité, — devient d’autant plus nécessaire à la base de l’éducation que les objets de connaissance deviennent plus nombreux et plus divers. L’éducation vraiment libérale étant générale, désintéressée, humaine et civique, plus les spécialités se multiplient, plus l’éducation classique, pour ceux qui ont les moyens de la recevoir, doit se concentrer sur ce qui est la base-commune des spécialités mêmes, tout en admettant quelques variétés de détail. C’est d’ailleurs un préjugé de croire qu’un futur médecin doive avoir au collège une éducation si différente de celle qui est nécessaire au futur magistrat ou au futur professeur. Qu’on examine de près les connaissances qui, dès le collège, seraient spécialement nécessaires pour telle ou telle profession future ; on verra ou qu’elles n’existent pas, ou qu’elles sont tout à fait secondaires et exigent seulement quelques variantes dans les programmes scientifiques, ou enfin qu’elles ne doivent être acquises que plus tard par la préparation directe et spéciale. Toute division de l’enseignement classique en sections vraiment séparées est une spécialisation précoce ; or, toute spécialisation précoce est dangereuse et, dans l’enseignement libéral, ne saurait être admise. La séparation de l’enseignement classique latin et de l’enseignement classique français obligera les jeunes gens à faire, dès leur entrée au collège, un choix pour lequel ils n’ont point les lumières nécessaires et qui, s’il est mauvais, produira un dommage irréparable. Tel disait : je veux être médecin, et découvre ensuite qu’il veut être ingénieur ; tel disait : je veux être grand commerçant ou grand agriculteur, et découvre qu’il préfère la magistrature. Quoi de plus difficile pour un jeune homme que le choix d’une profession[1] ? Il faut donc que l’instruction secondaire soit organisée de manière à développer toutes les facultés qui seront aussi indispensables à l’ingénieur qu’au médecin, au financier, au magistrat ou au grand agronome. Quand on a reçu une forte instruction fondamentale en littérature, en sciences et en philosophie, on peut choisir ensuite une profession aussi bien qu’une autre, et on fait alors un choix éclairé. L’acquisition des connaissances professionnelles se fera vite si on possède à fond les connaissances générales.

En somme, pour sauvegarder l’unité nationale, l’enseignement classique doit être un lui-même et animé d’un esprit unique. Il ne doit admettre, dans les deux dernières années, que quelques « équivalences » dont nous parlerons plus loin, sur des points tout à fait secondaires et sur des détails ; encore faut-il que ces équivalences soient réelles, rigoureusement établies et rigoureusement limitées. Elles auront moins une valeur qualitative que quantitative, c’est-à-dire qu’elles porteront sur la quantité plus ou moins grande d’instruction particulière et de connaissances particulières à acquérir, non sur les études qui, au point de vue de l’éducation individuelle et du progrès national, sont caractéristiques de l’enseignement secondaire.

Maintenant se pose une autre question. Quelle doit être, par rapport à la population entière d’une contrée, l’étendue de l’enseignement classique et vraiment libéral, c’est-à-dire le nombre d’individus auxquels il est nécessaire de le fournir ? — Ce sont, d’une manière générale, ceux qui, par leur fortune ou par leur profession, feront partie de la classe dirigeante ; or, cette classe varie selon les pays et selon les formes de gouvernement. Elle est évidemment plus nombreuse dans les démocraties, où ce n’est plus la noblesse, mais la bourgeoisie aisée et influente qui devient la directrice du mouvement national. Chez nous, l’enseignement secondaire doit donc s’adresser à tous ceux qui ont assez de temps devant eux et assez d’argent pour pouvoir faire des études classiques. Il faut encore, sans doute, une certaine capacité moyenne, mais les incapacités absolues sont bien rares.

Ceux qui, contrairement à ce principe, veulent restreindre l’enseignement libéral à une petite minorité, invoquent soit l’intérêt des études classiques elles-mêmes, soit l’intérêt des professions industrielles, agricoles et commerciales.

En ce qui concerne l’intérêt des études classiques et des vraies « vocations » littéraires ou scientifiques, c’est, selon nous, l’entendre à rebours que de réduire l’enseignement classique à un nombre de plus en plus minuscule, sous prétexte de faire la part du feu et d’abandonner la majorité à ses préoccupations utilitaires. Quelle « vocation » pourrait tenir devant l’universel abaissement des études, devant l’indifférence de l’État, devant la rareté croissante des lycées classiques, ou devant les facilités offertes dans chaque lycée pour se soustraire à l’enseignement du latin, du grec, de la philosophie ? Il faut beaucoup d’appelés pour avoir peu d’élus. Sous prétexte de former artificiellement une élite, de faire une sélection, on l’empêchera de se former naturellement. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la France (à moins que les établissemens ecclésiastiques n’y suppléent) seront privés des collèges qui suscitent les vraies vocations littéraires, philosophiques et même scientifiques, car la vocation scientifique commence presque toujours par être littéraire et humaniste. La sélection ne s’opère que sur de vastes champs et sur de grands nombres ; sous prétexte de diminuer les prétendus « fruits secs » de l’enseignement classique, on empêchera les fruits féconds de se produire : c’est comme si on voulait ne garder qu’un petit nombre d’arbres dans une forêt, sous prétexte qu’il y a beaucoup de fleurs et de fruits qui tombent à terre sans mûrir. N’est-ce pas à force d’essais plus ou moins fructueux que la nature réussit ses chefs-d’œuvre ? Cette loi scientifique est méconnue de tous ceux qui veulent restreindre l’enseignement libéral sous prétexte d’en faire mieux profiter une élite. Ta vraie méthode consiste non à mutiler et à découronner les études, mais à émonder toutes les branches inférieures de l’arbre, à élaguer tout le fatras historique, géographique, pseudo-scientifique et pseudo-littéraire, tout ce qui n’est qu’érudition, affaire de mémoire, détail, spécialité.

Les organisateurs de l’Association pour la réforme de l’enseignement secondaire reprochent aux études classiques « de détourner les jeunes Français des professions industrielles, de les attirer en proportion trop forte vers les fonctions publiques ou dans quelques carrières toujours encombrées, » de faire « trop de bacheliers, trop de solliciteurs, de mécontens, de déclassés. » C’est un procédé d’éloquence à la mode que l’anathème aux déclassés, qui, disait récemment un sénateur, eussent fait de bons industriels et de bons commerçans. Mais est-ce bien parmi les humanistes et les latinistes que les déclassés sont à craindre ? Ce n’est point des bourgeois « déclassés » que vient le danger social ; c’est bien plutôt des ouvriers et des laboureurs déclassés, dont on augmentera encore le nombre en popularisant l’enseignement français. Quelques avocats sans cause, quelques professeurs sans élèves, ne créent point un péril pour l’État. S’il se présente chaque année aux examens de l’Hôtel de Ville six mille jeunes filles pour cinquante places d’institutrices à Paris et cinq mille cinq cents jeunes gens pour quarante-cinq places d’instituteurs, est-ce la faute du latin et des fortes humanités ? Le déclassement a sa principale cause dans l’importance exagérée que l’on a attribuée aux sciences à tous les degrés de l’instruction, et que vous voulez, vous aussi, leur attribuer. La prédominance des sciences, de l’histoire et du français dans les examens veut dire la prédominance de la mémoire, avec le surmenage qui en résulte ; en même temps, c’est un encouragement à toutes les médiocrités, car chacun se dit : — Moi aussi, j’arriverai bien à savoir la botanique, l’anatomie, la géographie, l’histoire, le français et même l’anglais ; question de temps et de patience ! — Plus on accroît, dans les programmes, la quantité de connaissances à acquérir, sous prétexte d’éliminer un certain nombre de concurrens, plus on encourage, au contraire, la foule des concurrens qui s’écrient : — J’apprendrai par cœur, pour le jour dit, ma nomenclature chimique, les dates des batailles de l’histoire de France, toutes les villes importantes des États-Unis, avec leur population, leur industrie et leur commerce. — La substitution de l’emmagasinage passif aux méthodes actives et aux travaux personnels, loin d’opérer la sélection voulue, aboutit donc à un chaos croissant de prétentions et d’ambitions mal justifiées.

Le moyen de se débarrasser de ces nombreuses et trop notoires médiocrités, ce n’est pas de fabriquer pour elles des programmes de baccalauréat français ramenés à leur taille ; c’est d’exiger d’elles l’impossible, à savoir le travail vraiment personnel, non plus seulement ces rédactions scientifiques, historiques et géographiques, ces travaux de mémoire, ces exercices pratiques et mécaniques de langues vivantes que l’élève le plus médiocre, poussé par le maître, arrive toujours, tant bien que mal, à exécuter. Mettez les élèves médiocres au régime de la méthode active, de la composition sérieuse en français et en latin, de la traduction exacte et littéraire, ils en auront bientôt assez. Il est dans la nature que l’on n’ait point une envie durable de faire ce à quoi l’on est impropre ; devant un effort trop au-dessus des moyens, le désir disparaît ; tout au plus reste-t-il un regret, et on peut dire en ce dernier cas que l’incapacité n’était pas absolue. Si, pendant neuf ans d’études, il faut, par un travail journalier, s’évertuer à penser et à écrire, à trouver soi-même, à y voir clair soi-même, au lieu de demander à celui-ci ou à celui-là ce qu’il a vu, oh ! alors, nul myope, nul incapable ne s’obstinera : la marée montante des bacheliers fera place à la marée descendante. En classe, tant qu’il ne s’agit que d’écouter le maître trois quarts d’heure, de prendre quelques notes d’histoire et de géographie, d’assister à une expérience de physique, de répéter des mots usuels d’anglais et d’allemand, tous les élèves paraissent presque également satisfaits : c’est le petit train-train du travail passif ; mais les jours de composition en français, en latin, en philosophie, tout change. Les élèves qui tiennent la tête de la classe sont animés, s’agitent ; c’est pour eux l’important de la vie scolaire. Quant aux autres, ils ont la mine longue ; les bâillemens et l’ennui sont leur lot : ils donneraient gros pour être enfin hors du lycée. C’est à ces heures où on veut leur faire trouver quelque chose dans leur tête vide qu’ils rêvent le plus de leurs futurs dix-huit ans. Il serait donc à désirer que, dans tout ordre de choses, ce fût le travail personnel, seul profitable, que seul aussi on exigeât, au lieu de pratiquer en grand, comme on le fait, le psittacisme scientifique, historique, géographique et linguistique. Ce serait le plus sûr moyen pour rendre un peuple entier intelligent, du haut en bas de l’échelle, et pour voir en même temps chacun rentrer dans la catégorie que sa nature d’esprit lui assigne.

