Les Proclamations anglaises et l’Annexion des Républiques Sud-Africaines

LES
PROCLAMATIONS ANGLAISES
ET
L’ANNEXION DES RÉPUBLIQUES SUD-AFRICAINES


I

Depuis plus d’un an, la République Sud-Africaine (Transvaal) et l’État libre d’Orange ont été déclarés annexés à l’Empire britannique.

C’est là un fait historique important, on peut même dire un fait de la plus haute importance pour tous les pays et toutes les nations. Si le droit de conquête rentre dans le droit des gens et est régi par des règles certaines, comment ceux qui font du droit des gens l’objet de leurs études laisseraient-ils passer, sans l’examiner de plus près, l’anéantissement, au moins officiellement proclamé, des deux républiques de l’Afrique du Sud ?

Précisons d’abord quelques points : 1° Le 24 mai 1900, lord Roberts, commandant en chef de l’armée anglaise en Afrique, notifiait l’annexion de l’Etat libre d’Orange par une déclaration qu’il faisait précéder de ce considérant :

« Attendu que certains territoires de l’Afrique australe, connus jusqu’ici sous le nom de République libre d’Orange, ont été conquis par les forces de Sa Majesté ; qu’il a semblé utile à Sa Majesté que lesdits territoires fussent annexés désormais aux domaines de Sa Majesté, en fissent partie, et que je fusse provisoirement, jusqu’à ce que le bon plaisir de Sa Majesté en ait autrement décidé, l’administrateur de ces territoires, etc.

« Moi, baron Roberts, etc., je proclame et fais connaître que, par et après la publication de cette proclamation, les territoires connus sous le nom de République libre d’Orange sont annexés aux domaines de Sa Majesté et en font partie, etc. »

2° Le 1er septembre de la même année, le même lord Roberts proclamait littéralement dans les mêmes termes, et en alléguant les mêmes raisons, l’annexion de la République Sud-Africaine.

3° Par suite de ces annexions, la Colonie de la Rivière Orange (Orange River Colony), nouveau nom donné par l’Angleterre à l’Etat libre d’Orange, fut soumise à la loi martiale, le 31 mai, et le Transvaal (République Sud-Africaine), le 1er septembre 1900, avec toutes les conséquences funestes pour les habitans que fait en partie entrevoir la proclamation de lord Roberts du 1er juin précédent (1900) où il est dit :

« Attendu que la Colonie de la Rivière Orange, ci-devant connue, sous le nom d’Etat libre d’Orange, est maintenant territoire britannique et a été soumise à la loi martiale par ma proclamation du 31 mai 1900 ;

« Moi, Frédéric Sleigh, baron Roberts, etc., avertis par la présente que tous les habitans de ladite colonie qui, quinze jours après la date de cette proclamation, seront trouvés dans la colonie portant les armes contre Sa Majesté s’exposeront à être traités comme des rebelles et à être punis comme tels dans leurs personnes et dans leurs biens[1]. »

4° Au moment des élections[2], lorsqu’il fallait disposer favorablement les esprits en Angleterre, les gagner au gouvernement, leur faire accepter les sacrifices ou répondre aux objections que les annexions pourraient soulever, M. Chamberlain répéta dans tous ses discours, en octobre 1900, — et la presse impérialiste reprit en chœur ce refrain, — que la guerre était finie. Lord Roberts, dans sa proclamation du 14 septembre 1900, s’était exprimé à peu près dans le même sens. Il y disait :

« Je saisis cette occasion de bien marquer que, hors l’espace restreint occupé par l’armée des Boers placée sous le commandement personnel du commandant en chef Botha, la guerre a dégénéré et dégénère en des opérations conduites d’une manière irrégulière et irresponsable par de petits corps et souvent par des corps de troupes insignifians.

« Je manquerais à mes devoirs envers le Gouvernement de Sa Majesté et envers l’année de Sa Majesté dans l’Afrique australe, si je négligeais d’user de tous les moyens dont je puis disposer pour mettre promptement fin à une façon aussi irrégulière de faire la guerre[3]… »

Ne nous inquiétons pas pour l’instant de rechercher si vraiment lord Roberts et son successeur, lord Kitchener, ont pu « manquer à leurs devoirs, » — ce qui d’ailleurs est inadmissible ; — ou si les 250 000 Anglais dont ils pouvaient disposer ne suffisaient pas pour en finir avec « ces petits corps, ces corps de troupes insignifians ; » ou si, enfin, les autorités anglaises se seraient pour la centième fois trompées sur les moyens, les forces et le caractère d’ennemis à ce point méprisés par elles. Notons seulement que, le 24 juillet 1901, M. Mac-Callum, gouverneur du Natal, télégraphiait à M. Chamberlain que « la continuation des hostilités, affectant les intérêts vitaux du Natal, causait une grande inquiétude. Les raids faits dans la colonie rendaient souvent impossible aux habitait » demeurés loyaux de retourner à leurs travaux ou à leurs fermes. Partout un sentiment de malaise ; les revenus en souffrance, le commerce paralysé, les chemins de fer monopolisés par les troupes, les villes encombrées de fugitifs et de personnes qui ne pouvaient pas encore rentrer au Transvaal, le bétail infecté de maladies par l’introduction d’animaux capturés dans les nouvelles colonies. Partout des prix de famine : la colonie encore soumise à la censure et à la loi martiale[4]. »

Quel désolant tableau ! Mais ce préambule, — car ce n’est qu’un préambule, — n’est-il pas déjà assez surprenant, et ne prête-t-il pas à la réflexion ? Eh quoi ! selon M. Chamberlain et selon lord Roberts, la guerre était déjà terminée depuis longtemps, depuis le mois de septembre de l’année précédente ; et voilà que de cette dépêche du gouverneur du Natal il ressort avec évidence que ces « petits corps, ces corps de troupes insignifians, » avec lesquels lord Roberts voulait en finir promptement dès le 14 septembre 1900, sont encore, dix mois plus tard, en nombre suffisant pour prendre l’offensive et se faire redouter au point que la colonie du Natal en soit tout entière bouleversée, paralysée, et « affectée dans ses intérêts vitaux. » C’est cependant, là aussi, un fait officiellement reconnu et constaté, digne à ce titre d’être retenu. Au surplus, ces prémisses tendaient, de la part du gouverneur du Natal, à faire comprendre au gouvernement anglais la nécessité d’en finira tout prix avec les Boers. Et, pour en finir, les ministres de la colonie avaient une idée géniale, dont la réalisation ne pouvait, à les en croire, produire qu’un excellent effet[5]. Certes, ils peuvent se vanter, sinon de l’effet, qui a été nul, du moins de l’invention, car une telle mesure était sans précédent, et inconnue encore dans les lois et dans les usages de la guerre. Ils conseillaient de faire savoir aux Boers qui tiennent la campagne ce que lord Kitchener, de concert avec M. Chamberlain, s’est empressé de rendre public dans sa fameuse proclamation du 6 août 1901, proclamation signée de lord Kitchener, inspirée de qui l’on vient de dire, et dont les considérans n’invoquent pas moins de huit motifs, au premier rang desquels, et par-dessus tous les autres, celui-ci :

