Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XV

Librairie Plon (p. 215-220).

LA PART DU FEU


À Jules Bois.

I

En vérité, je vous assure que je n’ai point trompé Maurice Verteuil. Les choses se sont passées d’une manière peut-être singulière, mais foncièrement loyale, honnête et logique, selon une morale qui pourrait bien être celle de demain.

Lorsque Maurice épousa Berthe Fontane, j’étais éperdument amoureux de la jeune fille. J’avais même été presque le fiancé de celle-ci ; mais dès que Verteuil parut, mes chances disparurent, s’évanouirent en moins d’une semaine. Néanmoins je ne me brouillai pas avec mon ami : tout au contraire, devant son attitude contrite, devant sa complète absence de vanité, et à la suite d’une longue conversation où il m’avait montré toute sa tendresse, je pardonnai sa victoire et je l’aimai plus que jamais. Aussi devins-je le familier de la maison, celui que les enfants regardent comme un second père. Car Berthe et Maurice eurent des enfants, les plus charmants du monde, sur lesquels je reportai quelque chose de mon amitié pour le père et de mon amour défunt pour la mère. Défunt n’est pas le mot juste. Il demeurait en moi quelque sensation confuse, informulée, comme de l’amour noyé sous du respect. Jamais, d’ailleurs, je ne dis un mot ni ne fis un geste qui pût être mal interprété.

II

Dix ans se passèrent. Mme Verteuil avait atteint sa vingt-huitième année et, malgré qu’elle eût trois fois été mère, elle était devenue plus belle, plus gracieuse, plus désirable que dans sa dix-huitième année. Vers le printemps de 1890, quelque chose de trouble apparut en elle, un approfondissement du regard, une voluptueuse ardeur, un frémissement qui remuaient le cœur des hommes. Je l’observais avec inquiétude, inquiet à l’extrême en sa présence et tout mélancolique à l’idée qu’elle tromperait bientôt son mari. Sur l’honneur, je n’eus pas de mauvaises pensées personnelles, du moins aucune pensée appuyée. Je crois être sûr que pour rien au monde je n’aurais accepté d’être le complice de l’imminent adultère.

III

Un soir que je rêvais devant ma fenêtre ouverte, par un de ces temps tièdes et ennuagés où tout est charme, rêve, douceur tendre, un de ces temps femme qui font palpiter les êtres, on m’annonça Maurice. Il avait la voix sombre, chagrine, brève. Je voulus faire apporter une lampe, mais Verteuii s’y opposa :

— Nous serons mieux dans l’ombre.

Il se laissa verser une tasse de thé, demeura rêveur, puis me dit ex abrupto :

— Ma femme va me tromper !

J’essayai une protestation ; il m’interrompit :

— Je ne parle pas à la légère ; et à quoi bon, entre gens comme nous, des mots vides ? Ma conviction est faite. À moins que je ne la claquemure ou que je ne suive chacun de ses pas, — indignités dont je suis incapable, — ma femme me trompera aussi fatalement que l’eau va des fleuves à la mer. Elle est en proie à des forces dont il est impossible qu’elle triomphe. Il faut donc s’y résigner, et je veux m’y résigner. Seulement, je désire que ça se passe moins bêtement que ça ne se passe d’ordinaire, plus généreusement, plus loyalement aussi. C’est pourquoi je suis venu te dire que mon vœu est que ma femme me trompe avec toi !

— Avec moi ? m’écriai-je en sursautant… Avec moi, ton ami ?

Je sentis s’élever dans ma poitrine une angoisse étrange et douce.

— Oui, fit-il d’un ton volontaire, avec toi et parce que tu es mon ami… parce que je t’ai jadis enlevé cette femme… parce que tu es seul capable de l’aimer sans chercher à m’avilir et à me ridiculiser… parce que je crois que ton amour l’arrêtera sur la pente des idylles multiples où une femme se souille odieusement l’âme… parce que tu es presque un père pour mes chers petits !…

— Maurice… commençai-je.

— Pas un mot ! Tout ce que tu me dirais serait inutile. Je ne prends de résolutions sérieuses qu’après plusieurs jours de réflexion, et alors, tu le sais, elles sont définitives. Toute objection tombe devant cette certitude : avec toi ou un autre, elle me trompera. Donc je veux que ce soit avec toi, et je le veux violemment. D’ailleurs je te jure que je n’aime plus ma femme d’amour ; j’ai une maîtresse que j’adore. Il n’en coûtera donc qu’à mon amour-propre, et toi seul est susceptible de le ménager avec une délicatesse parfaite.

Nous gardâmes un instant le silence. Mon angoisse faisait place à une vaste tendresse, et tout l’amour que j’avais étouffé revenait à mon âme, frémissait, s’épanouissait, me précipitait vers l’image adorée de la femme de mon ami. En même temps, une gratitude infinie, une affection sans bornes pour Maurice :

— Tu n’as pas songé au divorce ? fis-je d’un ton timide.

— Je n’en veux à aucun prix. Elle est aussi bonne mère que je suis bon père. Je ne veux pas briser le bonheur de notre couvée…

Il s’était levé, il m’avait pris la main, il l’étreignait avec force ; et il murmura :

— Je pars demain !

IV

Le lendemain, Maurice partit pour un voyage de six semaines, en me recommandant si expressément, devant tous, de veiller sur les enfants, que je n’eus aucun prétexte à chercher pour me présenter quotidiennement devant sa femme. Tout arriva comme il l’avait voulu ; je connus le bonheur suprême pendant plusieurs années ; je ne sais si Verteuil souffrit ou fut blessé dans son amour-propre, mais il ne cessa de me traiter avec la plus vive affection, sans d’ailleurs jamais reparler de rien. Et je ne crois pas que jamais époux fut aussi réellement respecté par sa femme que mon ami le fut par la sienne.