Les Progrès de la fabrication du fer et de l’acier

Les Progrès de la fabrication du fer et de l’acier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 687-694).
LES PROGRES
DE LA
FABRICATION DU FER ET DE L’ACIER

Les Progrès récens de la métallurgie du fer, par M. S. Jordan ; Paris, 1881.

Le capitaine James Cook a raconté quelque part qu’à Taïti un chef de tribu, heureux possesseur de deux clous de fer, avait notablement augmenté ses revenus en prêtant ces précieux outils à ses voisins pour forer des trous. N’est-ce pas là, en petit, l’histoire des grandes fortunes qui se sont édifiées, grâce aux progrès intéressans de la sidérurgie ? Comme l’a dit Fourcroy, le fer est l’âme de tous les arts, la source de presque tous les biens, et la perfection de son travail marque partout le terme de l’intelligence. Or il est certain que, depuis quinze ou vingt ans, l’industrie du fer a fait des pas de géant et que les applications de ce métal sous ses trois états (fonte, fer, acier) tendent à se multiplier à l’infini.

On sait que les différences qui existent entre le fer, l’acier et la fonte sont dues principalement à la dose de carbone qui se trouve mêlée au métal ; on admet que le fer proprement dit en contient moins de 1 millième, l’acier de 1 à 20 millièmes ; les fers qui renferment plus de 20 millièmes de carbone sont classés dans la catégorie des fontes. Le fer est ductile et malléable, se laisse forger et se soude facilement, mais ne se trempe pas et n’est fusible qu’à une température très élevée. La fonte, au contraire, n’a plus ni ductilité ni malléabilité, elle ne se soude pas, est souvent dure et cassante ; en revanche, elle se trempe et elle fond à une température relativement basse. Entre ces deux extrêmes, l’acier occupe une position intermédiaire : il se trempe, il est malléable, ductile, soudable, fusible, à des degrés qui varient avec sa teneur en carbone et aussi avec les traces plus ou moins sensibles qu’il retient de quelques autres corps associés au fer dans la fonte ou les minerais. L’acier présente ainsi des variétés infinies qui forment une série presque continue, si bien qu’il est souvent difficile de dire où finit le fer et où commencent les aciers, où finissent ces derniers et où commencent les fontes.

Les sources qui nous fournissent le fer sont toujours les nombreux minerais qui le renferment à l’état d’oxyde ou de carbonate, et c’est à l’état de fonte qu’il sort des hauts fourneaux. Or la fonte, en dehors d’une forte dose de carbone, contient d’ordinaire des quantités plus ou moins appréciables des autres élémens du minerai, tels que le manganèse, le silicium, le soufre, le phosphore, et pour avoir du fer doux, il faut l’affiner, c’est-à-dire brûler le carbone et les autres corps étrangers, qui s’éliminent sous forme de fumée ou de scories. Enfin l’acier peut s’obtenir de plusieurs manières différentes : par l’affinage incomplet de la fonte, en y laissant une certaine proportion de carbone, — par la carburation du fer, méthode qui fournit l’acier cémenté, — par un mélange en proportions convenables du fer et de la fonte, comme l’avait proposé Réaumur, etc.