Le programme de l’Association pour la réforme de l’enseignement secondaire met en avant les professions qui font la « prospérité matérielle d’une nation, » et il ne dit pas un mot de la prospérité intellectuelle et morale, de la grandeur littéraire et scientifique, qui sont pourtant aussi quelque chose, et sans lesquelles une nation ne peut être puissante ni influente, sans lesquelles même son industrie ne peut longtemps prospérer. On s’inspire évidemment, dans ce programme, de la doctrine économique soutenue par M. Frary, qui divise les professions en productives et improductives, puis range parmi les improductifs les magistrats, professeurs, écrivains, artistes et médecins. Ces hommes, selon M. Frary, « n’ajoutent rien à la richesse du pays ; ils ne font, quand ils s’acquittent de leurs devoirs, que la conserver[2]. » Ainsi Hugo, Pasteur, Claude Bernard, Trousseau, Nélaton sont des improductifs et des « parasites ! » Ceux qui construisent des chemins de fer sont productifs, mais ceux qui ont inventé les chemins de fer étaient des improductifs. On donne ouvertement pour but à l’éducation l’utilité matérielle, économique, en un mot la production de la richesse. Eh bien ! même en acceptant ce point de vue étroit et faux, la théorie est insoutenable : les professions qu’on qualifie de stériles sont précisément celles qui contribuent le plus à la prospérité scientifique, « industrielle et commerciale » d’un peuple. L’Allemagne, qu’on nous donne comme modèle, est un pays de professeurs, de savans, d’érudits, d’écrivains, etc. Croire qu’une nation puisse prospérer sans le mouvement de la haute spéculation scientifique et littéraire, c’est oublier les vérités les plus élémentaires de l’histoire, comme de l’économie politique.

Est-ce à dire qu’on ne doive pas s’occuper des professions industrielles, agricoles et commerciales ? Non, mais les jeunes gens qui s’y destinent peuvent se diviser en deux catégories : les uns, par leur fortune, ont en vue la haute industrie, le haut commerce, où l’esprit libéral n’est pas moins nécessaire que dans les professions dites « libérales. » Les jeunes gens de cette catégorie peuvent et doivent recevoir jusqu’au bout la vraie éducation classique. En quoi cette éducation leur sera-t-elle nuisible ? Parce qu’elle ne donnera pas assez de place aux « sciences ? » Mais il est entendu qu’une bonne éducation libérale exigera de tous les élèves une étude très sérieuse des mathématiques et de la physique ; pour le reste, on laissera le choix entre les diverses sciences appliquées. N’est-ce pas assez pour aborder en temps utile les connaissances professionnelles ? Celui qui sera à la tête d’une raffinerie de sucre ou d’une grande teinturerie n’aura-t-il pas le temps d’approfondir la chimie ? Celui qui dirigera une manufacture n’aura-t-il pas le temps d’approfondir la mécanique[3] ? Et, d’ailleurs, pouvons-nous, au lycée, nous préoccuper de teinturerie ou de filature ? Nous ne pouvons donner qu’une forte instruction générale, et non pas seulement scientifique, mais littéraire et philosophique. Ceux à qui leur budget domestique ne permet pas de la recevoir n’ont qu’à ne pas la demander. Pour cette dernière catégorie de jeunes gens, dont la fortune est trop modeste, un bon enseignement général est encore nécessaire, mais beaucoup moins étendu, demandant moins d’années que l’autre et, en somme, inférieur à l’autre. C’est à cette nécessité que répondent les écoles réelles d’Allemagne et que devrait répondre l’enseignement spécial en France.

Le programme des humanités modernes est une série de contradictions. — Il y a trop d’humanistes, dites-vous, et vous voulez créer des humanités nouvelles à la disposition du grand nombre. Il y a trop de solliciteurs, dites-vous, pour les fonctions publiques, et vous voulez augmenter encore cette foule en fabriquant des humanistes au rabais. Il y a trop de bacheliers, répétez-vous sans cesse, et, pour flatter la vanité des parens et des enfans, vous voulez créer encore un baccalauréat de l’enseignement classique français, plus facile que l’autre, qui, dans votre intention, conférera les mêmes privilèges que l’ancien, ouvrira les mêmes carrières, donnera accès aux administrations et aux écoles de l’État, suscitera enfin toutes les ambitions. S’il y a trop de bacheliers, qu’on en reçoive moins, et qu’on se montre plus sévère dans les examens sur le fond même des humanités ; que, dans le lycée, on établisse des examens de passage sévères qui éliminent les incapables ou les paresseux ; voilà les vrais remèdes. Ce n’est pas tout ; vous nous annoncez de véritables « humanités » modernes, un enseignement « libéral » dégagé de toute visée professionnelle, ayant toutes les qualités de l’enseignement classique, se proposant comme lui la « culture des esprits ; » et d’autre part, vous avouez que vous visez les professions agricoles, industrielles et commerciales. Il faudrait pourtant s’entendre. En quoi, d’ailleurs, sera-t-on mieux préparé à ces professions par les humanités modernes, si, comme vous l’annoncez, celles-ci ne doivent constituer qu’une culture vraiment générale, classique même, « nullement spéciale et professionnelle ? » Suffit-il donc d’ignorer le latin et d’avoir fait à la place des thèmes anglais ou allemands pour être préparé à l’industrie, pour acquérir le génie du commerce et de l’agriculture ? — Mais nous inscrirons dans nos programmes la comptabilité. — Quoi ? c’est pour la tenue des livres que vous sacrifierez l’unité de l’enseignement ? C’est à une question de bureau ou de banque que vous subordonnerez votre culture prétendue générale ? Si vous avez tellement hâte d’apprendre à vos enfans la tenue des livres (qui s’apprend en quelques semaines), faites-leur donner des leçons particulières de comptabilité ou faites-leur suivre au lycée un cours complémentaire. Examinons de près les programmes mêmes de notre enseignement spécial actuel, qui, mieux que les « humanités modernes, » peut prétendre à préparer aux professions industrielles, agricoles et commerciales, et cherchons en quoi il y prépare. L’enseignement classique contient tout ce que contient l’enseignement spécial. Dans les deux programmes, même défilé de littérature française, d’histoire de la littérature, d’histoire générale, de géographie, de mathématiques, de mécanique, de physique, de chimie, d’histoire naturelle, de langues vivantes. Il n’y a guère en plus que des élémens d’économie politique, de législation, de comptabilité. L’enseignement classique pourrait donc dire, avec plus de raison que le héros de La Fontaine :


S’il en faut faire autant afin que l’on me flatte,
Cela n’eut pas bien malaisé[4]. Quant aux programmes d’enseignement français qu’on mot en avant, ils mêlent les diverses études à peu près comme le font les programmes classiques actuels. Sauf quelques différences de détail dans la proportion des diverses sciences, vous voyez reparaître ces sciences l’une après l’autre comme dans le cours classique. La seule différence essentielle est la substitution d’une seconde langue vivante au latin. Nous voilà donc sauvés parce qu’au lieu d’ajouter, par exemple, à l’Hamlet de Shakspeare l’Enéide, on y ajoutera le Faust de Goethe ! C’est pour ce grand résultat qu’on veut bouleverser l’enseignement secondaire, désorganiser les vraies « études classiques, » les vouer à l’asphyxie en raréfiant leur milieu. Au lieu d’apprendre tous le latin et une langue moderne au choix, nos enfans apprendront « une langue vivante fondamentale et une langue vivante complémentaire. » A quelle diversité essentielle d’aptitudes aura-t-on ainsi donné satisfaction ? Quels sont les esprits inaptes à l’union du latin et de l’anglais, mais aptes à l’union de l’allemand et de l’anglais ? Encore une fois, votre plan d’humanités modernes est un monceau de contradictions : c’est un enseignement général spécial, un enseignement désintéressé utilitaire. Votre instruction prétendue classique, comme la chauve-souris de la fable, peut dire : Je suis générale, libérale, littéraire et poétique, voyez mes ailes ! Je suis spéciale, industrielle, commerciale et agricole, voyez mes pattes !


II

La maîtresse colonne du nouvel édifice qu’on voudrait construire, c’est l’enseignement des langues vivantes. « Depuis que les idiomes modernes ont fini de se constituer, dit-on, pourquoi ne remplaceraient-ils pas les langues mortes[5] ? » Telle est la manière expéditive dont on tranche la question par une simple interrogation, sans se soucier ni de l’histoire, ni des élémens essentiels de notre littérature nationale et de notre esprit national. On oublie qu’il y a des raisons non seulement pédagogiques, mais historiques et patriotiques pour que la France, nation néo-latine, qui doit en grande partie au commerce de la littérature latine les qualités héréditaires de sa langue et de sa littérature propre, de son goût et de ses arts nationaux, de son esprit national lui-même, ne brise pas son dernier lien avec l’antiquité classique en sacrifiant le latin dans l’enseignement des classes « lettrées. » Nous l’avons montré dans un travail précèdent, l’étude simultanée du français et du latin est le moyen d’éducation intellectuelle et esthétique le plus approprié à l’esprit de la jeunesse française. Enfin, nous avons vu qu’il y a des raisons internationales : quand l’Allemagne et l’Angleterre gardent avec un soin jaloux non-seulement le latin, mais même le grec, ce serait une imprudence, au point de vue patriotique, que de lancer notre instruction secondaire en une telle aventure, de lui enlever son pivot historique, son unité traditionnelle et en même temps son lien de parenté avec l’enseignement des autres pays. Pour contrebalancer d’aussi graves raisons, il faudrait que l’étude des langues vivantes offrît les plus rares avantages. Voyons donc quelle est sa vraie valeur éducative.