« Attendu que le ci-devant État libre ; d’Orange et la ci-devant République Sud-Africaine ont été annexés au domaine de Sa Majesté… »

Après quoi la proclamation arrête et décrète :

« Tous les commandans, feldcornels et chefs de bandes armées, ayant été burghers (bourgeois, citoyens) des ci-devant Républiques, qui s’obstinent à résister aux forces de Sa Majesté soit dans la Colonie de la Rivière Orange et au Transvaal, soit dans toute autre partie des domaines de Sa Majesté en Afrique australe, ainsi que tous les membres des gouvernemens du ci-devant État libre d’Orange et de la ci-devant République Sud-Africaine seront bannis à perpétuité de l’Afrique australe, à moins qu’ils ne se soumettent avant le 25 septembre prochain. Les frais d’entretien des familles de tous les citoyens sous les armes qui ne se seront pas rendus le 25 septembre seront recouvrables sur ces citoyens, et la charge en sera reportée sur leurs propriétés meubles ou immeubles dans les deux colonies[6]. »


II

Le gouvernement anglais, en infligeant des châtimens aux chefs de troupes, aux membres du gouvernement et même aux simples citoyens des deux Républiques sud-africaines qui persévéreraient à résister aux forces britanniques, ne ferait qu’user strictement de son droit, s’il fallait tenir pour incontestable ce que prétend le considérant commun à toutes les proclamations, à savoir : « que les Républiques sud-africaines ont été dûment annexées à la Grande-Bretagne. »

Lorsque l’annexion peut et doit être tenue juridiquement pour un fait accompli, il est admis que le gouvernement nouveau a le droit de recourir, pour faire respecter son pouvoir, à tous les moyens qui ne sortent pas des lois générales d’humanité et qui sont conformes aux usages de la guerre. En d’autres termes, l’annexion est un fait juridique parfait, et peut donc être reconnue, lorsque la conquête a eu lieu dans des conditions qui répondent aux exigences du droit des gens. Mais, la guerre étant une action entre deux parties, il ne suffit pas, pour établir la légalité du fait, que l’une de ces parties déclare que la contestation avec l’autre a pris fin. Il y faut le consentement libre de l’autre partie, ou du moins une supériorité de force devant laquelle, en fait, la seconde partie soit obligée de s’incliner, qu’elle ne puisse nier, à laquelle elle doive se soumettre.

Ni dans le droit civil, ni dans le droit public, nulle autre manière de terminer les conflits n’est admise. Le droit international, conforme là-dessus aux règles de tous les droits nationaux et fondé sur le droit naturel, ne permet pas que l’on s’écarte de ces principes sages et simples. Toute guerre entre deux parties en litige doit par conséquent se terminer soit par un traité de paix conclu entre ces deux parties, soit par une supériorité de fait telle qu’elle donne à l’une le pouvoir d’anéantir l’autre, de se rendre maîtresse de ses autorités, de conquérir son territoire, de subjuguer ses habitans.

Lord Roberts, proclamant l’annexion des Républiques sud-africaines, part de ce point : « Attendu que certains territoires de l’Afrique australe… ont été conquis. » Sans doute le droit de conquête est un droit reconnu par presque toutes les sommités du droit international et consacré par l’histoire de tous les temps. Presque tous les États qui existent au monde se sont formés par des conquêtes. Depuis un demi-siècle pourtant, des voix se sont fait entendre qui réclament pour les peuples le droit d’opter, le droit de n’être pas, comme un troupeau de moutons, transférés d’un maître à un autre. Néanmoins, et sous cette réserve, il reste acquis qu’il y a un droit de conquête, et que dans tous les temps des États se sont formés ou développés par la conquête.

Seulement ces conquêtes n’ont pas jamais été reconnues par le fait seul qu’il a semblé bon à l’une des parties belligérantes de déclarer qu’elle avait conquis les territoires de l’autre. Ce serait en vérité trop facile, et il n’est pas encore entré dans la coutume des nations, non plus que dans le droit des gens, de fonder la conquête d’un pays purement et simplement sur cette phrase : « Attendu que je l’ai pris. » Le droit de conquête, aussi bien que le droit d’occupation, est un droit qui repose sur le fait. Il ne suffit donc pas de dire : . « J’ai conquis ; » il faut prouver le fait même de la conquête. Pour ce qui est de l’occupation, j’ai pu dire, dans la séance du 8 juin 1899 d’une des commissions de la Conférence de la Paix réunie à La Haye : « On ne peut reconnaître l’occupation que quand l’autorité du belligérant est établie de fait[7]. » A plus forte raison le fait doit-il être établi lorsqu’il s’agit de conquête, c’est-à-dire d’occupation permanente. Il faut alors des preuves évidentes que l’occupation permanente, que la conquête est un l’ail incontestable et incontesté. Pour que ce droit de fait puisse être reconnu, il faut des faits en rapport avec l’extrême importance de la prétention d’une part, et d’autre part avec les exigences du droit des gens.