Parmi les progrès qui se remarquent dans la fabrication de la fonte, les plus importans sont l’économie de combustible réalisée par l’emploi du vent, surchauffé, et les changemens apportés aux transports de minerai. L’emploi d’air préalablement chauffé au lieu d’air froid pour l’insufflation dans les tuyères des hauts fourneaux était un perfectionnement connu des maîtres de forges écossais depuis cinquante ans : le vent fourni par les machines soufflantes était lancé dans des sortes de calorifères en fonte, chauffés par les gaz combustibles qui s’échappaient du gueulard, et qui, mélangés d’air, venaient brûler tout autour ; avant son entrée dans les tuyères, la température du vent s’élevait ainsi à 300 ou 400 degrés, limite imposée par l’usure rapide des calorifères de fonte. On réussissait, par ce moyen, à économiser 20 ou 30 pour 100 du combustible ; en même temps, la conduite des hauts fourneaux devenait plus facile, et dès 1862 il y eut des appareils fournissant (avec des minerais riches) jusqu’à 100 tonnes de fonte par jour, au lieu de 5 ou 10 tonnes que produisaient les hauts fourneaux vers 1830. L’application du principe des fours Siemens, qui consiste à emmagasiner la chaleur dans des lits de briques réfractaires qui la gardent longtemps et la cèdent lentement, a permis d’aller beaucoup plus loin dans cette voie. Les appareils de chauffage de E. Cowper et ceux de Th. Whitwell permettent de porter la température du vent jusqu’à 700 degrés et même au-delà. Un appareil Whitwell se compose d’un cylindre de tôle, doublé de briques. On y introduit d’abord les gaz combustibles qui sortent du gueulard, avec la quantité d’air nécessaire pour les brûler ; la flamme circule dans cette sorte de calorifère, qui communique avec une cheminée d’appel, et bientôt toute la masse des matériaux réfractaires se trouve portée à la température rouge. Alors on intercepte le courant de feu en fermant les tubulures d’accès, et l’on fait pénétrer dans le calorifère, par le côté opposé, le vent des machines, qui s’y échauffe jusqu’à 700 ou 750 degrés, avant d’arriver au fourneau. A mesure que le passage du vent se prolonge, la température des briques s’abaisse peu à peu ; mais avant qu’elles soient complètement refroidies, on arrête le passage du vent et l’on recommence à chauffer les briques. Il est clair que, pour fournir un courant continu de vent chaud, il faut au moins deux appareils qui fonctionnent à tour de rôle. L’usage de ces appareils a permis de réaliser des économies de combustible qui varient suivant la nature des minerais employés et celle de la fonte que l’on veut obtenir. Ainsi la fonte grise s’obtient maintenant en traitant des minerais de richesse moyenne (40 à 50 pour 100) avec une consommation de coke d’environ 1,000 kilogr. Par tonne de fonte, tandis qu’avec les calorifères de fonte on dépensait 1,300 kilogr., et qu’avec du vent froid on dépasserait sans doute 1,800 kilogr. Vers 1830, on consommait encore, dans la vallée de la Clyde, jusqu’à 4 tonnes de coke par tonne de fonte. — L’apparition du combustible minéral était venue jadis mettre un terme au gaspillage du bois et à la destruction des forêts, que de nombreux édits n’avaient pu arrêter : du même coup, l’industrie du fer quittait ses lisières, Maintenant la découverte de moyens de chauffage de plus en plus économiques éloigne de nous le jour fatal de l’épuisement des houillères, et la production du fer augmente à mesure que les frais diminuent.

