Les Profondeurs de la mer

LES PROFONDEURS DE LA MER[1]

M. C. Wyville Thompson vient de publier, en Angleterre, le récit complet et systématique des croisières faites en 1868, par le Lightning, en 1869 et en 1870, par le Porcupine, sous la direction scientifique de trois membres de la Société royale de Londres : l’auteur, le docteur Carpenter, qu’on peut appeler sans exagération le prince des micrographes anglais, et M. Gwyn Jeffreys.

L’espace soumis aux investigations des savants anglais s’étend depuis les îles Féroé jusqu’au détroit de Gibraltar. C’est donc, comme on le voit, une grande et utile préface à l’admirable voyage de circumnavigation du Challenger, dont nous rendons compte au fur et à mesure que les nouvelles nous arrivent.

C’est dans ces trois campagnes d’essai que les instruments qui permettent de porter la sonde à 4 000 mètres ont été inventés, perfectionnés, et qu’ils ont fonctionné pour la première fois sur une grande échelle. Dans cet admirable ouvrage, que les explorateurs du fond des océans consulteront forcément, M. Wyville Thompson indique avec le plus grand soin tous les détails nécessaires pour exécuter les sondages sous-marins. Afin de bien faire comprendre ce que sont ces opérations, nous allons relever les détails de celle qui fut exécutée dans la baie de Biscaye, le 22 juillet 1869, par 2 435 brasses.

Comme le navire était poussé par une jolie brise, la drague était descendue obliquement ; on fut donc obligé de mettre à la mer 3 000 brasses de corde, pesant 2 250 kilos dans l’air. Cette corde perdait dans l’eau les trois quarts de son poids et se trouvait donc réduite à 562 kilos une fois qu’elle avait quitté le bord. Quoique la drague pesât 150 kilos, le câble ne serait pas descendu assez rapidement, puisqu’il n’avait qu’un excès de poids égal à 1/4. On y attacha donc trois plombs, destinés à accélérer ce mouvement, l’un de 50 kilos et les deux autres de 25 kilos chacun. Malgré cette précaution, le bout de la corde mit plus d’une heure à arriver au fond de la mer. On laissa la drague traîner pendant quelque temps, afin de lui donner le temps de ramasser des objets variés, et on la releva avec une vitesse de 10 brasses par minute, quand on eut lieu de croire qu’elle avait dû faire de bonnes prises. Il fallut 5 heures de travail continu, à la machine pour la ramener à bord avec 70 kilos de matières. L’opération, commencée à 4 heures du soir, était terminée à 1 heure du matin.

Les manœuvres auxquelles se livre actuellement le Challenger ne sont pas moins pénibles. Est-ce que ces difficultés ne doivent point augmenter notre admiration pour les hommes infatigables qui sont arrivés à les vaincre ?

Un fait capital mis en évidence, c’est que tous les raisonnements abstraits faits a priori sur des considérations théoriques pêchent par la base. C’est l’observation seule qui peut permettre d’édifier sur des découvertes inébranlables l’histoire physique de ces régions profondes. Il y a, dans l’empire sous marin, des zones froides et des zones chaudes. Les zones froides semblent reposer sur un même sol que les zones chaudes, mais la nature de la faune qu’on y découvre est totalement différente. Elle semble, par une liaison inconnue, dépendre de la température ambiante.

Les deux crustacés que l’on voit représentés ci-contre appartiennent à la zone froide, comprise entre les Orcades et les îles Féroé. Ils habitent, l’un et l’autre, par des profondeurs de 4 à 500 brasses. L’un fait partie de la famille des aranéiformes, et l’autre de celles des chevrolles ; tous deux remarquables par le peu du développement de la partie abdominale réduite à un simple vestige. Cette chevrolle et ce nymphon ont tous deux des proportions beaucoup plus considérables que leurs congénères habitant la surface de la mer. Le nymphon doit être un ennemi très-redoutable pour les êtres vivants qui peuplent cet abîme, déjà passablement profond. Quant à la chevrolle, il paraît qu’elle se borne à se cramponner par ses pattes de derrière au tissu d’une éponge, et qu’elle se balance mollement, explorant ainsi le solide sphérique sur lequel sa voracité peut s’exercer.