III

Avant d’examiner si, au point de vue du droit des gens, il y a réellement conquête, nous devons nous bien pénétrer de cette idée, que, lorsqu’il s’agit d’établir un droit de possession ou d’occupation définitive de territoires appartenant à des États existans, chrétiens et civilisés, les règles à observer pour acquérir certains droits sur ces territoires ne peuvent ni ne doivent assurément pas être moins sévères que celles auxquelles tous les États sont d’accord de se conformer quand il s’agit d’occupations nouvelles de territoires appartenant à des indigènes, à des sauvages, et sans lesquelles ces occupations ne sauraient être considérées comme effectives. Or, l’Acte général de la Conférence africaine de Berlin, du 26 février 1885, visant plus particulièrement le bassin conventionnel du Congo, porte en son article 35 :

« Les puissances signataires du présent Acte, reconnaissant l’obligation d’assurer, dans les territoires occupés par elles, sur les côtes du continent africain, l’existence d’une autorité suffisante pour faire respecter les droits acquis et, le cas échéant, la liberté du commerce et du transit dans les conditions où elles seront stipulées…, etc. »

L’Acte de Berlin, on le voit, est parti de ce principe certain que, dès qu’il s’agit d’intérêts aussi graves que l’acquisition de territoires, les puissances qui vivent sous le bénéfice du droit des gens, et qui, par là même, ont le devoir de le respecter et de le faire respecter, ne sauraient se contenter d’une pure fiction, d’une prétention vaine, mais doivent veiller à ce que l’occupation ou la conquête soient, dans toute la rigueur des termes, une réalité. Bien que cet Acte ne s’applique qu’aux territoires côtiers de l’Afrique et que les Républiques Sud-Africaines, que lord Roberts prétend avoir conquises, forment une enclave territoriale qui ne touche pas à la mer, il n’en est pas moins évident qu’un principe général, juste et rationnel, comme l’est celui de l’article 35 précité, doit être dorénavant étendu à toutes les acquisitions de territoires, surtout en Afrique, et surtout dans ces régions de l’Afrique toutes proches voisines du bassin conventionnel du Congo. Par analogie, — ainsi que nous l’avons démontré, — et même à plus forte raison, nous pouvons donc dire que, pour que la conquête des deux Républiques puisse et doive être considérée comme un fait accompli, il faut de toute nécessité que la Grande-Bretagne établisse qu’elle y a assuré « l’existence d’une autorité suffisante pour faire respecter les droits » qu’elle y aurait acquis.

Mais, dans le cas que nous étudions, il ne peut être sérieusement question de droits acquis. Pour que l’on puisse avoir des droits acquis, il faut qu’en effet on ait acquis des droits ; il faut, par suite, que l’on puisse apporter les preuves d’une conquête de facto complète et incontestée. Nous allons faire voir tout à l’heure qu’ici les preuves font défaut.

Les conditions nécessaires pour établir définitivement une souveraineté nouvelle sur un territoire envahi, et la faire reconnaître par des tiers comme acquise selon le droit de conquête, peuvent encore être assimilées à celles que doivent réunir des insurgés qui désirent faire reconnaître leur pouvoir nouveau, leur autorité nouvelle. Or, en 1824, durant l’insurrection des provinces sud-américaines contre l’Espagne, lord Liverpool, répondant à une interpellation sur les droits des insurgés à être reconnus comme pouvoir définitif, et exprimant non seulement sa propre opinion, mais aussi celle de M. Canning, de lord Lansdowne et de sir J. Mackintosch, ne se faisait point faute de déclarer, en ce qui concernait le conflit entre l’Espagne et les provinces sud-américaines, qu’il n’y avait pas de droit acquis, parce que la contestation était encore ouverte. La question doit être, en effet : « Le conflit est-il terminé ? » Quant à lui, il ne pouvait prendre sur lui de faire une démarche quelconque, tant que la lutte à main armée restait indécise.

Eh bien ! il est hors de doute qu’en Afrique, à l’heure qu’il est, on se trouve en pleine « lutte à main armée ; » que « le conflit n’est pas terminé ; » que « la contestation est encore ouverte ; » et nous en fournirons la démonstration en son lieu. Mais nous tenons à faire remarquer tout de suite qu’il n’est pas un État d’Europe ni d’Amérique qui ait présentement reconnu les droits de l’Angleterre sur les territoires prétendus annexés.


IV

Voyons maintenant ce que disent sur la question les différens auteurs qui ont traité de cette matière ou de quelque sujet semblable.

Heffter, avant de parler des modes de finir la guerre, pose en règle générale que, tant que l’une des puissances n’est pas définitivement vaincue et tant qu’elle peut reprendre les armes, l’état de choses existant à son égard doit être considéré seulement comme transitoire ou usurpé[8].

Bluntschli écrit : « Bien que la conquête d’un territoire ait lieu en général à la suite d’actes de violence et de guerre, elle peut cependant avoir pour conséquence l’acquisition de la souveraineté du territoire conquis. Elle est un mode légitime d’acquérir un territoire lorsqu’un traité, ou, à défaut, la reconnaissance par la population des changement survenus, a démontré la nécessité du nouvel ordre de choses[9]. »

Sur ce que dit Heffter, notons que les Boers, n’ayant jamais déposé les armes, n’ont pas besoin de les reprendre ; et, sur ce que dit Bluntschli, que la résistance, n’ayant pas cessé un seul jour, est loin d’être finie. Il s’en faut également que le gouvernement temporaire des Anglais soit reconnu par les autorités boers : toutes ces autorités, au contraire, sont unanimes à continuer de combattre ce pouvoir « transitoire et usurpé. » On sait, par exemple, que le commandant général des Boers, Louis Botha, dans sa lettre du 15 mars 1901 à lord Kitchener, lors des négociations concernant les conditions susceptibles de mettre fin aux hostilités dont le général en chef anglais avait pris l’initiative, refusait d’accepter le nouvel ordre de choses, et, dans sa circulaire aux citoyens sous les armes, concluait : « Cette guerre nous a coûté déjà beaucoup de sang et de larmes, mais l’abandon de notre patrie nous coûterait encore beaucoup plus[10]. » On sait, en outre, que le président Kruger, le président Steijn, et les membres du Wolksraad, ainsi que les délégués des Républiques en Europe, MM. Fisher, Wolmarens et Wessels, ou les représentans diplomatiques des deux États, le docteur Leyds, envoyé extraordinaire de la République Sud-Africaine et le docteur Müller, consul général de l’État libre d’Orange, tout en ne cessant de demander l’arbitrage, protestent que, si l’Angleterre ne veut pas leur laisser l’indépendance, ils continueront de lutter jusqu’à la mort. Les généraux Louis Botha et Christian de Wet en disent autant, de leur côté, et certes l’on ne peut douter qu’ils ne soient gens à tenir parole.

