Les Problèmes de philosophie/XV. La Valeur de la philosophie

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Williams & Norgate (p. 237-250).




CHAPITRE XV

LA VALEUR DE LA PHILOSOPHIE

Arrivé au terme de cette brève et très incomplète revue des problèmes de la philosophie, il convient de s’interroger, en conclusion, sur la valeur de la philosophie et sur les raisons pour lesquelles il faut l’étudier. Il est d’autant plus nécessaire d’examiner cette question que beaucoup d’hommes, sous l’influence de la science ou des affaires pratiques, sont portés à douter que la philosophie soit autre chose que des bagatelles innocentes mais inutiles, des distinctions et des controverses sur des sujets dont la connaissance est impossible.

Cette conception de la philosophie semble résulter, en partie, d’une conception erronée des fins de la vie, en partie, d’une conception erronée du genre de biens que la philosophie s’efforce d’atteindre. La science physique, par le biais d’inventions, est utile à d’innombrables personnes qui l’ignorent totalement ; l’étude de la science physique doit donc être recommandée, non pas seulement ou principalement en raison de l’effet sur l’étudiant, mais plutôt en raison de l’effet sur l’humanité en général. Cette utilité n’appartient pas à la philosophie. Si l’étude de la philosophie a une quelconque valeur pour d’autres que les étudiants en philosophie, ce ne peut être qu’indirectement, par ses effets sur la vie de ceux qui l’étudient. C’est donc dans ces effets, si tant est qu’il y en ait, que la valeur de la philosophie doit être principalement recherchée.

Mais en outre, si nous ne voulons pas échouer dans notre effort pour déterminer la valeur de la philosophie, nous devons d’abord libérer notre esprit des préjugés de ce que l’on appelle à tort les hommes « pratiques ». L’homme « pratique », comme ce mot est souvent utilisé, est celui qui ne reconnaît que les besoins matériels, qui comprend que les hommes doivent avoir de la nourriture pour le corps, mais qui est inconscient de la nécessité de fournir de la nourriture à l’esprit. Si tous les hommes étaient bien lotis, si la pauvreté et la maladie étaient réduites à leur plus simple expression, il resterait encore beaucoup à faire pour créer une société de valeur ; et même dans le monde actuel, les biens de l’esprit sont au moins aussi importants que les biens du corps. C’est exclusivement parmi les biens de l’esprit que se trouve la valeur de la philosophie, et seuls ceux qui ne sont pas indifférents à ces biens peuvent être persuadés que l’étude de la philosophie n’est pas une perte de temps.

La philosophie, comme toutes les autres études, vise avant tout la connaissance. La connaissance qu’elle vise est celle qui donne unité et système à l’ensemble des sciences, celle qui résulte d’un examen critique des fondements de nos convictions, de nos préjugés et de nos croyances. Mais on ne peut pas dire que la philosophie ait eu beaucoup de succès dans ses tentatives de fournir des réponses définitives à ses questions. Si vous demandez à un mathématicien, à un minéralogiste, à un historien ou à tout autre homme de science quel ensemble de vérités précises a été établi par sa science, sa réponse durera aussi longtemps que vous voudrez bien l’écouter. Mais si vous posez la même question à un philosophe, il devra, s’il est candide, avouer que son étude n’a pas abouti à des résultats positifs tels que ceux obtenus par d’autres sciences. Il est vrai que cela s’explique en partie par le fait que, dès qu’il est possible d’acquérir une connaissance précise d’un sujet, ce sujet cesse d’être appelé philosophie et devient une science distincte. Toute l’étude des cieux, qui appartient aujourd’hui à l’astronomie, était autrefois comprise dans la philosophie ; le grand ouvrage de Newton s’appelait « les Principes mathématiques de la Philosophie naturelle ». De même, l’étude de l’esprit humain, qui faisait partie de la philosophie jusqu’à une date très récente, a été séparée de la philosophie et est devenue la science de la psychologie. Ainsi, dans une large mesure, l’incertitude de la philosophie est plus apparente que réelle : les questions qui sont déjà susceptibles de recevoir des réponses définitives sont placées dans les sciences, tandis que celles auxquelles on ne peut encore donner de réponse définitive restent pour former le résidu que l’on appelle philosophie.

Mais ce n’est là qu’une partie de la vérité concernant l’incertitude de la philosophie. Il y a beaucoup de questions — et parmi elles celles qui intéressent le plus profondément notre vie spirituelle, qui, pour autant que nous puissions le voir, doivent rester insolubles pour l’intellect humain, à moins que ses pouvoirs ne deviennent d’un ordre tout à fait différent de ce qu’ils sont aujourd’hui. L’univers a-t-il une unité de plan ou de but, ou n’est-il qu’un concours fortuit d’atomes ? La conscience est-elle un élément permanent de l’univers, permettant d’espérer une croissance indéfinie de la sagesse, ou est-elle un accident transitoire sur une petite planète sur laquelle la vie doit finalement devenir impossible ? Le bien et le mal ont-ils une importance pour l’univers ou seulement pour l’homme ? De telles questions sont posées par la philosophie, et divers philosophes y répondent. Mais il semblerait que, que les réponses puissent être découvertes autrement ou non, les réponses suggérées par la philosophie ne sont aucunement vraies de manière démontrable. Cependant, aussi faible que soit l’espoir de découvrir une réponse, il appartient à la philosophie de poursuivre l’examen de ces questions, de nous faire prendre conscience de leur importance, d’en examiner toutes les approches et de maintenir vivant cet intérêt spéculatif pour l’univers qui risque d’être tué si nous nous limitons à des connaissances définitivement vérifiables.

