Les Projets (Le Présent)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Projets (Baudelaire).


Le Présentannée 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857 (p. 285-286).

LES PROJETS.

Comme tu serais belle, dans un costume de cour compliqué et fastueux, descendant, à travers l’atmosphère d’un beau soir, les degrés de marbre d’un palais, en face des grandes pelouses et des bassins !

Mais à quoi bon de si beaux décors ? Insensé ! j’oubliais que je hais les rois et leurs palais. — Non, ce n’est pas dans un palais que je voudrais te posséder et jouir de tout ton amitié. Nous n’y serions pas chez nous. D’ailleurs, ces murs gaufrés, galonnés, insolents, éblouissants comme des militaires, ressemblent à l’âme du Grand Roi, qui n’avait pas de coins pour l’intimité. — Ici, pas un rêvoir ; sur ces murs criblés d’or, je ne vois pas la place d’un seul clou pour y accrocher ton image.

Ah ! je sais bien où je voudrais t’aimer interminablement ! — Au bord de la mer, une belle case en bois, enveloppée d’ombrages ! Dans l’atmosphère, une odeur flottante d’huile de coco, et partout un parfum indescriptible de musc ; à l’horizon, des bouts de mâts, auxquels une houle insensible fait décrire lentement des courbes dans l’air ; autour de nous, au-delà de la chambre silencieuse, obscure, pleine de fleurs et de nattes, avec de rares meubles d’un rococo portugais en bois des îles, où tu reposerais si douce, si nonchalante, si bien éventée, fumant le tabac mêlé à l’opium et au sucre, — au-delà de la varangue, le tapage des oiseaux et le jacassement délicat des négresses.

Mais non ! — Pourquoi cette vaste mise en scène ? — Elle coûterait beaucoup d’or, et l’or ne danse que dans les poches des imbéciles qui ne comprennent pas le Beau. — Le plaisir est à quelques lieues d’ici, il est à deux pas, il est dans la première auberge venue, dans l’auberge du hasard, si féconde en bonheurs. Un grand feu, des faïences voyantes sur les murs, un souper passable, beaucoup de vin, et un lit très-large avec des draps un peu rudes, mais frais.

…Le rêve ! le rêve ! toujours le rêve maudit ! — Il tue l’action et mange le temps ! — Les rêves soulagent un moment la bête dévorante qui s’agite en nous. C’est un poison qui la soulage, mais qui la nourrit.

Où donc trouver une coupe assez profonde et un poison assez épais pour noyer la Bête !