Holtzendorff, à son tour, ajoute : « Les succès militaires sur le champ de bataille ne décident pas encore de la chute de l’État le plus faible. Pour démontrer la fin de la souveraineté vaincue, le vainqueur doit proclamer d’abord qu’il a l’intention de pousser sa victoire jusqu’à la destruction de son adversaire comme État. De plus, il est nécessaire que ses forces aient établi une situation de fait qui corresponde à sa proclamation et qui ne soit pas contestée par d’autres États. Tant que les alliés de l’État vaincu tiennent encore la campagne en dehors de ses frontières, la continuation de l’ancien État est présumée de droit, même si les autorités de cet État chassées ou traquées ne peuvent plus gouverner de facto, un chef d’État pouvant régner temporairement en pays étranger[11]. »

Dans le cas qui nous occupe, des deux conditions qui, selon Holtzendorff, sont indispensables, la première seule est remplie. Les Anglais ont bien proclamé l’intention, mais la force, les moyens leur manquent. Le raisonnement de M. de Holtzendorff indique clairement qu’il estime indiscutable que, tant que des forces militaires ou des citoyens en armes de l’État le plus faible continuent à combattre pour le maintien de leur indépendance, il ne saurait être question d’annexion. La pensée ne lui en vient même pas. On dirait que c’est, à son avis, une absurdité, et c’est pourquoi il ne se place que dans l’hypothèse où l’État vaincu ne peut plus lui-même disposer d’aucune ressource. Même alors, c’est une chose si énorme que de vouloir anéantir l’indépendance d’une nation, que la continuation de l’état normal, — celui d’avant la guerre, — est présumée de droit, tant que l’État vaincu a encore, fût-ce en dehors de ses frontières, un allié qui tient la campagne.

Or, à l’heure qu’il est, en Afrique, ce ne sont pas des alliés, mais ce qui, en matière de droit, vaut beaucoup mieux, ce sont les forces militaires elles-mêmes, ce sont les burghers armés des deux Républiques qui tiennent eux-mêmes la campagne. Le commandant général Louis Botha avait encore toute une armée sous ses ordres dans certains « districts » ou parties du territoire de la République Sud-Africaine où jamais un soldat anglais n’avait posé le pied, et Christian de Wet, l’insaisissable général de l’État libre d’Orange, continuait, — comme il a continué depuis, — à être partout où on ne le cherchait pas, au moment où cependant lord Roberts n’hésitait pas à proclamer l’annexion, sans prendre garde du reste que, presque en même temps, il vouait combien peu, en fait et en droit, il était fondé à la proclamer. En effet, les proclamations d’annexion datent, on se le rappelle, du 24 mai et du 1er septembre 1900 ; mais, le 7 septembre suivant, lord Roberts adressait au commandant général des Boers, Louis Botha, une lettre où il disait entre autre choses : « Excepté dans les districts occupés par l’armée placée sous le commandement de Votre Honneur, la guerre a dégénéré et dégénère en des opérations faites d’une manière irrégulière et irresponsable par de petits corps et souvent par des corps de troupes insignifians[12]. »

Quoi de plus net ? Et n’est-ce pas lord Roberts en personne qui constate non seulement que la guerre existe et continue, mais que l’adversaire dispose encore de toute une armée, occupant des districts entiers dans des territoires qu’il prétend pourtant avoir annexés ?


V

« La guerre, déclare lord Roberts, a dégénéré et dégénère en opérations faites d’une manière irrégulière et irresponsable. » Arrêtons-nous un instant à cette proposition.

Le droit des gens s’abstient scrupuleusement de prescrire comment et de quelle manière il faut faire la guerre pour qu’elle atteigne son but ; il ne définit pas le modus quo, ne dit pas s’il faut se servir de corps d’années, de gros bataillons, de « petits corps » ou de « corps insignifians. » Il serait impossible au général en chef anglais de citer à l’appui de son affirmai ion une autorité quelconque, car un pareil précepte serait radicalement contraire aux principes fondamentaux du droit et de l’art de la guerre. Jamais personne n’a eu la prétention de fixer la quantité des forces nécessaires pour se défendre « d’une manière régulière » et par conséquent pour avoir le droit de se défendre, ni la prétention de restreindre, en l’interprétant, cette maxime posée par Napoléon, de faire toujours ce que l’ennemi n’aime pas qu’on fasse. Si la guerre par petits paquets est désagréable et désastreuse aux Anglais, raison de plus pour que les Boers y recourent ; c’est leur droit, et c’est la tactique qui leur est commandée par la saine raison.

Le baron Jomini, en inaugurant, dans la séance du 27 juillet 1874, la Conférence de Bruxelles, y donnait lecture des instructions reçues de son gouvernement de gouvernement russe) et qui précisaient en ces termes le but et la portée du projet de convention présenté à la Conférence : « La liberté d’action des gouvernemens au point de vue militaire et le droit des États de pourvoir à leur propre défense ne sauraient être soumis à des restrictions fictives, que d’ailleurs la pression des faits rendrait stériles. Il nous semble qu’aucune illusion ne saurait prévaloir dans la pratique contre cette inflexible nécessité[13]. »

Dans la séance du 31 juillet 1874 de cette même Conférence de Bruxelles, le délégué belge, faisant ses réserves au sujet de toute clause du Projet qui aurait pour effet de limiter dans une mesure quelconque les droits de la défense nationale en cas de guerre, le baron Jomini constata que le Projet « n’a nullement en vue de restreindre en quoi que ce soit le droit et le devoir imprescriptibles qu’a tout État attaqué de se défendre. » Enfin, dans la séance du 17 août, le Président de la Conférence, ayant posé ce principe essentiel, ajoutait : « Quant aux choix des moyens, il a été constaté qu’il dépend de la position particulière des États, de leur histoire, de leur caractère national, de leur situation sociale et des institutions spéciales qui les régissent. » Et un autre délégué russe, le général Leer, s’exprimait ainsi : « L’attaqué a le droit incontestable de défense ; sans aucune restriction[14]. »

En vain chercherait-on dans le règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, arrêté dans la Conférence internationale de la Paix, tenue à La Haye en 1899, parmi les choses prohibées qu’énumère l’article 23, une disposition qui interdise de faire la guerre avec de petits corps, ou la guerre de guérillas.