De nombreux philosophes, il est vrai, ont prétendu que la philosophie pouvait établir la vérité de certaines réponses à ces questions fondamentales. Ils ont supposé que ce qui est le plus important dans les croyances religieuses pouvait être prouvé par une démonstration stricte. Pour juger de telles tentatives, il est nécessaire de faire un tour d’horizon de la connaissance humaine et de se faire une opinion sur ses méthodes et ses limites. Sur un tel sujet, il serait imprudent de se prononcer dogmatiquement ; mais si les recherches de nos chapitres précédents ne nous ont pas égarés, nous serons obligés de renoncer à l’espoir de trouver des preuves philosophiques des croyances religieuses. Nous ne pouvons donc pas inclure dans la valeur de la philosophie un ensemble défini de réponses à de telles questions. Ainsi, une fois de plus, la valeur de la philosophie ne doit pas dépendre d’un supposé ensemble de connaissances définitivement vérifiables à acquérir par ceux qui l’étudient.

La valeur de la philosophie est, en fait, à rechercher en grande partie dans son incertitude même. L’homme qui n’a aucune teinture de philosophie passe sa vie emprisonné dans les préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles de son âge ou de sa nation, et des convictions qui ont grandi dans son esprit sans la coopération ou le consentement de sa raison consciente. Pour un tel homme, le monde tend à devenir défini, fini, évident ; les objets communs ne suscitent aucune question et les possibilités inconnues sont rejetées avec mépris. Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous découvrons, comme nous l’avons vu dans nos premiers chapitres, que même les choses les plus quotidiennes conduisent à des problèmes auxquels on ne peut donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, sans pouvoir nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu’elle soulève, est en mesure de suggérer de nombreuses possibilités qui élargissent notre pensée et la libèrent de la tyrannie de la coutume. Ainsi, tout en diminuant notre sentiment de certitude quant à ce que sont les choses, elle augmente considérablement notre connaissance de ce qu’elles peuvent être ; elle supprime le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais voyagé dans la région du doute libérateur, et elle entretient notre sens de l’émerveillement en montrant des choses familières sous un aspect peu familier.

Outre son utilité pour montrer des possibilités insoupçonnées, la philosophie a une valeur — peut-être sa principale valeur — par la grandeur des objets qu’elle contemple, et par l’absence de buts étroits et personnels qui résulte de cette contemplation. La vie de l’homme instinctif est enfermée dans le cercle de ses intérêts privés : la famille et les amis peuvent en faire partie, mais le monde extérieur n’est pas considéré, sauf dans la mesure où il peut aider ou entraver ce qui entre dans le cercle des désirs instinctifs. Une telle vie a quelque chose de fébrile et d’étriqué, alors que la vie philosophique est calme et libre. Le monde privé des intérêts instinctifs est un petit monde, situé au milieu d’un monde grand et puissant qui doit, tôt ou tard, mettre en ruine notre monde privé. Si nous ne parvenons pas à élargir nos intérêts à l’ensemble du monde extérieur, nous restons comme une garnison dans une forteresse assiégée, sachant que l’ennemi nous empêche de fuir et que la capitulation finale est inévitable. Dans une telle vie, il n’y a pas de paix, mais une lutte constante entre l’insistance du désir et l’impuissance de la volonté. D’une manière ou d’une autre, pour que notre vie soit grande et libre, nous devons échapper à cette prison et à cette lutte.

L’un des moyens d’y parvenir est la contemplation philosophique. La contemplation philosophique ne divise pas, dans son étude la plus large, l’univers en deux camps hostiles — amis et ennemis, utiles et hostiles, bons et mauvais — elle considère l’ensemble de manière impartiale. La contemplation philosophique, lorsqu’elle est pure, ne vise pas à prouver que le reste de l’univers est semblable à l’homme. Toute acquisition de connaissances est un élargissement du moi, mais cet élargissement est mieux atteint lorsqu’il n’est pas directement recherché. Il est obtenu lorsque le désir de connaissance est seul actif, par une étude qui ne souhaite pas à l’avance que ses objets aient tel ou tel caractère, mais qui adapte le moi aux caractères qu’il trouve dans ses objets. Cet élargissement du Soi n’est pas obtenu lorsque, prenant le Moi tel qu’il est, on essaie de montrer que le monde est si semblable à ce Moi que sa connaissance est possible sans que l’on admette ce qui semble étranger. Le désir de prouver cela est une forme d’affirmation de soi, et comme toute affirmation de soi, c’est un obstacle à la croissance du Soi qu’il désire, et dont le Soi sait qu’il est capable. L’affirmation de soi, dans la spéculation philosophique comme ailleurs, considère le monde comme un moyen de parvenir à ses propres fins ; elle fait donc du monde un objet de moindre importance que le Soi, et le Soi fixe des limites à la grandeur de ses biens. Dans la contemplation, au contraire, nous partons du non-soi et, par sa grandeur, les limites du soi sont élargies ; par l’infinité de l’univers, l’esprit qui le contemple atteint une certaine part de l’infini.