Au temps où, pour 1 tonne de fer, on consommait de 6 à 7 tonnes de houille et seulement 3 ou 4 tonnes de minerai, il était passé en axiome parmi les maîtres de forges qu’il fallait apporter le minerai au combustible et, par suite, établir les usines sur les bassins houillers. « C’était classique, dit M. Jordan, et il n’était pas possible de s’écarter de la règle sans s’exposer aux prédictions les plus sinistres. » Aujourd’hui les conditions sont bien changées. Sans doute nous voyons encore nos excellens minerais algériens (fers magnétiques de Mokia-el-Hadid, hématites brunes de là Tafna) traverser la Méditerranée et arriver par rails jusqu’au Creusot, ou bien passer le détroit de Gibraltar et remonter dans la mer du Nord, à Dunkerque, à Anvers, à Middlesborough, pour alimenter des usines françaises, belges, allemandes, anglaises, — nous voyons le minerai de Bilbao recherché par les grandes aciéries nouvelles du nord de la France, d’Angleterre, de Belgique, de Westphalie. Mais en même temps la houille anglaise vient alimenter en France les hauts fourneaux du Pas-de-Calais, de la Loire-Inférieure, en Espagne ceux de Bilbao ; en Angleterre, les cokes de Newcastle franchissent des distances de 200 kilomètres pour aller retrouver les hématites du Cumberland ou les fers oolithiques du Lincolnshire. C’est la vapeur qui rend possible ce va-et-vient incessant, ces transports de montagnes. L’emploi de grands steamers à water-ballast (ne faisant qu’un voyage à plein et l’autre avec un lest d’eau), pourvus de moyens rapides de chargement et de déchargement, a opéré une révolution dans le coût des transports de houilles et de minerais par mer. « Les vapeurs porteurs de minerai, dit M. Jordan, font maintenant en quelque sorte partie du matériel des grandes usines métallurgiques d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique et même de France, car certaines de nos usines ont commencé à suivre l’exemple de leurs concurrentes étrangères, en construisant pour leur propre compte des navires spéciaux, au lieu de continuer à affréter des bâtimens du commerce. » Ces nouveaux moyens de transport ont produit depuis dix ans les changemens les plus imprévus dans la situation économique des grandes usines de l’Europe, et des oscillations incessantes marquent les phases rapides de cette lutte pour l’existence.

La chimie, à son tour, ne pouvait manquer de venir en aide aux maîtres de forges en leur apprenant à obtenir à volonté des qualités de fontes déterminées à l’avance, — des fontes grises ou blanches ayant une teneur donnée en silicium, en phosphore, en manganèse. Naguère encore, la conduite des hauts fourneaux restait abandonnée à des praticiens jaloux de leurs soi-disant secrets de métier, et le consommateur était à la merci de la routine locale. Maintenant, dit M. Jordan, « un métallurgiste instruit et expérimenté dirige le haut fourneau comme un écuyer dirige un cheval bien dressé. » Pour ne citer qu’un exemple de l’heureuse influence des connaissances chimiques, il n’y a pas vingt ans que les fontes blanches miroitantes manganésifères, dites spiegeleisen, étaient la spécialité exclusive des usines des pays rhénans, d’où les fabricans d’acier français et anglais étaient obligés de les faire venir à grands frais ; aujourd’hui nous les fabriquons de toutes pièces ; bien mieux, après avoir produit du spiegeleisen à 10 ou 12 pour 100 de manganèse, on est parvenu à fabriquer des ferromanganèses contenant de 30 à 80 pour 100 de manganèse, puis enfin de véritables fontes de manganèse qui renferment jusqu’à 87 pour 100 de manganèse, avec 7 ou 8 pour 100 seulement de fer. C’est en France que cette importante fabrication a pris naissance, et elle commence à se répandre en Allemagne et en Angleterre.

L’emploi du manganèse en sidérurgie est motivé par la grande affinité de ce métal pour l’oxygène ; il facilite l’élimination de l’oxyde qui rend l’acier cassant, et la présence d’une faible proportion de manganèse dans le produit final n’en altère pas les qualités. C’est le soufre et le phosphore qui constituent les impuretés les plus nuisibles dont il faut se débarrasser lorsqu’on veut obtenir des produits supérieurs.