Les caractères extérieurs propres à ces êtres étranges n’ont point varié, dans le district où ils se trouvent si bien à leur aise ; on retrouve tous les éléments essentiels de l’organisme des crustacés, de même espèce, vivant dans notre monde subaérien, mais leur physionomie est devenue plus effrayante, plus étrange, plus invraisemblable. Leurs pattes jouissent, de même que celles des congénères des hautes régions pélagiques, de l’étonnante propriété de servir à la respiration en même temps qu’à la locomotion. Quant aux petites pattes supplémentaires du nymphon, elles sont employées par la femelle pour porter ses œufs. Rien n’est changé au caractère essentiel de la race. Pourquoi cette ressemblance étonnante de plan intime et ces différences si bizarres d’aspect ? Est-ce que certaines espèces, qui nous paraissent dégénérées depuis les temps fossiles, n’ont point diminué de force, de volume, uniquement parce qu’il leur manque aujourd’hui la pression énorme nécessaire à leur complet épanouissement ? La nature peut bien créer des êtres qui ont besoin de 50 ou 60 atmosphères d’eau leur pesant sur les épaules, et qui sont gênés à cent brasses comme nous le serions s’il nous fallait vivre sur le sommet des Andes.

Caprella spinosissima, Norman. (Double de la grandeur naturelle)

Qu’il nous soit permis de tirer des travaux de M. Thompson un exemple qui montre jusqu’à quel point l’homme de science doit être soupçonneux et timide dans la généralisation des faits qu’il observe.

M. Wyville Thompson, rencontrant partout de la chaux, depuis les Açores jusqu’aux Féroé, en vient à se demander si le fond de tous les océans est calcaire. Aujourd’hui il est détrompé, et ce n’est point un rival ; c’est lui-même qui s’est chargé de se tirer de son erreur. Dans les environs de Madère, il a trouvé une argile de couleur rougeâtre. Dans un district, il a péché un rognon de manganèse. L’uniformité qu’il avait un instant rêvée est une chimère.

Tout le fond de la mer semble tapissé d’une sorte d’écume gélatineuse, propre, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, à la formation des êtres. 0 ténèbres pleines de lumières ! dans ces régions que l’on croyait désertes, l’on respire, pour ainsi dire la vie par tous les pores ! Ce limon semi-organisé ne ressemble-t-il point à la matière dont parlait M. Frémy dans ses mémorables discussions avec M. Pasteur ? Mais d’où provient cette matière protéique, si flexible, qui sert à la nourriture de milliards d’êtres paradoxaux ? N’est-ce point le suc de tous les cadavres des habitants des étages intermédiaires, de toutes les poussières aériennes animées qui tombent quand elles sont plus lourdes que l’eau, tandis qu’elles montent à la surface quand elles sont plus légères ?

Il ne faut jamais oublier, pour comprendre ce qui se passe dans les océans, qu’il n’y a pas que le haut et le bas qui soient habités, on connaît encore des êtres qui affectionnent les régions moyennes. Sans fuir la lumière, ils aiment qu’elle soit tamisée par quelques centaines de mètres d’eau.

L’œuvre de M. Thompson est dédiée à madame Holten, femme du gouverneur danois des Orcades. Dans une humble maison de bois, ce représentant d’un gouvernement pauvre, mais ami des sciences, a donné aux laborieux voyageurs une hospitalité magnifique… car elle venait du cœur, et de l’amour de la nature.

Nymphon abyssorum. Norman. (Un peu plus grand que nature.)

Ajoutons que l’étude de la faune sous-marine est une passion nationale dans les États Scandinaves, car c’est Sars, le sagace compatriote de Linnée, qui a inauguré ces recherches inépuisables. Les animaux étranges, découverts dans les eaux profondes des îles Lofoden, ont été un trait de lumière qui a été aperçu par tous les naturalistes du monde. Le nom du citoyen d’un petit pays qui a ouvert une si grande piste ne doit point périr.


  1. The Depths of the sea, by C. Wyville Thompson. London, Macmillan and C°, 1873.