Nous poserons d’abord en principe qu’il y a deux manières d’apprendre une langue : l’une littéraire, l’autre utilitaire. Dans le premier cas, on ne se propose point de parler la langue, ni, par conséquent, d’en connaître et d’en retenir les mots usuels ; on la traite comme on traite la langue des poètes, que la foule entend et ne parle pas. En d’autres termes, on l’étudié comme objet d’art. Ce qui importe alors, ce n’est plus le sens usuel des mots, ni les choses réelles et parfois vulgaires qu’ils expriment ; c’est « la valeur littéraire des termes et de leurs associations, » par conséquent les idées et les sentimens humains qu’ils expriment. Dans l’art et la littérature, l’expression est tout, le mot par lui-même n’est rien. L’étude littéraire d’une langue n’est pas un simple instrument de savoir, mais un instrument d’art, de conception, de style, conséquemment d’éducation intellectuelle et esthétique. Dans l’enseignement classique français, dit-on, on enseignera littérairement les langues vivantes ; mais, d’abord, qui les enseignera ? Des étrangers peu au courant de la langue française et de toutes ses finesses, ou des Français peu au courant des langues étrangères. En outre, l’enseignement des langues vivantes a une inévitable tendance à l’utilitarisme : l’anglais et l’allemand ont un caractère trop contemporain, trop commercial et industriel pour devenir facilement des objets d’esthétique et de pure littérature. La tentation utilitaire sera continuelle et universelle. Le fait est qu’on apprend les langues vivantes pour les parler, dans une vue pratique. Cette tâche difficile absorbe tout le reste, et, malgré cela, après sept ou huit années de langues vivantes, que savent nos lycéens ? Un professeur qui est chargé d’apprendre l’allemand ou l’anglais à tant d’élèves réunis, et dans tout un lycée, ne peut faire parler l’anglais ou l’allemand à cette foule, ni même faire lire couramment ces langues. Aussi nos élèves ne savent pas plus d’anglais ou d’allemand que de grec et de latin. Tout ce qu’on peut faire et qu’on doit faire, c’est de leur fournir les principes grammaticaux et les premiers mots usuels d’une langue étrangère, qu’ils apprendront plus tard sérieusement, lorsque la nécessité les y obligera. Mais ils ne sauront la parler, en définitive, qu’après un séjour à l’étranger[6], ou par la fréquentation journalière des étrangers. Vous aurez donc supprimé l’étude littéraire du latin pour n’obtenir ni une connaissance littéraire ni une connaissance commerciale des langues modernes. Apollon et Mercure ne seront pas plus satisfaits l’un que l’autre.

Lisez les considérations pleines de finesse que contient le rapport de M. Bossert sur l’enseignement des langues vivantes, vous reconnaîtrez que celles-ci ne sauraient fournir les « équivalens » des langues mortes dans l’éducation. Le premier point, selon M. Bossert, c’est la prononciation. Le mot parlé doit, du moins au commencement, « précéder toujours le mot écrit. » Le professeur le dit d’abord devant la classe, Father ou Vater ; il le fait dire ensuite par plusieurs élèves mécaniquement, « ou même par tous les élèves ensemble. » C’est seulement ensuite que le mot écrit apparaît au tableau. Dans les mots de plusieurs syllabes, on se rend maître d’abord de la syllabe accentuée, âme du mot, la seule que les étrangers prononcent avec force. C’est « sur la bouche du maître » que l’élève doit lire le mot. En outre, ce sont les mots usuels et familiers qui ouvrent la marche. Le thème, et le thème tout pratique, est « l’exercice essentiel ; » la version est secondaire, parce que, dans la version, « ce n’est plus l’allemand ou l’anglais, c’est le français qui paraît être le but. » Il faut donc tâcher de « converser » en anglais et en allemand. Bref, le but de cette étude « classique » est le manuel de conversation, qui deviendra la bible des lycées modernes. » — « Il est à peu près admis aujourd’hui, dit M. Bossert, qu’on apprend surtout le latin pour mieux savoir le français, » — point de vue étroit, selon nous, et discutable. « S’il fallait, ajoute M. Bossert, appliquer la même règle aux langues vivantes, mieux vaudrait peut-être les rayer du programme. » L’aveu est bon à noter. De deux choses l’une, en effet : ou les élèves arriveront à parler et à lire couramment les langues vivantes, et alors la lecture courante des textes étrangers n’aura pas une valeur pédagogique supérieure à la lecture des textes en langue maternelle ; ou les élèves traiteront les langues vivantes de la même manière que les langues mortes, et alors, qu’aurez-vous gagné ? — « Eh quoi ! dit lui-même M. Bossert, se frayer laborieusement un chemin à travers la conjugaison et la déclinaison des langues germaniques, s’orienter dans les détours de la construction, dans la forêt touffue du vocabulaire, pour ne trouver au bout qu’un nouveau terme de comparaison avec la langue maternelle ! Ce serait le cas de dire, avec le poète anglais : Much ado about nothing, beaucoup de peine pour rien. » D’ailleurs, toute cette peine n’aboutirait qu’à nous avoir bien fait connaître une seule langue. Vous n’espérez pas savoir à la fois l’anglais pour lire Shakspeare, l’allemand pour lire Goethe, l’italien pour lire Dante et l’espagnol pour lire Cervantes. Pourquoi donc abandonner les langues mères de notre langue et la littérature mère de notre littérature ? S’il est des nations qui ne doivent pas renoncer au latin dans l’enseignement secondaire, ce sont évidemment les nations néo-latines, toutes préparées, par leur langue même, à s’assimiler le latin[7].

Ajoutons que les langues vivantes ne peuvent fonder un enseignement un, parce qu’elles sont elles-mêmes diverses non-seulement de nature, mais d’utilité. Les langues utiles aux savans sont, en première ligne, l’allemand, en seconde ligne, l’anglais ; les langues littéraires sont, en première ligne, l’anglais[8] ; en seconde ligne, l’italien, en troisième ligne, l’allemand[9] ; les langues commerciales sont d’abord l’anglais, puis l’espagnol. Il en résulte cette conséquence que les langues vivantes sont un objet d’études spéciales essentiellement variables avec le but qu’on se propose, par cela même accessoires et subordonnées à des études plus fondamentales. On voit l’anarchie qu’introduirait un système où les uns apprendraient l’anglais, d’autres l’allemand, d’autres l’italien, d’autres l’espagnol, d’autres l’arabe, — une véritable tour de Babel. Et il faudrait, dès l’entrée au collège, choisir une de ces langues vivantes, sans savoir si précisément ce n’est pas de telle ou telle autre qu’on aura besoin plus tard.

Enfin, les littératures anglaise et allemande, quelque admirables qu’elles soient, n’ont pas, en général, les qualités classiques, ni surtout les qualités qui s’harmonisent avec les qualités de notre race. L’imagination y domine, et l’imagination la plus libre, la plus capricieuse, la plus énorme parfois et la plus déréglée. A l’imagination se joint la passion, une passion souvent violente, brutale. Voyez Shakspeare. Il y a trop d’inégalités et, dans les grandes pages, trop de profondeur, trop de subtilité, trop peu de jeunesse pour les jeunes gens. Dante est subtil et trop passionné, et aussi Goethe, qui est de plus trop savant et fait étalage de sa science. Ce ne sont pas là des classiques pour des enfans français. La littérature allemande, qui d’ailleurs n’a qu’un siècle, a quelque chose de forcé, un certain pédantisme de sentimens et d’idées. Née dans la lutte contre l’influence étrangère, elle a gardé le ton de la lutte. C’est, dit avec raison M. Darmesteter, une création de patriotes qui se sont dit : « Nous voulons une poésie à nous. » La littérature allemande est une œuvre de la volonté, comme l’Allemagne même ; mauvaise condition pour vibrer ailleurs que dans un cœur allemand. « La vraie poésie de l’Allemagne s’est réfugiée dans sa philosophie, — Faust, — et dans sa musique[10]. »

On nous dit qu’il y a dans les littératures étrangères a une inspiration morale plus délicate et plus pure[11]. » Est-il certain qu’il y ait moins de grossièreté dans Shakspeare que dans Virgile ? Et quelque admirable que soit, par exemple, l’épisode de Francesca dans l’Enfer de Dante, ou plutôt, précisément parce qu’il est si admirable, est-ce pour des jeunes gens une lecture bien choisie que le poétique tableau de ces amours ? Suffira-t-il de montrer Paolo et Francesca emportés par la tourmente éternelle et enlacés à jamais l’un à l’autre, pour inspirer aux jeunes gens, avec la crainte de l’enfer, l’horreur des passions défendues ? Si l’on passe en revue nos programmes officiels de langues vivantes, on verra que l’éducation par les langues étrangères, c’est l’éducation par les romans. Voici, avec leurs héroïnes sans nombre, tous les romans de Walter Scott « au choix, » dit le programme ; voici David Copperfield, de Dickens, A Christmas Carol, Nicolas Nickleby ; voici le Vicaire de Wakefield, de Goldsmith : Silas Marner, de George Eliot, le Moulin sur la Floss et Adam Bede ; la Femme du professeur, d’Auerbach ; Doit et avoir, de Freytag, etc. Les lois de la suggestion sont aujourd’hui bien connues et scientifiquement établies ; ces récits d’amour et de séduction, avec ce long défilé déjeunes filles depuis la belle juive d’Ivanhoé jusqu’à la Marguerite de Faust, sont une suggestion continuelle, surtout quand les scènes se passent non dans le lointain invraisemblable de la mythologie, mais dans notre milieu moderne, dans la rue où les (1) étudians de Faust poursuivent les filles du peuple, dans la chambre de Marguerite, ou au rendez-vous de Hetty (Adam Bede). Une mère de famille ne mettra pas sans inquiétude le Faust de Goethe dans la bibliothèque de ses enfans. Si nous voulons respecter chez les-jeunes gens l’évolution naturelle et calme des facultés, continuons de demander aux idées grandes et larges de Tacite, de Cicéron, de Virgile, une base d’instruction solide et simple, au lieu d’initier les enfans, — comme l’a proposé M. Lockroy quand il était ministre de l’instruction publique, — aux littératures des civilisations vieillies, compliquées, raffinées, de les mettre en tête à tête avec Shakspeare, avec Tennyson, avec Shelley, que les Anglais eux-mêmes ont peine à comprendre[12].