Comme nous Savons déjà dit, le fer et l’acier s’obtiennent d’ordinaire par l’affinage de la fonte, en éliminant une partie de son carbone en même temps que les impuretés de toute nature qu’elle contient encore ; ces élémens nuisibles sont entraînés par les fumées ou passent dans les scories. L’affinage de la fonte s’opérait d’abord dans les « bas-foyers » au combustible végétal ; un des premiers progrès fut l’invention du four à puddler, où la fonte se charge sur une sole horizontale que vient lécher la flamme d’un foyer à houille. Pour activer la décarburation, on ajoute à la fonte des battitures ou de vieux fers oxydés. Le puddleur brasse la matière incandescente et pâteuse avec un ringard, de manière à former des agglomérations, des loupes qu’on extrait du four pour les marteler. C’est un travail fort pénible, qui exige des ouvriers robustes et expérimentés ; aussi les métallurgistes ont-ils cherché le moyen de l’accomplir mécaniquement. Depuis dix ans, on emploie beaucoup les fours à puddler mécaniques inventés par l’Américain S. Danks, dont la sole est formée par un tambour tournant. Au lieu de loupes de 40 ou 50 kilogrammes, ils permettent d’obtenir des blocs de fer ou d’acier de 500 kilos. Mais tout cela est peu de chose à côté des résultats que donnent les procédés fondés sur la fusion directe du métal.

En première ligne se place l’admirable invention de M. Bossemer, qui a trouvé le moyen « de fabriquer le fer et l’acier sans combustible, » la chaleur nécessaire étant fournie par le silicium et le carbone de la fonte, qu’il s’agit précisément de brûler. Il a suffi, pour arriver à ce résultat, de faire traverser la fonte en fusion par des jets de vent. L’opération se fait dans le convertisseur, sorte de cornue de tôle, garnie intérieurement de matériaux réfractaires, et pouvant tourner autour d’un axe horizontal. Le fond de l’appareil est percé comme une écumoire et doublé d’une boîte à vent, dans laquelle une machine soufflante lance un courant d’air comprimé. On commence par incliner le convertisseur afin d’y couler plusieurs milliers de kilos de fonte liquide puis on donne le vent tout en redressant l’appareil ; les jets d’air traversent le métal en fusion, le brassent violemment, l’épurent par une véritable combustion intermoléculaire, et lui conservent toute sa fluidité, car la température du bain de fonte s élève peu à peu de 1,000 à 2,000 ou 2,500 degrés, grâce à la chaleur fournie par la combustion du carbone et surtout du silicium. C’est la respiration d’un monstrueux animal. Dans les premiers instans, la flamme qui sort de l’orifice de la cornue est faible et assez terne : c’est le silicium qui brûle d’abord seul ; puis le carbone est attaqué à son tour ; la flamme, tendue et rugissante, prend un éclat extraordinaire, et la violente ébullition de la masse en fusion fait trembler l’appareil sur sa base. Quand la décarburation est complète, la flamme se raccourcit brusquement et perd son pouvoir éclairant : c’est le fer lui-même qui brûle alors. À ce moment précis, que l’on tâche de saisir en observant la flamme soit à l’œil nu, soit au spectroscope, il faut arrêter le vent et renverser la cornue. On introduit alors une petite quantité de fonte manganésifère qui restitue à la masse une proportion déterminée de carbone, et, continuant de renverser le convertisseur, on fait couler l’acier dans une poche, puis de là dans les lingotières. L’opération demande vingt minutes, et le convertisseur peut recevoir 10,000 kilos de fonte.

La première publication de M. Bessemer (aujourd’hui sir Henry Bessemer) date de 1856 ; mais il lui fallut cinq ou six ans pour faire apprécier sa brillante découverte, qui a fini par lui rapporter beaucoup de gloire et une grosse fortune. Déjà l’acier fondu tend à détrôner partout le fer : depuis les rails des voies ferrées jusqu’aux navires à vapeur et au matériel de guerre, tout se fait aujourd’hui en acier et ne coûte pas pour cela plus cher. La production de l’acier Bessemer atteint 3 millions et demi de tonnes par an ; un tiers de cette quantité est produit aux États-Unis. Toutefois le procédé Bessemer a un point faible : il exige des fontes d’une qualité spéciale, exemptes de soufre et de phosphore, car ces substances ne seraient pas éliminées par l’affinage et elles gâteraient le produit. C’était là, jusqu’à ces derniers temps, un obstacle sérieux à l’emploi des minerais phosphoreux d’un bas prix, dont quelques pays possèdent d’inépuisables gisemens. Depuis deux ou trois ans, cette dernière difficulté a aussi disparu.