La guérilla est un mode, un moyen comme un autre de faire la guerre ; c’est la guerre de partisans ou la petite guerre : faire sauter des pouls, couper les communications, attaquer les convois, etc. Cette guerre de guérillas est justement, pour la défense des Républiques Sud-Africaines, la meilleure méthode, celle qui est indiquée à la fois par la nature montagneuse du terrain, par le caractère et les usages nationaux, par l’histoire et les institutions militaires des Boers, comme par les habitudes mêmes de leurs adversaires.

Il est vrai que ces sortes de guerres sont quelque peu tombées en discrédit, parce que, trop souvent, ceux qui les pratiquent se sont laissés aller à commettre d’atroces cruautés. Instinctivement, à entendre le mot de guérilla, on se sent porté à songer aux histoires sanglantes où jamais l’on ne faisait de quartier, et où les bandes infligeaient le supplice de mille morts aux malheureux qui tombaient en leurs mains. Mais, tout le monde le sait, avec les Boers, c’est précisément le contraire. Les Boers ont conduit toute cette guerre d’une manière très douce, je serais tenté de dire trop douce et trop généreuse. En vain les Anglais ont brûlé et dévasté leurs champs et leurs fermes, ont fait subir à leurs femmes et à leur enfans, dans les camps de concentration, un traitement qu’il vaut mieux ne pas qualifier, mais que les révélations de miss Emily Hobhouse[15] nous ont suffisamment, fait connaître : les Boers continuent à remettre en liberté, sains et saufs, les prisonniers de guerre qu’ils font par milliers. Ils se contentent de leur emprunter leurs munitions et souvent aussi, — il faut l’avouer, — leurs chaussures.

L’accusation semble donc peu fondée, que les Boers feraient la guerre « d’une manière irrégulière. » Si pourtant l’on entend par ce mot : « d’une manière irrégulière, » qu’ils font la guerre « peu stratégiquement, » « peu scientifiquement, » cela est vrai. Mais c’est de cela qu’il faut les louer. Ce sont des tacticiens naturels ; et c’est un grand capitaine qui conseillait de changer de tactique tous les dix ans. Seulement, « faire la guerre d’une manière irrégulière, » dans la langue du droit des gens, cela signifie tout autre chose. Le baron Jomini a défini ce que c’est vraiment que « la guerre faite d’une façon irrégulière, » quand il a dit, dans la séance du 17 août 1874 de la Conférence de Bruxelles : Il y a guerre irrégulière, « si l’entraînement patriotique est abandonné à lui-même, sans direction, sans organisation, sans règles, sans précautions. »

Or, chez les Boers, tout est ordonné, organisé, en commandos qui obéissent à des commandans et à des feldcornets, sous la direction générale du Président Steyn et du général Christian de Wet quant aux forces de l’État libre d’Orange, et sous celle du général Louis Botha quant aux commandos de la République Sud-Africaine. C’est dire que tous ces commandos sont sous les ordres de commandans responsables.

Le général Botha a réfuté du reste l’accusation de lord Roberts, dans sa lettre du 5 septembre 1900 : « Toutes nos forces, lui répondait-il, étant très petites en comparaison des vôtres, on ne doit naturellement pas s’attendre à trouver partout, de notre côté, de grandes commandos en campagne, car tout ce qui a été fait par nous durant cette guerre a dû être fait avec des forces insignifiantes, et nous sommes obligés de diviser nos commandos de plus en plus pour faire face aux patrouilles de maraudeurs qui, sur les ordres de Votre Excellence, vont enlever de ferme en ferme le bétail et les provisions. Quant à l’assertion de Votre Excellence que, hors des forces placées sous mon commandement personnel, il n’existe pas de forces régulières des Boers, je dois la repousser d’une manière absolue, nos forces étant encore divisées et commandées de la même manière qu’au commencement de la guerre et selon les lois du pays[16]. »


VI

Après les théoriciens allemands, il est bon de citer un Anglais. Hall donne comme règle pour l’établissement et la reconnaissance d’un État nouveau : « L’indépendance définitive ne peut être considérée comme acquise, — et la reconnaissance en serait par conséquent illégitime, — aussi longtemps qu’une lutte effective est soutenue par l’ancien souverain de l’État pour rétablir son autorité[17]. »

Parmi les conditions exigées, d’après Hall, pour conférer à une autorité quelconque des droits légitimes sur un pays, il cite celle-ci la première, que cette autorité soit réellement en mesure d’exercer un contrôle indiscuté et exclusif sur toutes personnes et toutes choses dans le territoire occupé par elle.

On ne niera pas que ce soit bien le moins qu’on puisse demander à un conquérant. Mais Hall passe à la conquête même, et il dit : « Il est nécessaire, pour qu’il y ait conquête accomplie, que l’intention de s’approprier soit invariable et exprimée par une déclaration formelle ou une proclamation d’annexion. La capacité de garder doit être prouvée, soit par la conclusion de la paix, soit par l’établissement d’un ordre de choses équivalent. Le conquérant doit être en mesure de prouver qu’il a pris solidement possession, de la même manière et au même degré qu’une société politique qui désire être un État doit prouver qu’elle jouit de son indépendance et qu’il y a probabilité raisonnable pour qu’elle la maintienne[18]. »

Au résumé, pour qu’il puisse être question de conquête, ou d’un fait ou d’un droit analogue, il faut, selon Heffter, que l’adversaire soit définitivement vaincu et ne puisse reprendre les armes ; selon Bluntschli, qu’il y ait fin de la résistance et reconnaissance du nouveau gouvernement de la part du peuple consulté ; selon Holtzendorlî, qu’il y ait établissement d’une situation indiscutée, correspondant de fait à la proclamation du nouvel État de droit et absence complète de forces armées tenant la campagne ; selon lord Liverpool, Canning, lord Lansdowne et sir J. Mackintosh, qu’il y ait fin de la contestation, et que l’issue de la lutte soit décidée ; selon Hall, qu’il y ait établissement d’un ordre de choses équivalant à la paix[19].