L’étude des littératures modernes, si tourmentées, outre qu’elle est médiocrement salutaire aux esprits qui se forment, serait un fort mauvais moyen de conserver à notre langue même ses qualités originales, qui sont en grande partie latines. Il est sage de fournir au jeune homme des formes de langage et de style plus stables que celles de notre époque, où les écoles se succèdent avec une extrême rapidité, suivant les modes, suivant les systèmes philosophiques en faveur ; c’est une véritable tourmente qui pourrait risquer d’emporter le pur français, de faire perdre à notre langue sa belle clarté et sa transparence intellectuelle. Il y a déjà assez de fermentation dans notre littérature contemporaine, nous avons assez de décadens, de symbolistes, de naturalistes à outrance, sans hâter nous-mêmes la dissolution des lettres françaises par une éducation bariolée d’anglais, d’allemand, d’italien, d’espagnol et d’arabe. On ne fait pas l’instruction des peintres, des sculpteurs et des musiciens en leur faisant étudier les œuvres d’art les plus récentes et les plus raffinées, mais bien celles qui offrent les qualités classiques de forme, de composition, de style ; sans ces qualités il n’y a point de grand art, et c’est sur elles que tout le reste doit se greffer. On fait étudier les « vieux maîtres, » les Raphaël et les Vinci, les Bach et les Mozart, comme les Phidias et les Praxitèle. Le jour où l’éducation des artistes, en France, renoncerait à cette tradition, notre supériorité dans l’art et dans les industries d’art aurait bientôt disparu. Le jour où les classes lettrées renonceraient aux études latines, il en serait bientôt de même pour notre gloire littéraire.


On dit : — Nous donnerons au grand nombre un fort enseignement français. — Vous n’y parviendrez pas plus qu’à donner au grand nombre un fort enseignement grec et latin. Si vous vous occupez du grand nombre, vous serez obligés d’abaisser le niveau de l’enseignement anglo-germain-français tout comme celui de l’enseignement gréco-latin français. Si, au contraire, vous ne vous préoccupez pas du grand nombre, — et vous aurez raison, — vous verrez reparaître les couches habituelles de l’enseignement ; vous aurez en français, comme vous en aviez en latin et en grec, des paresseux, des élèves médiocres, des « fruits secs. » Ils n’auront pas appris le latin, mais ils n’en sauront pas mieux leur langue, en supposant qu’ils la sachent aussi bien, — et cette supposition contredit une expérience séculaire. En vain voudrez-vous élever le niveau de l’enseignement classique français, de l’enseignement spécial, pour l’appeler par son vrai nom, vous n’y parviendrez pas. Vous serez sans cesse retenu et par la nature des élèves et par la nature des maîtres eux-mêmes. Vous aurez une sorte de masse, de plèbe intellectuelle qui vous obligera à vous rapprocher d’elle, à vous préoccuper de ses intérêts immédiats, — tout comme il arrive pour les gouvernemens trop exclusivement démocratiques et populaires, pour les chambres à suffrage trop direct et trop universel. Il y a tout un peuple qui vous tire par en bas, alors que vous voudriez voir les choses de plus haut et de plus loin. Vous êtes à l’état de ballon captif. Enseignement français, cela voudra dire, — quoi que vous fassiez, — enseignement pratique, utilitaire, scientifique, spécial, professionnel. Le prospectus de l’Association pour la réforme de renseignement nous en a fourni tout à l’heure une preuve nouvelle, puisqu’on n’y parle que d’industrie et de commerce. Dès que vous voudrez cultiver le beau pour le beau, maîtres et élèves pousseront le même cri : « A quoi bon ? Ce n’est pas assez moderne, ni assez scientifique, ni assez pratique. » Le loup scientifique fondra sur votre bergerie littéraire, et il aura bientôt dévoré tous ces moutons inoffensifs. On n’aura pas de peine à démontrer par a + b que Corneille et Racine sont « des perruques » encore plus qu’Horace et Virgile. Vos maîtres eux-mêmes, vous serez obligés de les avoir plus ou moins conformes à l’esprit général des amateurs exclusifs du français, des langues vivantes et des sciences ; vous réussirez bien rarement à en faire des lettrés, des philosophes, des savans désintéressés. Une fois que vous aurez écrit sur la porte du lycée : « Ici ne s’enseigne que ce qui est utile à la société moderne, » vous n’aurez plus guère que des professeurs à l’esprit utilitaire, comme les élèves et les parens. Et quel pur métal résisterait à la pierre de touche utilitaire ? A quoi sert le latin ? A rien, comme la Vénus de Milo. Mais à quoi sert l’histoire, et ai-je besoin de savoir, par exemple, que Louis IV d’outre-mer, fils de Charles le Simple, régna de 936 à 954 et batailla toute sa vie sans profit ? A quoi sert tant de géographie, et ai-je besoin, comme dit Tolstoï, de connaître le canal Mariine et sa navigation ? « Le batelier saura bien me conduire. » A quoi bon la géologie, si je ne dois jamais m’occuper d’industries extractives ? — Que des écoliers paresseux ou même des « pères de famille » fassent ces beaux raisonnemens, cela n’a rien que de naturel ; mais l’État doit-il les faire pour eux ? Il aura voulu démocratiser l’enseignement, sous le nom d’enseignement français, et le résultat sera l’abaissement des études françaises elles-mêmes. Le nouvel enseignement, prétendu classique, ne sera jamais que le « bâtard du lycée et de l’école primaire. » Quant à « l’élite » d’élèves pour les études gréco-latines, on la verra se réduire aux rari nantes in gurgite vasto (profitons de ce qu’il est encore possible, en France, de citer cinq mots de Virgile). L’intérêt véritable des démocraties n’est pas de tout démocratiser, de tout ramener sur terre, et sur terre plébéienne.

On répète sans cesse : la preuve que les humanités modernes répondent à un besoin légitime, c’est le nombre d’élèves qu’a fini par recueillir l’enseignement spécial et qui augmentera avec l’enseignement français. — Mais on peut répondre : la preuve que la musique d’Offenbach et celle de Pierre Lecocq répondaient à un besoin légitime, c’est le nombre de spectateurs qui sont allés voir la Belle Hélène et la Fille de madame Angot (sans compter les courses de taureaux). Rabaissez l’art, rabaissez les études, et vous donnerez toujours satisfaction à certains besoins ; reste à savoir si ce sont les plus nobles.

Au reste, l’enseignement spécial n’a réussi que là où son succès était légitime, c’est-à-dire dans les trois premières années du cours ; à partir de la quatrième année, les élèves désertent. Sa vraie destination est en effet de fournir un enseignement de moyenne valeur à ceux que réclame, au bout de quelques années, la pratique des professions industrielles. M. Duruy l’avait compris.

On met aussi en avant les « vœux des pères de famille. » Mais un état comme le nôtre, qui a en dépôt l’honneur de la France, ne peut leur abandonner la direction effective et pratique de l’enseignement. Les pères de famille ! Ont-ils pour la plupart quelque compétence ? Quand il s’agit d’instruire et d’élever leurs enfans, ne sont-ils pas trop souvent eux-mêmes de grands enfans ? Est-ce, en moyenne, un père de famille qui se placera au point de vue des intérêts de la nationalité et de la race, qui se préoccupera de l’élite intellectuelle à conserver ou à recruter, de la sélection à opérer, de la tradition nationale à maintenir, des progrès à assurer en même temps, enfin de la lutte à soutenir avec les nations voisines et de ce qu’on pourrait appeler les intérêts internationaux de l’enseignement ? Consulter les pères ou les mères sur le rôle du grec et du latin dans l’enseignement secondaire, sur la valeur comparative des lettres et des sciences pour l’éducation, sur la place de la philosophie, ce serait presque aussi imprudent que de consulter les enfans. Voyez les journalistes, les littérateurs, les hommes de science, les hommes de lettres, les membres des académies des sciences et de médecine, les ministres mêmes, combien y en a-t-il qui montrent une compétence dans les questions d’enseignement ? Un savant nous a dit en pleine Académie de médecine : « Le grec ne sert pas pour les chirurgiens ou les médecins, donc il faut supprimer le grec. » Un sénateur nous a dit : — Nous avons besoin d’industriels et d’agriculteurs, donc il faut supprimer le latin. — Tel ministre voulait jadis la restauration des études classiques ; tel autre faisait en Sorbonne l’éloge des langues vivantes. Rien n’égale le chaos des opinions pédagogiques, sinon le chaos des opinions politiques. Que le gouvernement, dans ce désarroi, propose aux parens et aux enfans un moyen expéditif d’études classiques, comprenant le français, les langues vivantes et les sciences, avec baccalauréat et promesse d’entrée dans les administrations ; aussitôt les pères de famille précipiteront en aveugles leurs enfans vers ces études en apparence plus utiles ; et les enfans eux-mêmes d’applaudir : ils resteront moins longtemps sur les bancs du collège ; ils échapperont au latin, à ce grec qu’on veut aujourd’hui leur faire apprendre jusqu’à la fin de la rhétorique ; on ne leur parlera que de français, d’anglais ou d’allemand, — ce qui, de loin, leur semble facile ; — on leur enseignera, il est vrai, des sciences parfois ennuyeuses, mais qui paraissent nécessaires pour gagner plus tard de l’argent. À la bonne heure ; choisissons les palmes au rabais ! Primo vivere, deinde non philosophari.