Un de nos plus savans métallurgistes, M. Gruner, avait déjà indiqué la voie dans laquelle il fallait chercher la solution du problème. Ce qui empêche l’élimination du phosphore, c’est la présence de l’acide silicique dans la scorie ; il s’agissait donc de trouver des garnitures réfractaires basiques, incapables de fournir de la silice et d’introduire aussi dans le convertisseur des additions destinées à rendre la scorie très basique. Deux métallurgistes anglais, MM. Thomas et Gilchrist, sont parvenus à remplir ces conditions. Leurs essais, continués par M. Windsor Richards, à Eston, dans le Cleveland, et par des fabricans westphaliens, ont abouti à un procédé qui commence à se généraliser. La garniture se fait de briques réfractaires fabriquées avec de la chaux dolomitique, et la charge de fonte est reçue sur un lit de chaux vive. Le soufflage continue encore pendant quelques minutes quand la décarburation est déjà complète, afin de brûler le phosphore qui reste. Puis on ajoute le spiegeleisen, et l’opération est terminée. La scorie renferme une forte proportion d’acide phosphorique (18 pour 100), ce qui a fait songer à l’employer dans la fabrication des engrais artificiels. Toutefois le « procédé Thomas » n’est pas encore tout à fait sorti de la période des tâtonnemens, et bien de détails sont encore à élucider. Jusqu’à présent, on l’a employé avec succès à Eston, en Angleterre, dans quelques usines de Westphalie, à l’aciérie d’Angleur, en Belgique, et au Creusot, où des minerais du pays ont donné des aciers moins phosphoreux que ceux fabriqués en même temps avec des minerais supérieurs.

A côté des procédés fondés sur l’affinage de la fonte, les procédés de fabrication de l’acier qui reposent sur la dissolution du fer dans la fonte ont pris, dans ces derniers temps, une importance inattendue, grâce aux puissans moyens de chauffage que l’on doit à MM. William et Frédéric Siemens, grâce aussi aux efforts persévérans de MM. Emile et Pierre Martin. Le principe des « régénérateurs » du système Siemens consiste à placer le four entre deux foyers à gaz qui le chauffent à tour de rôle et où l’air et le gaz combustible arrivent après avoir traversé une sorte de filtre de briques réfractaires, préalablement portées à une haute température. Lorsque le foyer de droite fonctionne, la flamme s’échappe par le foyer de gauche, dont elle échauffe les piles de briques ; après l’inversion du courant, la chaleur ainsi emmagasinée est reprise par les gaz qui vont maintenant alimenter le foyer de gauche et s’échapper par le foyer de droite. Dans ces conditions, la température de la flamme est beaucoup plus élevée que lorsque le courant arrive encore froid ; d’après M. Jordan, elle doit atteindre 1,800°. L’acier Martin se fabrique sur la sole creuse d’un four de cette construction en faisant dissoudre du fer dans un bain de fonte ; on utilise pour cela les vieilles ferrailles. A mesure qu’on ajoute du fer, la proportion du carbone diminue ; l’opération se termine par l’addition d’un peu de fonte manganésée. Le procédé Martin-Siemens est beaucoup moins expéditif que le procédé Bessemer : il faut huit ou dix heures pour une opération ; mais on y trouve cet avantage que la composition du bain peut, à chaque instant, être contrôlée et corrigée par des additions convenables : « C’est une sorte de cuisine métallurgique, » dit très justement M. Jordan à ce propos. Au lieu de fer, M. William Siemens ajoute à la fonte du minerai de fer riche ; on arrive ainsi au même résultat. Ce procédé est désigné en Angleterre sous le nom d’ore process, tandis que le procédé Martin s’appelle scrap process. M. William Siemens a fait aussi quelques tentatives qui paraissent avoir été couronnées de succès pour extraire directement le fer des minerais sans les transformer d’abord en fonte. Il se sert, à cet effet, d’un four rotatif où pénètrent un courant continu de gaz et un courant d’air chaud envoyé alternativement par deux régénérateurs. Le cylindre tournant, garni intérieurement de bauxite, reçoit le minerai concassé, mélangé de charbon et de fondant ; sous l’action de la chaleur, le minerai se réduit et, au bout d’une heure ou deux, on obtient un fer très pur qui s’agglomère en boule compacte après qu’on a fait sortir le laitier par le trou de coulée ; on retire cette boule, on la presse et on la refond pour acier avec une quantité de fonte relativement faible. M. Siemens espère que, grâce à cette modification, l’ore process pourra donner de très bons résultats au double point de vue de l’économie du combustible et de la pureté du produit.