Chose assez rare en ce monde : tous ces hommes éminens sont d’accord là-dessus. Acceptons la formule de M. Hall, puisque son ouvrage est le plus récent, et, surtout, puisque l’auteur était un Anglais, un jurisconsulte très écouté, un membre très regretté de l’Institut de droit international. Il dit : « Un ordre de choses équivalant à la paix. » Voilà pour un pouvoir légitime et fondé en droit ; mais même un pouvoir usurpé, n’existant que de facto, doit reposer au moins sur les faits. Voyons donc ce que sont les faits, quel est dans l’Afrique du Sud l’ordre de choses existant en fait depuis la date des proclamations d’annexion, postérieurement au 1er septembre 1900.

Nous nous bornerons à rappeler quelques événemens de la présente année, venus à notre connaissance de source anglaise, par l’intermédiaire de l’agence Reuter ou par la correspondance de lord Kitchener lui-même : c’est une chronologie un peu sèche mais qui vaut mieux que tout un volume d’assertions plus ou moins fondées et de raisonnemens plus ou moins spécieux.


Le 1er janvier 1901. — Défaite sanglante des Anglais près de Lindley. La garde du corps de lord Kitchener entièrement prise, tuée ou blessée.

8 janvier. — Sutherland occupe par 1500 Boers armés.

11 janvier. — Défaite d’une division de cavalerie anglaise près de Murrayberg ; elle perd 27 hommes, y compris 3 officiers.

12 janvier. — Le général boer Beyers attaque avec 800 burghers armés la station de Haalfontein, entre Pretoria et Johannesburg. Les Boers armés arrivent à 10 kilomètres de Pretoria.

30 janvier. — Los Anglais, surpris près de Modderfontein, au sud de Krügersdorp, perdent 7 officiers, 220 hommes et un canon.

Le même jour, ils perdent beaucoup d’hommes à Tabaksberg.

29 mai. — Combat très vif à Vlakfontein. Les Anglais perdent plus de 175 hommes tués ou blessés.

16 août. — 50 éclaireurs du général French, cernés par une force boer très supérieure, sous Théron, sont forcés de se rendre.

On signale une force armée de 4 000 Boers sous le commandement du général Botha dans les environs de Nondwini en Transvaal.

Combat entre le commandant boer Kritzinger, près de Steynsburg (Colonie du Cap) et le colonel anglais Gorringe.

18 août. — Combat près de Bronkhorstspruit. Le capitaine anglais Moley grièvement blessé.

19 août. — Garratt surprend un camp des Boers près de Honingspruit-junction (Orange).

22 août. — 68 Anglais sont faits prisonniers par les Boers près de Ladybrand. 300 Boers passent la rivière Orange à Norvalspont et envahissent la Colonie du Cap.


Cela n’a pas tout à fait l’air d’un « ordre de choses équivalant à la paix ! » Mais, après le 15 septembre, nous trouverons mieux encore.

Ce jour-là, le 15 septembre, était, comme on l’a vu, la date fatale, fixée dans la fameuse proclamation de lord Kitchener du 6 août 1901, comme terme final de soumission. Le bannissement et l’expropriation étaient le sort promis à ceux qui ne se seraient pas rendus.

La réponse des Boers fut éloquente, ironique, tranchante. C’était le Natal qui avait inspiré ces mesures de rigueur, comme, du reste, toute la proclamation. Pour toute réponse, le 16 septembre, les Boers, en nombre, font invasion dans le Natal ; le 19, ils sont à Upper-Tugola ; les jingoes du Natal tremblent de peur que les Boers ne se vengent ; tout le monde s’enfuit vers les villes, qu’on fortifie à la hâte ; le 18 septembre, lord Kitchener rapporte que toute une patrouille de la garde, sous le lieutenant Rebow, a été faite prisonnière après un vif combat, dans lequel cet officier a été tue.

Dans sa proclamation du 6 août, lord Kitchener avait avancé, comme l’une des raisons qui l’autorisaient à prendre des mesures si excessives et exceptionnelles : « Attendu que les burghers des ci-devant Républiques qui sont encore sous les armes contre Sa Majesté ne sont pas seulement en petit nombre, mais qu’ils ont perdu presque tous leurs canons et munitions de guerre et que, faute d’organisation militaire régulière, ils ne sont pas capables d’offrir une résistance organisée aux forces de Sa Majesté, dans une seule partie du pays[20]… »

Pour prouver la fausseté de cette assertion, les Boers mènent activement leurs opérations.

Le 17 septembre, le commando boer de Smuts taille en pièces un escadron du 17e lanciers, sous le commandement du capitaine Sandeman, à Modderfontein (Tarkastad), dans la Colonie du Cap. Cet escadron a 30 lanciers tués, 34 blessés, le reste prisonnier.

Le 18 septembre, lord Kitchener est obligé de télégraphier que, le 17, trois compagnies d’infanterie montée, avec trois canons, sous le major Gough, ont été attaquées par des commandos boers très supérieurs en force, près d’Utrecht (sud-est du Transvaal), et qu’après un combat acharné, elles ont perdu 2 officiers et 14 hommes tués, 5 officiers et 25 hommes blessés, 150 prisonniers, dont le major lui-même, et que les trois canons sont restés entre les mains des Boers. Mais, quand les listes officielles des pertes eurent été dressées, on apprit que la colonne anglaise avait en réalité perdu 230 hommes.

Le lendemain 19 septembre, lord Kitchener est encore obligé de signaler une défaite. Deux canons des Royal Horse Artillerie, sous la garde d’une compagnie d’infanterie montée, ont été attaqués à Vlakfontein, à 15 kilomètres des Waterworks (réservoirs d’eau) de Pretoria par une force boer très supérieure, et enlevés après que le lieutenant d’artillerie eut été tué, et la compagnie prise tout entière.

Il semble que les Boers aient voulu dire : « Vous nous reprochez de n’avoir pas de canons ; soit, nous irons prendre les vôtres. Si nous sommes en si petit nombre, que ne les gardez-vous mieux ! D’où viennent donc vos défaites, coup sur coup, non seulement sur notre territoire, mais en plein territoire anglais ? Vous dites que nous sommes incapables d’offrir une résistance organisée, mais voici des preuves sanglantes que nous sommes capables de faire davantage et parfaitement à même de prendre contre vous l’offensive. »

Quelques jours plus tard, un engagement très sérieux avait lieu, près de Quakersfontein (Etat libre d’Orange), entre Kritzinger et les Loval’s Scouts. Les Anglais y perdaient un canon ; le lieutenant-colonel Andrew Murray et le capitaine Murray étaient tués. Il y avait, en outre, 6 morts et 35 blessés.