Puisqu’on demande des faits et des raisons positives, il est un fait constaté par des observations nombreuses en France, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre : c’est la supériorité moyenne des élèves qui ont fait des études classiques sur ceux qui n’ont reçu qu’une instruction scientifique et « moderne. » M. Dubois-Reymond constate que les élèves des gymnases, les humanistes, même médiocres, sont supérieurs aux autres dans celles des écoles spéciales où on admet quelques élèves des écoles réelles, ainsi que dans tous les ordres d’application. Et, en Allemagne, les écoles réelles ne représentent pas simplement, comme notre enseignement spécial, les épaves de l’enseignement classique : il y a des jeunes gens bien doués qui, se destinant à quelque haute profession industrielle, choisissent l’école réelle ; or, selon M. Dubois-Reymond, ils restent finalement inférieurs. Ainsi, d’après la statistique, qui partage avec la géographie et la mécanique la royauté du jour, l’étude des langues et des littératures anciennes serait la plus propre à développer les facultés fondamentales d’où les facultés scientifiques doivent recevoir l’impulsion. Au reste, il peut se rencontrer des génies dans l’enseignement spécial et même dans l’enseignement primaire, comme il se rencontre des nullités dans l’enseignement classique ; mais ce ne sont pas les individus qu’il faut considérer, c’est l’esprit général développé par un enseignement et par les traditions qu’il représente ; c’est surtout le rapport de cet esprit à la conservation et au progrès de l’esprit national. Quand même, dans quelques concours particuliers entre élèves classiques et élèves de l’enseignement spécial, ceux-ci soutiendraient la lutte pour le français et les sciences, ce résultat ne prouverait nullement que le nouveau système pût être généralisé sans danger pour le pays. L’esprit littéraire, jusqu’ici entretenu en France par l’éducation classique, se communique à tous par contagion, même dans l’enseignement spécial, et cet esprit durera encore un certain nombre d’années ; mais tarissez les sources classiques, alourdissez le milieu intellectuel des classes dirigeantes, changez le climat moral de la France, vous aurez bientôt une France utilitaire et prosaïque. Ce jour-là, à vrai dire, la France aura cessé d’exister moralement et politiquement.


III

Déjà, en 1886, on a essayé de faire accepter au conseil supérieur de l’instruction publique la transformation de l’enseignement spécial en « enseignement classique français. » Le projet de réforme commençait par ces mots : « Le nouvel enseignement sera général et classique ; il devra être organisé de manière à répondre aux besoins nouveaux de la société moderne et à attirer vers les études secondaires françaises les jeunes gens qui n’ont ni le goût, ni le loisir de se livrer à l’étude des langues mortes. » Le conseil supérieur n’eut pas de peine à comprendre qu’on voulait faire dévier l’enseignement spécial du but que ses origines et son nom même lui assignaient. Il eut soin de déclarer qu’il repoussait formellement l’idée d’une assimilation de l’enseignement français avec l’enseignement classique, ail n’y a qu’un enseignement vraiment classique : c’est l’enseignement dont la base est l’étude des langues anciennes. Tout autre enseignement qui tendrait au même but par d’autres moyens ne peut être qu’un simulacre d’enseignement classique dont le besoin ne se fait point sentir. L’enseignement spécial doit rester ce qu’il est : un enseignement à tendance pratique, utilitaire. Il doit être tout entier dirigé en vue de former des esprits tels précisément qu’en réclament l’agriculture, le commerce et l’industrie. » Mais le conseil eut la faiblesse et l’imprévoyance d’accepter le baccalauréat de l’enseignement spécial. Que fit alors le ministre de l’instruction publique ? Contrairement aux formelles déclarations du conseil, il s’entendit avec les autres ministres, ses collègues, pour considérer le baccalauréat spécial comme équivalent, parfois même supérieur aux autres baccalauréats, à l’entrée des carrières libérales et des fonctions administratives. Grâce à ce biais ingénieux, les protestations du conseil restèrent platoniques. Au baccalauréat spécial, la littérature, la morale et la philosophie réunies ont droit à un suffrage sur huit ; la philosophie et la littérature ne représentent chacune qu’un vingt-quatrième des suffrages ! Les mathématiques et la comptabilité ensemble ont deux suffrages ; les sciences physiques, deux ; la langue vivante, un, etc. D’où il résulte mathématiquement que la morale vaut un tiers de la comptabilité. Ce calcul est, comme on dit, « fin de siècle. » Voilà les lettrés et les philosophes de l’enseignement spécial[13]. Ces nouveaux bacheliers n’en ont pas moins à peu près les mêmes privilèges que les anciens bacheliers ès lettres et bacheliers ès sciences. Leur titre est équivalent à celui de bachelier ès sciences restreint pour les études médicales, de bachelier ès sciences pour l’École polytechnique, pour l’École de Saint-Cyr, pour l’entrée dans la plupart des ministères, pour la licence ès sciences et le professorat ès sciences, etc. En un mot, c’est l’école primaire envahissant tout ce qu’on avait autrefois réservé aux études vraiment classiques. On n’a admis que deux exceptions, en ce qui concerne le droit et la médecine ; ici seulement le baccalauréat spécial ne peut tenir lieu du baccalauréat ès lettres. C’est, d’ailleurs, une inconséquence ; déjà la logique radicale a réclamé contre ces exceptions, surtout en ce qui concerne la médecine ; elle réclamera encore bien mieux quand nous aurons un baccalauréat de l’enseignement français. Tout ce que le conseil supérieur craignait et recommandait d’éviter deviendra une réalité malgré lui et contre lui. L’enseignement spécial, surtout si on l’érigé en enseignement classique français, conduira au même résultat positif que les études gréco-latines en moins de temps et avec moins de sacrifices : il s’imposera donc naturellement aux parens et aux enfans. Comme l’avait prédit M. Rabier dans son rapport, les études classiques paraîtront choses vieillies et hors d’usage. On n’aura plus ni hésitations ni remords à fuir devant l’effort intellectuel désintéressé que demandent les langues anciennes. C’est une tentation offerte à la paresse des jeunes gens, dont la faiblesse des familles se fait de nos jours si aisément complice. Ainsi, concluait M. Rabier au nom du conseil supérieur, « l’extinction graduelle de l’enseignement classique actuel, voilà la fin où tend, qu’on le veuille ou non, qu’on se l’avoue ou non, la réforme. » Et c’est cette prétendue « réforme » qu’il s’agit aujourd’hui de faire triompher définitivement. La dernière sauvegarde des études classiques, le droit, en supposant qu’on la maintienne, sera insuffisante et inefficace. Elle ne ramènera au véritable enseignement classique qu’une infime minorité d’écoliers. D’ailleurs, les radicaux simplistes, dont la logique à œillères ne voit ni à droite ni à gauche, s’écrieront : Pourquoi apprendre le latin et le grec quand on doit plaider en français ? — Voilà donc le résultat final des réformes récentes : on proclame bien haut que « les aspirans aux carrières scientifiques feront du latin et du grec jusqu’à la fin de la rhétorique. » Quel triomphe pour les fidèles du grec ! Mais attendez la fin : in cauda venenum, disaient nos pères. On fera du latin et du grec, si on refuse de passer à « l’enseignement classique français, » qui, par le chemin le plus court et le plus fleuri, conduira aux mêmes carrières. La porte échappatoire est donc ouverte à deux battans, — vous voyez d’ici la débandade. Les professeurs de latin, de grec, de philosophie resteront seuls avec leur « élite de délicats, » qui se composera d’eux-mêmes, de leurs collègues et de quelques prétendans à l’École normale (section des lettres seulement). Quant à la France, elle sera alors définie par les autres nations : — un pays dit néo-latin, à population décroissante et à culture littéraire décroissante, autrefois le plus lettré de tous, où aujourd’hui savans et professeurs de sciences, médecins, polytechniciens, officiers supérieurs, administrateurs même et magistrats ne peuvent entendre deux mots de latin sans rougir.


L’exemple dont on prétend s’autoriser, ce sont les « écoles réelles » d’Allemagne, dont on se fait l’idée la plus fausse. Ces écoles ont commencé, avec Francke, Semler et Hecker, par être des écoles professionnelles ; peu à peu on y a introduit assez de connaissances générales et de latin pour les faire rivaliser à la fin avec les gymnases. Elles ont cessé alors d’être professionnelles pour devenir des gymnases mitigés, accordant plus de place aux études scientifiques, moins de place aux études littéraires, et, pour cette raison, considérées comme préparant plus spécialement, quoique d’une manière encore toute générale, aux professions industrielles, commerciales et agricoles. Mais les Allemands ont eu soin de maintenir la hiérarchie, bien que dans une mesure selon nous insuffisante. En outre, si leurs écoles réelles de 2e classe répondent à notre enseignement spécial, celles de lie classe ou « gymnases réels » répondent à notre ancienne « section des sciences, » avec cette différence que les collèges scientifiques, en Allemagne, sont entièrement séparés des collèges littéraires. Dans les gymnases réels, — surtout en Prusse, — on fait beaucoup plus de latin et aussi d’études littéraires que n’en faisaient nos élèves des sciences. Avant peu d’années, le latin, auquel on revient de toutes parts, sera exigé partout.

En Allemagne, l’enseignement secondaire s’adresse à une fraction de la société qui n’a ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs sociaux que la fraction correspondante de la société française[14]. La bourgeoisie allemande n’est pas, comme la nôtre, l’unique classe dirigeante d’une démocratie toute livrée au suffrage universel. Le régime féodal a laissé en Allemagne de nombreux vestiges ; l’aristocratie y conserve une véritable importance politique ; l’enseignement supérieur y a une vitalité particulière et une mission directrice ; la bourgeoisie allemande, en un mot, n’est appelée ni par la lettre, ni surtout par l’esprit des institutions à exercer une influence prépondérante sur la direction du gouvernement. Il en résulte que l’Allemagne pourrait, sans grand inconvénient, rétrécir le champ des études libérales et les réserver à une élite destinée à la fréquentation des universités. Malgré cela, tout en créant des « écoles réelles » en vue de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, l’Allemagne s’est efforcée de répandre le plus possible l’instruction classique, qu’elle a maintenue dans ses gymnases en son intégrité. Chez nous, la bourgeoisie est l’aristocratie politique de notre démocratie ; elle seule, par une influence toute morale et sociale, peut faire contrepoids à la masse populaire, armée des mêmes droits politiques qu’elle, mais moins instruite. Supposez que le peuple devienne vraiment la classe dirigeante, vous aurez, en quelque sorte, un gouvernement d’instruction primaire, où les vues générales, lointaines et désintéressées seront nécessairement sacrifiées aux besoins matériels ou aux passions du moment présent. Toutes les comparaisons que l’on fait sans cesse entre notre enseignement spécial et l’école réelle d’Allemagne ne prouvent donc rien. Le jour où la France serait abandonnée à une classe dirigeante formée par l’enseignement spécial ou par « l’enseignement classique français, » ce serait une nation abaissée, livrée aux médiocres et aux barbares[15].