C’est pourquoi la grandeur d’âme n’est pas favorisée par les philosophies qui assimilent l’univers à l’homme. La connaissance est une forme d’union entre le soi et le non-soi ; comme toute union, elle est entravée par la domination, et donc par toute tentative de forcer l’univers à se conformer à ce que nous trouvons en nous-mêmes. Il existe une tendance philosophique très répandue à considérer que l’homme est la mesure de toutes choses, que la vérité est créée par l’homme, que l’espace, le temps et le monde des universaux sont des propriétés de l’esprit et que, s’il existe quelque chose qui n’a pas été créé par l’esprit, c’est une chose inconnaissable et qui ne nous concerne pas. Ce point de vue, si nos discussions précédentes sont correctes, est faux ; mais en plus d’être faux, il a pour effet de priver la contemplation philosophique de tout ce qui lui donne de la valeur, puisqu’il enferme la contemplation dans le Soi. Ce qu’elle appelle connaissance n’est pas une union avec le non-Soi, mais un ensemble de préjugés, d’habitudes et de désirs, formant un voile impénétrable entre nous et le monde au-delà. L’homme qui trouve du plaisir dans une telle théorie de la connaissance est comme l’homme qui ne quitte jamais le cercle domestique de peur que sa parole ne soit pas une loi.

La véritable contemplation philosophique, au contraire, trouve sa satisfaction dans chaque élargissement du non-soi, dans tout ce qui magnifie les objets contemplés et, par là même, le sujet qui contemple. Tout ce qui, dans la contemplation, est personnel ou privé, tout ce qui dépend de l’habitude, de l’intérêt personnel ou du désir, déforme l’objet et, par conséquent, entrave l’union recherchée par l’intellect. En créant ainsi une barrière entre le sujet et l’objet, ces choses personnelles et privées deviennent une prison pour l’intellect. L’intellect libre verra comme Dieu pourrait voir, sans ici et maintenant, sans espoirs ni craintes, sans les entraves des croyances coutumières et des préjugés traditionnels, calmement, sans passion, dans le seul et unique désir de la connaissance — une connaissance aussi impersonnelle, aussi purement contemplative qu’il est possible à l’homme d’atteindre. C’est pourquoi l’intellect libre appréciera davantage la connaissance abstraite et universelle dans laquelle les accidents de l’histoire privée n’entrent pas, que la connaissance apportée par les sens, et dépendante, comme cette connaissance doit l’être, d’un point de vue exclusif et personnel et d’un corps dont les organes sensoriels déforment autant qu’ils révèlent.

L’esprit qui s’est habitué à la liberté et à l’impartialité de la contemplation philosophique conservera quelque chose de la même liberté et de la même impartialité dans le monde de l’action et de l’émotion. Il considérera ses objectifs et ses désirs comme des parties du tout, avec l’absence de contrainte qui résulte du fait de les considérer comme des fragments infinitésimaux dans un monde dont tout le reste n’est pas affecté par les actes d’un seul homme. L’impartialité qui, dans la contemplation, est le désir inaltérable de la vérité, est la même qualité d’esprit qui, dans l’action, est la justice, et dans l’émotion est cet amour universel qui peut être donné à tous, et pas seulement à ceux qui sont jugés utiles ou admirables. Ainsi, la contemplation élargit non seulement les objets de nos pensées, mais aussi les objets de nos actions et de nos affections : elle fait de nous des citoyens de l’univers, et non pas seulement d’une cité fortifiée en guerre avec toutes les autres. C’est dans cette citoyenneté de l’univers que réside la véritable liberté de l’homme et sa libération du carcan des espoirs et des craintes étriqués.

Ainsi, pour résumer notre discussion sur la valeur de la philosophie : La philosophie doit être étudiée, non pas pour obtenir des réponses précises aux questions qu’elle pose, car aucune réponse précise ne peut, en règle générale, être considérée comme vraie, mais plutôt pour les questions elles-mêmes ; parce que ces questions élargissent notre conception du possible, enrichissent notre imagination intellectuelle et diminuent l’assurance dogmatique qui ferme l’esprit à la spéculation ; mais surtout parce que, grâce à la grandeur de l’univers que la philosophie contemple, l’esprit devient lui aussi grand et devient capable de cette union avec l’univers qui constitue son bien le plus élevé.