Puis, les Boers ayant fait comme ils avaient dit et pris l’offensive, sous la direction générale de Louis Botha et du président Steijn, le commando de Scheepers vint opérer si avant dans le sud de la colonie du Cap, que les Anglais conçurent des craintes pour la sûreté de la baie de Mossel (Mosselbay), à telles enseignes que le croiseur Barraconta, arrivé à Simonstad, dut débarquer son équipage pour entourer cette baie de fortifications improvisées.

Le 27 septembre, se passa un fait très remarquable. Les commandos boers, sous les ordres du général Botha, tâchèrent de prendre de vive force deux petites forteresses, les forts Itala et Prosper, sur la frontière du Zoulouland. L’attaque échoua, mais elle avait été poussée avec acharnement. Les Boers y déployèrent une bravoure exemplaire. Le major anglais Chapham défendit le fort Itala avec un non moindre courage. Il fut blessé, ainsi que 4 autres officiers et 38 hommes ; un lieutenant et 11 hommes furent tués, et, de plus, on constata 63 manquans. Selon l’agence Reuter, les pertes des Boers auraient été considérables ; on les évaluait à 500 hommes. Comme les Boers gardèrent le champ de bataille, ce chiffre est au moins douteux. Mais, si on l’accepte, il en résulte que le nombre des assaillans n’aurait pu être inférieur à 5 000 hommes. Que dire alors de l’assertion émise dans la proclamation de lord Kitchener, que les Boers seraient en petit nombre, incapables d’opposer une résistance organisée, etc. ?

Pour achever ce mois de septembre de manière que leurs adversaires s’en souviennent, les commandans boers Delarey et Kemp attaquèrent à Moedwil, dans la nuit du 29 au 30, le camp du brave défenseur de Kimberley, le colonel Kekewich, et lui infligèrent des pertes sensibles. Les Anglais eurent 2 officiers et 31 hommes tués, 14 officiers et 74 hommes blessés, parmi lesquels le colonel lui-même, grièvement, et 40 hommes encore furent évacués sur Rustenburg.

D’après les relevés officiels publiés par le War Office de Londres, il a été constaté que, depuis le 1er septembre 1900 (date de la proclamation d’annexion de la République Sud-Africaine), c’est-à-dire depuis que la conquête a été proclamée, jusqu’au 1er septembre de cette année, les pertes de l’armée anglaise au cours de cette guerre, que les Anglais ont de bonnes raisons de ne vouloir qualifier que de « prolongement des hostilités, » — expression dont ils aimeraient bien que tout le monde eût la complaisance de se servir, — auraient été :


Officiers Hommes
Tués 116 1 517
Blessés 444 4 841
Morts par suite de blessures 46 682
Prisonniers 74 2 010
Morts d’accident 11 312
Invalides renvoyés dans leurs foyers 1 166 25 169
Au total 1 857 34 531

Sans compter les canons perdus, qui étaient au nombre de 7, au 30 janvier 1901.

On sait que, sur tout le parcours des voies ferrées, les Anglais ont dû construire de petits forts, des redoutes distantes entre elles d’une lieue anglaise et occupées par une garnison ; que les convois doivent être escortés par des soldats dans des wagons blindés ; et que, malgré ces précautions, les commandos boers font continuellement sauter ces convois, un entre autres, au commencement du mois de septembre, à Hamanskraal, où le colonel Vandelear, 4 officiers et 45 hommes furent tués ou blessés, de sorte que, à Bloemfonlein, par exemple, le ravitaillement des troupes et des habitans est devenu très aléatoire. Je crois donc qu’on a le droit de conclure qu’une autre assertion de lord Kitchener, dans cette même proclamation, à savoir « que les forces de Sa Majesté sont depuis longtemps en complète possession… de tous les chemins de fer, » est également en contradiction avec les faits.

Quand on songe à tous ces combats, à l’énormité de ces pertes, à la situation réelle du pays et des chemins de fer, il est évident que l’ordre de choses exigé par les jurisconsultes, cet ordre « équivalant à la paix, » n’existe pas dans l’Afrique du Sud ; que la lutte horrible engagée il y a deux ans est loin d’être décidée ; que la contestation n’est pas tranchée ; que la résistance se prolonge ; que les Boers sous les armes, infligeant encore de cruelles défaites à leurs adversaires, sont loin d’être définitivement vaincus ; et que, par conséquent, la prétendue conquête de l’État libre d’Orange et de la République Sud-Africaine, ne répondant pas aux conditions nécessaires suivant le droit des gens, n’étant pas prouvée par les faits, n’est pas une conquête, n’en était pas une au moment où les proclamations d’annexion furent publiées, et ne l’est pas même aujourd’hui. D’où il suit que toutes les mesures prises par le gouvernement anglais, en se fondant sur cette fausse prétention de la conquête, sont entachées d’illégitimité.

Les burghers, notamment, combattant comme le droit et comme les lois de leur pays leur en imposent le devoir, pour l’indépendance de leur patrie, ne sauraient être châtiés dans leurs personnes ou dans leurs biens, ni bannis s’ils sont faits prisonniers. Ce ne sont pas des rebelles, par ce motif que ce ne sont pas des sujets de la Couronne britannique.

Par l’article 4 du traité de Londres de 1884, la Grande-Bretagne n’avait reçu qu’un droit de contrôle sur les traités que la République Sud-Africaine désirerait conclure, et encore en était exclu le contrôle sur les traités passés avec l’Etat libre d’Orange ; elle n’avait reçu qu’un droit de contrôle imparfait ; pour tout le reste, la République du Transvaal restait entièrement libre de ses actes, elle avait conservé la pleine liberté de régler ses affaires intérieures, et même le droit de faire la guerre, droit dont elle a usé contre des tribus indigènes ; ce qui met hors de doute que les burghers de cette République n’étaient pas, avant la proclamation d’annexion, des sujets de Sa Majesté britannique. Mais nous avons démontré que cette proclamation ne suffit pas pour les placer sous cette souveraineté ; et, si cela est vrai des burghers de la République Sud-Africaine, cela est bien plus vrai encore de ceux de l’Etat libre d’Orange, puisque cette république n’a jamais été unie à l’Angleterre par le moindre traité ni liée à elle par le fil le plus mince.