En Allemagne, depuis 1870, une grande faute a été commise, analogue à celle qu’on a commise en France. Le ministre prussien de l’instruction publique, après avoir pris l’avis des corps savans, n’en a tenu nul compte. Tous avaient répondu unanimement qu’ils voulaient des élèves surtout lettrés, d’intelligence ouverte, munis d’une bonne éducation gréco-latine, non surchargés d’x et d’y. Mais c’était alors un moment de crise pour les écoles réelles, que la clientèle abandonnait faute de débouchés dans l’enseignement supérieur. Les intéressés criaient très haut. En outre, on manquait de professeurs pour les langues vivantes et pour l’histoire naturelle. Le ministre, sacrifiant les intérêts permanens à des intérêts passagers, comme font trop souvent les hommes politiques, décida, en 1870, que les élèves diplômés des gymnases réels (qui sont le pendant de nos bacheliers ès sciences, mais savent plus de latin), pourraient se faire inscrire aux universités comme étudians « en mathématiques, en sciences naturelles et en philologie moderne, » traduisez : en langues vivantes. On ajouta d’ailleurs que, dans la distribution des places de professeurs, les élèves des gymnases auraient droit à la préférence. La médecine, la théologie et les études supérieures de littérature demeurent toujours absolument fermées aux élèves des écoles réelles, autant dire aux bacheliers ès sciences. Cette décision ministérielle n’en fut pas moins vivement blâmée et l’est encore. On voit là, avec inquiétude, un nouveau succès de l’américanisme et du réalisme, quoique, en réalité, il s’agisse simplement du droit d’enseigner les langues vivantes, l’histoire naturelle et les mathématiques sans avoir appris le grec, mais après avoir appris le latin. De plus, un très petit nombre des élèves des écoles réelles demandent le « certificat de maturité. » L’Allemagne fait d’ailleurs effort pour revenir à l’unité de l’enseignement secondaire. Dans le plan de 1882, l’enseignement des trois premières classes de l’école réelle correspond à celui des premières classes du gymnase classique, de manière à permettre le passage d’une école réelle à un gymnase pour ceux qui ont la capacité ou la volonté d’études plus sérieuses et plus longues. On finira ainsi par avoir deux embranchemens d’instruction secondaire qui ne différeront que par la présence ou l’absence du grec et par une proportion plus ou moins forte d’études scientifiques.

En Allemagne, — et aussi en Angleterre, — la pente vers le réalisme des realschulen est corrigée par l’habitude prise de fréquenter les universités : c’est là une tradition aristocratique, une tradition pour les classes qui se respectent, tout comme c’est une tradition bourgeoise chez nous de se faire recevoir bachelier. Après quoi, on estime en France que l’instruction est terminée, tandis que, pour les Allemands et les Anglais, c’est simplement l’entrée de l’instruction supérieure. Maintenez en France un baccalauréat utilitaire et réaliste, supprimez ce signe de ralliement pour les classes instruites de tout pays, les lettres latines, il n’y aura plus de raison chez nous pour faire des études vraiment classiques, désintéressées et foncièrement littéraires ; les sciences et leurs applications finiront par absorber tout, même les lettres françaises ; car, en ce qui concerne les universités, les Français sont rétifs à ce prolongement d’études. Vous ferez difficilement croire aux familles qu’il soit nécessaire d’envoyer les jeunes gens suivre un cours sur la querelle des investitures, ou un autre sur Ronsard et le XVIe siècle, ou un autre sur les origines de la littérature allemande, etc. Lancer les jeunes gens dans la vie d’étudiant pour acquérir toutes ces connaissances spéciales, c’est à quoi les parens ne consentiront pas : on a trop peu de confiance dans la sagesse des enfans français pour les abandonner « sur le pavé des grandes villes, » sans qu’ils y soient absolument forcés par des études de droit ou de médecine. Puis on se dit : — Autant vaut lire Ronsard lui-même, et les histoires littéraires, et les livres de critique littéraire, que d’aller entendre quelques beaux discours sur ce sujet, prononcés par un professeur devant un auditoire de passage. Qu’apprend-on dans les cours de ce genre qu’il eût été si difficile d’apprendre dans les livres ? Au reste, ajoute-t-on, le professeur publiera probablement son cours, s’il a découvert quelque chose d’intéressant ; je le lirai chez moi. — En Allemagne, les quatre cinquièmes des élèves des gymnases suivent les cours des universités, d’autant plus que les pasteurs protestans y vont apprendre la théologie ; on peut donc dire que l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur font corps. En France, pays de bourgeoisie et de démocratie, en même temps que pays catholique, c’est pure chimère d’espérer un résultat analogue. Il faut que l’enseignement secondaire puisse au besoin se suffire. Ceux qui veulent aujourd’hui le subordonner à l’enseignement supérieur, l’appauvrir même et le restreindre, sous prétexte de renvoyer plus tard les jeunes gens à des universités imitées de l’Allemagne (mais où on recevra l’enseignement supérieur sans même connaître un mot de latin), nous paraissent mal se rendre compte de la différence entre les deux pays. Il faut assurément fortifier et enrichir l’enseignement supérieur, et c’est ce que l’on fait ; il faut aussi organiser l’enseignement professionnel, et c’est ce qu’on ne fait pas ; mais ce qui importe avant tout, c’est de fortifier le seul enseignement qui ait pour objet propre non plus le savoir et ses applications pratiques, mais la culture intellectuelle, esthétique, morale et civique d’une jeunesse appelée à former le cerveau de la patrie.


IV

En résumé, c’est au moment où, en Allemagne, en Italie, en Angleterre même, on s’inquiète de l’accroissement des écoles réelles et du « réalisme » qu’elles favorisent, c’est au moment où l’on propose, dans ces pays, d’en revenir au a collège secondaire unique, » qu’on voudrait, en France, substituer à la culture classique une sorte d’arlequin anglo-germano-scientifique, supprimer l’étude des lettres latines, qui est de tradition vraiment française en même temps qu’universelle, et qui a contribué au développement de l’influence française. Pour nous, nous ne pensons pas que l’heure soit encore venue de rompre avec une littérature dont la nôtre est le prolongement. « Messieurs les Anglais, messieurs les Allemands, tirez les premiers ! »

Mais ils s’en gardent bien. Les Allemands, en particulier, à côté de leurs écoles réelles, conservent avec soin leurs gymnases, où l’on étudie neuf ans le latin et sept ans le grec. Dans leurs écoles réelles elles-mêmes, du moins dans celles de première classe (gymnases réels), ils réintègrent le latin, jusqu’à lui donner, dans certains établissemens, cinquante-quatre heures par semaine (réparties sur neuf années) ! En France, faut-il employer les ressources de l’État, — si limitées, — à doubler inutilement l’enseignement secondaire, pour le seul plaisir de remplacer le latin (ce cran de sûreté de l’enseignement littéraire) par une langue vivante et de créer ainsi une concurrence fatale aux études considérées dans tous les pays comme seules classiques[16] ? Est-ce là le meilleur emploi à faire de nos finances ? Il vaudrait infiniment mieux consacrer les mêmes ressources à organiser « le grand service public qui nous manque, » un véritable enseignement professionnel. Nous avons huit écoles commerciales, l’Allemagne en a deux cents ; nous avons une douzaine d’écoles industrielles, elle en a plus de cent. En face d’une telle situation, gaspiller les finances de l’instruction publique pour tuer l’enseignement classique, qui seul nous reste, sans même le remplacer par un véritable enseignement professionnel, ce serait plus qu’une folie au point de vue national et international. Si les études professionnelles et techniques étaient sérieusement organisées, une partie de nos soixante mille élèves, après quelques années d’enseignement spécial, se reporterait vers ces études ; la preuve en est dans le chiffre déjà considérable d’élèves du cours spécial. Il ne resterait que les jeunes gens destinés à faire réellement de vraies « humanités » et à les poursuivre jusqu’au bout.

C’est donc là qu’est la solution : il faut organiser, non pas deux types égaux d’instruction secondaire, mais trois degrés inégaux d’instruction : l’un classique, l’autre spécial, le troisième professionnel. La diversité ne doit s’admettre, dans l’enseignement secondaire, que pour diverses branches du savoir et de l’instruction proprement dite, notamment les sciences particulières, dont l’une peut fort bien se substituer à l’autre, les particularités de l’histoire ou de la géographie, et enfin le grec. Si, par exemple, vous prévoyez que la mécanique vous sera particulièrement utile plus tard, apprenez la mécanique et laissez la botanique ou la minéralogie ; si vous préférez à la mécanique le droit usuel ou la géographie commerciale, ou même la comptabilité, choisissez à votre aise ; on ne saurait voir là le plus léger inconvénient : dans la « chimie mentale, » dix atomes de droit usuel peuvent remplacer dix atomes de géographie : c’est le seul genre de spécialisation anticipée qui soit sans danger au collège. Mais la diversité ne peut s’admettre pour tout ce qui est l’âme même de notre éducation classique, à savoir : notre langue nationale, qui est le français ; notre seconde langue nationale historiquement et littérairement, qui est le latin, — et qui de plus est la langue internationale pour la culture des classes instruites ; la théorie générale des sciences mathématiques et physiques, qui est la même pour tous ; la philosophie et la morale, études originales et sans équivalons, qui sont le couronnement nécessaire de l’éducation libérale, surtout dans un pays où l’esprit religieux est affaibli et où la morale est devenue toute laïque. Nous établissons donc dans l’enseignement secondaire une partie éducative immuable et une partie instructive variable, des classes fondamentales obligatoires et des cours facultatifs. Notre devise n’est pas le moins du monde : Omnibus omnia, mais : Omnibus optima.