Il n’est pas facile de prévoir dès à présent quelles seront les conséquences des innovations qui, depuis quelque temps, ont fait leur apparition en sidérurgie. La science marche vite, les découvertes se talonnent pour ainsi dire, et beaucoup d’inventions très brillantes à première vue deviennent inutiles et sont oubliées avant d’avoir fait leurs preuves. Il en résulte d’incessantes fluctuations et des déplacemens plus ou moins durables des centres d’industrie. M. Jules Garnier, dans le chapitre qui termine son intéressant livre sur le Fer, rappelle l’évolution imprévue à laquelle donna lieu, il y a vingt ans, l’invention de M. Bessemer. L’Angleterre avait dû sa suprématie au bon marché de ses houilles et de ses minerais ; or on venait de reconnaître, après de longs tâtonnemens, que le procédé Bessemer ne pouvait s’accommoder des minerais anglais. Ce fut un coup terrible : il fallait, ou bien renoncer au bessemer et au grand marché des aciers, ou bien aller au loin chercher des minerais comme ceux que nous avons à nos portes. « Les Anglais n’hésitèrent pas longtemps : on les vit contracter des marchés à longs termes avec les riches mines de fer qui nous environnent, en Espagne, en Afrique, à l’île d’Elbe. Mais le résultat heureux reste acquis pour nous ; le minerai coûte encore plus cher aux Anglais qu’à nos usines du midi de la France. Pour venir se joindre aux charbons de nos riches bassins méridionaux, il n’a qu’à traverser la Méditerranée ; il arrive même jusqu’aux bassins houillers du centre, dont il alimente les productions de fers supérieurs… Qui peut prévoir pourtant, ajoute M. Garnier, combien cette situation, ce dernier équilibre durera ! Il suffit qu’un chimiste annonce qu’il sait chasser le phosphore des fers pour que l’échafaudage actuel s’écroule et qu’on ait à l’édifier de nouveau auprès de certains gîtes, si abondans et si bon marché, dont on s’éloigne aujourd’hui… » Il n’est nullement certain que le procédé de MM. Thomas et Gilchrist doive amener ce résultat ; il est difficile de savoir si l’excédent de frais qu’il entraîne ne compense pas en partie au moins, l’écart du prix des fontes qu’il permet d’utiliser. L’emploi de ce procédé donnerait l’avantage aux aciéries qui sont en voie de création dans l’est, malgré les frais de transport qui grèvent leur combustible. Nous voyons, d’autre part, depuis quelques années, des aciéries se fonder à proximité du littoral (à Beaucare, à Saint Nazaire, à Denain, à Bayonne), qui consomment des minerais supérieurs importés. Il semble donc, comme le fait remarquer M. Jordan, que la fabrication des aciers tend, chez nous, à se localiser dans deux régions rivales : le bassin ferrifère de Meurthe-et-Moselle, où les minerais du pays seront traités avec des combustibles amenés du Nord ou importés, et le littoral, où des minerais importés seront traités avec des combustibles français ou anglais.


B. RADAU.