Bannir et déporter (aux îles Bermudes) des hommes pris dans l’accomplissement d’un devoir tenu pour sacré par toutes les nations civilisées est contraire aux lois naturelles ; et, quant au droit des gens, si l’on ne trouve pas l’interdiction formelle d’un pareil abus dans le règlement élaboré par la Conférence de la Paix, concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, il ne faut pas oublier que la Convention arrêtée à La Haye porte expressément : « Il n’a pas été possible de concerter dès maintenant des stipulations s’étendant à toutes les circonstances qui se présentent dans la pratique. D’autre part, il ne pouvait entrer dans les intentions des Hautes Parties contractantes que les cas prévus fussent, faute de stipulation écrite, laissés à l’appréciation arbitraire de ceux qui dirigent les armées. En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérans restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique[21]. »


VII

Nous nous sommes bornés à noter et à analyser les faits, puis à chercher le rapport entre ces faits dans leur réalité et les assertions des généraux anglais, entre ces faits dans leur brutalité et les règles du droit des gens. Nous l’avons fait en nous abstenant scrupuleusement de critiquer la manière dont cette guerre affreuse est conduite et en nous renfermant dans les limites de l’examen du droit de conquête, comparé aux proclamations anglaises d’annexion.

Mais je ne puis m’empêcher de me demander : depuis plus d’un an, les deux Républiques ont été déclarées annexées par une simple proclamation ; le gouvernement et la presse britanniques, — sauf quelques exceptions louables, — s’évertuent à répéter depuis des mois que la guerre est finie ; tout le monde pourtant sait bien que la guerre continue ; qu’elle continue d’une manière presque sans précédent ; où se tient donc maintenant caché le droit, le droit des gens, le droit international public ?

Vaut-il en vérité la peine de déterminer si minutieusement les règles d’acquisition des biens ou les effets du mariage entre individus de nationalité différente, si personne ne bouge lorsque, contrairement aux principes du droit des gens, un État déclare, sans remplir les conditions réputées nécessaires, avoir conquis des territoires riches en or et en diamans, grands comme l’Autriche, y compris le Tyrol, la Bohême, la Dalmatie, etc. ; aussi grands que les royaumes de Prusse, de Bavière et de Saxe réunis ; presque aussi grands que la France entière ? Et cependant, toutes les nations devraient tenir, — pour ne point aborder une plus haute question de morale, — à ce qu’on ne puisse pas s’arroger à la légère le droit de conquête. Les conséquences en peuvent être, pour toutes, trop sérieuses, trop redoutables. Si les hommes politiques sont muets parce que la voix de leur intérêt fait taire celle de leur conscience, ou parce que leur impuissance les y contraint, les hommes de science ont le droit et le devoir de parler, de protester contre une telle violation du droit des gens.

Je ne le sais que trop : le droit des gens ne dispose, par lui-même, ni de flottes, ni d’armées pour se faire respecter, mais ce n’est pas à dire qu’il soit absolument sans vertu et sans force. Que nous ne puissions pas grand’chose, ce n’est pas une raison pour ne rien faire. Au moins, ne jouons pas l’indifférence, ne cachons pas notre opinion, mais déclarons franchement et hautement, au nom du droit et de la justice, que la conquête des deux Républiques sud-africaines, ne répondant pas en fait aux exigences du droit des gens et par conséquent n’existant pas en droit, les proclamations anglaises d’annexion sont et demeurent sans aucune valeur légitime.


Lieutenant Général DEN BEER POORTUGAEL.

  1. Proclamations issued by Field-Marshal lord Roberts in South-Africa, presented to Parliament by His Majesty’s command. 1900, p. 6, 8, 16, 17.
  2. Voyez le discours prononcé par M. Asquith le 29 septembre 1901 devant ses électeurs écossais.
  3. Proclamations issued by lord Roberts, p. 17 et 18.
  4. Correspondence relating to the prolongation of hostilities in South-Africa : presented to both Houses of Parliament by command of His Majesty, août 1901, p. 4.
  5. « Munsters believe that excellent effect would be produced. » Télégramme du 24 juillet, n° 1. — Voyez Correspondence relating to the prolongation of hostilities in South-Africa, p. 4.
  6. Correspondance…, p. 6.
  7. Actes de la Conférence internationale de la Paix, 3e partie, p. 117.
  8. Heffter, Le Droit international public de l’Europe, traduit par Bergson, 1857, p. 346.
  9. Bluntschli, Das moderne Völkerrecht der civilisirten Staten, 1868, § 289. Traduction française de M. Lardy, Le Droit international codifié, 1886, p. 182, 183.
  10. Further papers relating to negotiations between Commandant Louis Botha and lord Kitchener ; presented to both Houses of Parliament by command of His Majesty, juillet 1901, p. 3.
  11. Von Holtzendorff, Handbuch des Völkerrechts, II, § 22.
  12. Correspondance… between the Commander-in-chief in South-Africa and the Boer Commanders, etc., p. 12.
  13. Actes de la Conférence de Bruxelles.
  14. Séance du 26 août 1874.
  15. Report to the Comittee of the Distress Fund for South-African Women and Children. Ces jours-ci, miss Emily Hobhouse a fait parvenir au ministre de la Guerre une protestation énergique contre la condition meurtrière qui est faite aux enfans boers, dans les camps de concentration, où, suivant elle, on leur marchande les moyens de vivre. Elle appelle son attention sur les listes officielles de mortalité, d’où il ressort que dans les camps de concentration, en juin, juillet et août derniers, 3 245 enfans ont succombé, tandis que le chiffre normal des décès n’aurait dû être que de 272.
  16. Correspondence, § p. 12.
  17. Hall, Treatise on international law. p. 93.
  18. Hall, Treatise on international law, p. 21.
  19. Id., ibid., p. 566.
  20. Correspondence relating to the prolongation of hostilities in South-Africa ; Presented to both Houses of Parliament by Command of His Majesty, août, 1901, p. 6.
  21. Actes de la Conférence internationale de la Paix, 1899, 1re partie, p. 239.