Quant à une éducation française avec addition de sciences et de langues vivantes, elle n’est nullement méprisable en elle-même, mais elle n’est pas le vrai type d’enseignement secondaire classique, libéral et national. Quelque profitable que soit une telle éducation, elle sera inférieure et devra être hautement déclarée telle dans l’intérêt des études classiques, tant que nos conditions de grandeur et d’influence nationales, ainsi que celles des autres peuples, ne seront pas assez profondément modifiées pour nous permettre à l’égard des lettres latines l’indépendance du cœur, — et même pour la permettre à toutes les nations. Ou vous voulez et pouvez faire vos humanités, ou vous ne le voulez ni ne le pouvez ; tout est là, mais il n’y a pas dix façons de faire ses humanités dans une nation donnée, avec son passé donné, son avenir à assurer, son unité intellectuelle à sauvegarder, son rang à maintenir en face des autres nations. Croit-on que le philosophe qui écrit ces lignes ait la superstition du latin pour le latin même ? Non, mais il a la superstition de la gloire française. Les erreurs en éducation sont les pires de toutes, parce qu’elles compromettent des générations entières. Au Sedan militaire n’ajoutons pas nous-mêmes un Sedan intellectuel.

Le vrai but de l’enseignement spécial doit être de donner aux médiocrités de tout genre le moyen de devenir, non des lettrés ou des artistes, mais des Marthes masculines qui s’occuperont intelligemment du grand ménage national, tout en ayant un commencement de culture littéraire, une ouverture sur les choses de l’esprit. Il est besoin de beaucoup de Marthes, non pas seulement de Maries ; ce n’est pas une raison pour accorder aux unes et aux autres des palmes de même valeur. Un homme peut en valoir un autre, comme homme ; mais un forgeron ne vaut pas un cordonnier, comme cordonnier, et un cordonnier ne vaut pas un forgeron, comme forgeron : Ne sutor ultrà crepidam. Le conseil supérieur s’est laissé arracher le baccalauréat de l’enseignement spécial ; ce fut sa première faute. Ce jour-là, l’ennemi était dans la place ; si on l’y laisse, il envahira tout le reste : il a les appétits d’un parvenu. Le remède est simple et radical. Il faut supprimer le baccalauréat spécial et, tout en fortifiant l’enseignement spécial sur son vrai domaine, le renvoyer à l’étage au-dessous. On le rendra ainsi à sa destination primitive, que son fondateur lui avait sagement assignée : celle d’un enseignement demi-primaire, demi-secondaire, préparatoire aux professions industrielles et s’adressant à ceux qui n’ont ni le goût, ni les moyens, ni surtout le temps de recevoir une complète instruction générale. Mais on ne saurait admettre que l’État bouleverse la hiérarchie dont une démocratie a surtout besoin, en couronnant des « mêmes baies de laurier » les élèves qui ont eu le mérite, ou au moins la bonne intention des études classiques, et les élèves absorbés par leurs intérêts immédiats, qui font rapidement leurs études pour faire plus vite « leur chemin [17]. » L’État doit maintenir et même accroître, devant le nombre toujours croissant de candidats et de solliciteurs, ses exigences en fait de diplômes : un avocat et un médecin, par exemple, ne sont pas seulement un avocat et un médecin ; ils font partie de la classe dirigeante nécessaire à la démocratie, ils ont une mission, une fonction civique. L’État a le droit et le devoir de leur dire : « Vous serez lettrés, vous ne serez pas de simples manœuvres en chirurgie ou des commerçans en médecine, de simples industriels en droit, de simples agens d’affaires ayant pour devise : Dulces ante omnia… Nummi. » Et de même pour toutes les professions libérales. A plus forte raison pour les fonctionnaires de l’État. Ici le gouvernement est maître chez lui. Au lieu d’ouvrir les portes des administrations à tous les calculateurs qui ont préféré la voie courte, il doit dire : « Vous n’entrerez pas si vous n’avez point reçu l’éducation qui fait la véritable élite de la France. Il ne suffit pas de savoir lire, écrire et bien compter pour être un administrateur : fonction oblige ; vous ne ferez pas partie de la classe gouvernementale sans être animé de l’esprit traditionnel qui a fait de la France ce qu’elle est. » Dans l’éducation qu’il donne, l’État ne doit travailler que pour la nation et pour la race, qu’il représente. Lui demander une instruction qui soit presque exclusivement à notre usage personnel, qui ait en vue d’abord nos propres intérêts immédiats, c’est lui demander de trahir sa mission, c’est lui demander presque un crime de lèse-nationalité et, si on peut dire, de lèse-race. C’est pourtant ce que semblent proposer la plupart de nos modernes réformateurs, ceux qui se piquent d’être pratiques et qui veulent, selon le mot de Montesquieu, faire périr l’arbre pour en cueillir plus tôt les fruits. On a reproché à l’ancienne Université de former un peuple de lettrés ; si la nouvelle formait un peuple de contre-maîtres, a-t-on dit avec raison, en serions-nous plus forts et plus libres ? Ne souffrons pas que l’instruction primaire, si essentielle qu’elle soit, dévore tout le reste, envahisse tout, sous des noms divers. L’éducation antique était appelée libérale parce qu’elle était désintéressée. Dans les républiques de l’antiquité, l’homme libre était celui qui ne se préoccupait pas des applications matérielles et mécaniques de la science ou de l’art, celui qui recherchait le vrai pour le vrai, le beau pour le beau, la culture de l’esprit pour l’esprit même. Liberté, libéralité, désintéressement, c’était tout un. De plus, la liberté était conçue comme inséparable du dévoûment à la « chose publique, » à la cité, à la patrie, c’est-à-dire au groupe humain dont l’individu était membre ; le patriotisme, c’était la forme pratique du désintéressement scientifique, esthétique, philosophique. L’homme libre était donc le citoyen, celui qui devait avoir pour principale préoccupation le bien de la république, dont la direction lui était confiée. Malgré la part croissante de l’utile dans la vie moderne, nous ne croyons pas qu’on puisse, surtout en France, concevoir une éducation libérale autrement que sur ce type moral et civique. La démocratie contemporaine, il est vrai, comprend difficilement que c’est de la culture supérieure que le reste découle, comme l’eau fécondante descend des hauteurs. Au gouvernement républicain, s’il conçoit bien sa mission, il appartient de lutter contre cette tendance, de maintenir les influences d’en haut, non par privilège et monopole, mais par une sélection naturelle et une éducation vraiment libérale. C’est de l’enseignement secondaire, en France, que dépend l’avenir même du pays. Tel enseignement secondaire, telle démocratie, du moins tant que le peuple ne sera pas entièrement affranchi de toute direction, tant que l’avenir entier de la France ne se sera pas concentré dans l’instruction primaire ou dans ses transformations plus ou moins déguisées. Tout diplôme classique est une garantie sociale et non pas seulement professionnelle ; ceux qui auront un jour une mission directrice dans l’Etat doivent donc être élevés conformément aux traditions littéraires et philosophiques qui ont fait l’honneur de la France.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Nous connaissons fort intimement quelqu’un qui avait fait toutes ses études en vue d’une profession et qui, la dernière année, en choisit une autre : le professorat ? Dans le professorat même, il commença par enseigner la rhétorique et prépara jusqu’au bout l’agrégation des lettres ; puis, l’agrégation de philosophie ayant été rétablie, il changea de direction et trouva enfin, à ce qu’il semble, sa véritable voie. Plus tard, ses anciennes études de grec en vue de l’agrégation des lettres lui permirent de « platoniser » et de « socratiser » à son aise. Pourquoi vouloir confiner de bonne heure les jeunes gens soit dans les sciences, soit dans les lettres anciennes, soit dans « l’enseignement classique français ? » Nul ne peut connaître l’avenir.
  2. La Question du latin, p. 63.
  3. M. Maneuvrier, ancien élève de l’École normale et agrégé de philosophie, est, si nous ne nous trompons, à la tête d’une grande exploitation industrielle ; ce qui ne l’empêche pas d’écrire des livres très remarquables sur l’enseignement.
  4. L’économie politique devrait être introduite dans l’enseignement classique à titre obligatoire (les doctrines de M. Frary et celles de M. Combes au sénat en sont une preuve) ; quant à la législation usuelle, elle devrait être introduite à titre facultatif. On peut même aisément sacrifier à la dixième muse : la Comptabilité.
  5. Bulletin de l’Association nationale pour la réforme de l’instruction secondaire.
  6. Séjour fort utile, nécessaire même, pour le grand commerce et la grande industrie.
  7. On s’étonne et on se plaint de ce qu’en France les langues étrangères sont peu connues et pratiquées, En Allemagne, dit-on, on fait étudier avec fruit le français dès le commencement des études, et l’anglais à partir de la quatrième. — Oui, mais c’est que le latin prépare les Allemands à l’intelligence du français (langue qui a de plus les qualités classiques) et l’allemand leur rend facile l’intelligence de l’anglais. De même, en Angleterre, qui a appris le latin se tire du français, et ce n’est pas un bien grand effort d’apprendre l’allemand. En France, au contraire, quelle difficulté à comprendre l’allemand ou l’anglais ! L’italien et l’espagnol, précisément peu utiles, nous seraient, au contraire, faciles, comme le français, d’ailleurs, est facile aux Italiens et aux Espagnols. Le latin, lui, ne nous offre point de grandes difficultés. Il n’y a pas longtemps que les lettrés et les clercs parlaient latin, ce qui prouve que c’est une langue très abordable. Il n’y a donc aucune raison de supprimer le latin comme trop difficile, pour le remplacer par de l’anglais ou de l’allemand, qui offrira presque autant de difficultés que le grec.
  8. Trois siècles de chefs-d’œuvre : de Spenser à Shakspeare, de Milton à Pope, de Burns à Byron et Shelley.
  9. Un siècle seulement d’une littérature quelque peu artificielle.
  10. La langue allemande elle-même est encore à l’état nébuleux : elle n’a ni une forme assez précise, ni des règles exactes, ni des limites nettes.
  11. Bulletin de l’association pour les réformes de l’enseignement.
  12. Du vivant de Robert Browning, une société s’est fondée en Angleterre, ayant à sa tête l’éminent philologue Furniwal, pour expliquer et interpréter Browning. Le révérend Kirkman, prononçant le discours d’inauguration de la société, divisait, sans aucune intention d’épigramme, l’œuvre du poète en deux parties : les poèmes que l’on comprend et ceux que l’on ne comprend pas : « Là où Browning est obscur, c’est par excès de lumière. » Tennyson aussi, de son vivant, a ses commentateurs, ses scoliastes : ils Tout leur étude de ce qui est obscur, leurs délices de ce qui est inintelligible. Chez nous, nous n’avons pas de scoliastes même pour des pièces comme la Bouche d’ombre de Victor Hugo : cela est trop clair, il n’y a pas encore assez d’ombre dans cette bouche.
  13. Le curé de leur village se fera un malin plaisir de citer à ces « bacheliers » quelques vers de Virgile ou quelque verset biblique, qu’ils écouteront en ouvrant de grands yeux : Beati pauperes spiritu, ou : Innocentibus manus plenas. Ils auront beau répondre par une règle de comptabilité, le « préjugé » du latin sera longtemps le plus fort, parce qu’il représente, après tout, une tradition française.
  14. Voir, sur ce point, le livre de M. Ferneuil : la Réforme de l’instruction en France, livre dont nous repoussons d’ailleurs les conclusions.
  15. Même en Allemagne, les esprits éclairés protestent, avec M. Dubois-Reymond, recteur de l’université de Berlin, contre le réalisme croissant des Realschulen et contre l’invasion de l’américanisme dans les gymnases, dans les universités.
  16. Même en Amérique, on fait beaucoup de latin et de grec, les jeunes filles apprennent souvent le latin. On a introduit des élémens de latin jusque dans les écoles primaires.
  17. Voici, en ses traits principaux, la réforme que nous proposerions :
    Article 1er. — L’enseignement secondaire est un dans ses fondemens : 1° les lettres françaises ; 2° les lettres latines, mères des littératures modernes, et encore nécessaires de nos jours à l’unité d’esprit nationale et internationale chez les classes instruites ; 3° la philosophie ; 4° l’histoire générale ; 5° les élémens des mathématiques et de la physique. La diversité, étant donné notre état actuel au point de vue national et international, ne peut porter que sur les spécialités suivantes : grec, sciences secondaires et sciences appliquées, langues vivantes.
    Art. 2. — Le baccalauréat est unique et a pour hase les humanités, avec quatre subdivisions : 1° baccalauréat ès lettres et philosophie ; 2° baccalauréat ès lettres et sciences mathématiques ; 3° baccalauréat ès lettres et sciences naturelles ; 4° baccalauréat ès lettres et sciences économiques et industrielles.
    Art. 3. — Les classes de français, de latin, d’histoire générale et de philosophie seront communes à tous les élèves sans exception, jusqu’à la fin de leurs études. Les classes de grec admettront des équivalens dans les deux dernières années.
    Art. 4. — Dans la classe de seconde, quatre heures seront consacrées au grec, au lieu de cinq ; la cinquième heure sera ajoutée au cours de mathématiques. Des conférences facultatives de mathématiques seront instituées pour les élèves qui entrevoient déjà les carrières scientifiques.
    Art. 5. — Dans la classe de rhétorique, cinq heures au lieu de quatre seront consacrées au grec, à l’histoire de la littérature grecque et de l’art grec, pour les élève » préparant le baccalauréat ès lettres et philosophie.
    Art. 6. — Pour les aspirans au baccalauréat ès lettres et mathématiques (écoles du gouvernement) et pour les aspirans au baccalauréat ès lettres et sciences naturelles (études médicales), les cinq heures de grec en rhétorique seront remplacées par quatre heures complémentaires de sciences et une heure complémentaire de langues vivantes. En philosophie (où il y a quatre classes de philosophie pendant le premier trimestre et cinq classes à partir de janvier), une des classes de philosophie pendant le premier trimestre et deux à partir de janvier seront remplacées, pour les candidats aux carrières scientifiques, par des classes complémentaires de sciences. Celles des classes de philosophie que tous les élèves ne seront pas obligé » de suivre seront consacrées, pour les candidats au baccalauréat ès lettres et philosophie, à l’histoire de la philosophie, à l’explication des auteurs philosophiques et à des questions de philosophie complémentaires.
    Art. 7. — Pour les aspirans au baccalauréat ès lettres et sciences économiques et industrielles, les cinq heures de grec seront remplacées, en rhétorique, par trois heures complémentaires de sciences appliquées, une heure d’économie industrielle, agricole et commerciale, une heure complémentaire de langues vivantes. En philosophie, pour les mêmes élèves, une des classes de philosophie pendant le premier semestre et deux pendant le second seront remplacées par une heure de géographie industrielle et commerciale, une heure de législation industrielle et commerciale, et une heure complémentaire de langues vivantes.
    Des conférences facultatives de comptabilité et d’agronomie seront instituées en rhétorique et en philosophie.
    Art. 8. — A la fin de la rhétorique, la première épreuve du baccalauréat comprendra, pour tous les élèves : 1° une version latine (deux suffrages), afin d’assurer l’étude sérieuse du latin ; 2° une composition française (deux suffrages). Pour les candidats au baccalauréat ès lettres et philosophie, il sera bon d’ajouter une version grecque facile ; pour les autres, un thème de langues vivantes. Pour tous il y aura, à l’examen oral, une interrogation de grec et une de langues vivantes.
    A la fin de la classe de philosophie, la seconde épreuve du baccalauréat comprendra, pour tous les élèves, sans exception : Une dissertation en français sur un sujet de philosophie (deux suffrages). Pour le baccalauréat ès lettres et mathématiques, on ajoutera une composition de mathématiques (deux suffrages).
    Pour le baccalauréat ès sciences naturelles, une composition de sciences naturelles (deux suffrages).
    Pour le baccalauréat ès sciences économiques et industrielles, une composition de sciences (deux suffrages), une composition d’économie industrielle et de législation usuelle (un suffrage).
    Art. 9. — Les bacheliers ès lettres et philosophie pourront acquérir le titre complémentaire de bachelier ès sciences mathématiques, ou celui de bachelier ès sciences naturelle ? , ou celui de bachelier ès sciences économiques et industrielles, en subissant : 1° l’épreuve écrite de la composition de sciences ; 2° l’épreuve écrite du thème de langues vivantes ; 3° les épreuves orales complémentaires. Ils auront droit alors à une avance d’un certain nombre de points dans les concours pour l’entrée des grandes Écoles et des Facultés de médecine.
    D’autre pari, les bacheliers des subdivisions scientifiques pourront ajouter à leur titre celui de bachelier ès lettres et philosophie en subissant : 1° l’épreuve de grec, 2° une interrogation complémentaire de philosophie.
    Les jeunes gens dont les idées se seraient modifiées, à la fin de leurs études, relativement à leur vocation, pourront donc très facilement changer de voie et faire un choix à leur gré après quelques études complémentaires ; et ils se trouveront finalement munis d’un diplôme double.
    Art. 10. — L’enseignement spécial prendra un caractère plus pratique, au lieu de prendre un caractère classique, et il sera réduit à quatre années. Le baccalauréat de l’enseignement spécial sera remplacé par un diplôme d’études scientifiques et industrielles, en vue des professions moyennes de l’industrie, du commerce et de l’agriculture. Le baccalauréat ès lettres et sciences économiques et industrielles préparera aux hautes professions du même genre l’élite lettrée, instruite et libérale dont elles ont besoin.
    Art. 11. — L’enseignement professionnel et technique sera organisé, de manière à fournir un complément naturel, tantôt aux études classiques de la subdivision économique et industrielle, tantôt à l’enseignement spécial.
    On remarquera que, dans notre système, rien n’est sacrifié et que toutes leurs études y ont leur sanction. Le grec, sérieusement étudié par les uns, sera conservé pour les autres dans une mesure suffisante, très supérieure même à ce qu’on demandait récemment aux bacheliers ès sciences. Nous faisons partout aux sciences une part plus grande que celle qui leur est laissée dans les derniers projets votés par le conseil supérieur. Nous rendons inutile l’enseignement classique français en organisant un enseignement classique des sciences économiques et industrielles, qu’on appellera d’ailleurs comme on voudra. Enfin nous donnons aux langues vivantes leur importance légitime pour tous ceux qui en auront besoin. Nous avons donc un type unique d’enseignement secondaire, avec variantes pour le grec et les sciences appliquées.
    Si, par impossible, les fanatiques de l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture (ces divinités du jour) ne trouvaient pas encore suffisantes les connaissances industrielles et économiques du baccalauréat que nous proposons d’introduire, on pourrait, à la rigueur, remplacer les classes de grec en seconde (peut-être même en troisième), par des classes de sciences et de langues vivantes, sur la demande motivée des parens qui déclareraient leurs enfans déjà voués à l’industrie, au commerce ou à l’agriculture. L’enseignement franco-latin, ainsi organisé, vaudrait mieux, à coup sûr, que « l’enseignement français » dont on nous menace. Il n’interdirait pas tout retour ultérieur des jeunes gens aux professions libérales, au droit, à la médecine, aux écoles de l’État, puisqu’il leur suffirait de compléter leurs études de grec. Ce serait leur seule punition pour n’avoir pas su tout d’abord ce qu’ils voulaient. Avec cinq heures de plus pour les sciences et les langues vivantes en troisième, et quatre heures de plus en seconde, on aurait de quoi contenter enfin le minotaure utilitaire, sans compromettre ni le caractère libéral ou l’unité foncière des études classiques, ni leur harmonie avec les études universellement latines des autres grandes nations. Mais, selon nous, une simple subdivision de cours scientifiques, en rhétorique et en philosophie, serait déjà suffisante.