Les Problèmes de philosophie/I. Apparence et Réalité

Traduction par Wikisource .
Williams & Norgate (p. 9-25).




LES PROBLÈMES DE LA PHILOSOPHIE


CHAPITRE I

APPARENCE ET RÉALITÉ

Existe-t-il au monde une connaissance si certaine qu’aucun homme raisonnable ne puisse en douter ? Cette question, qui à première vue pourrait ne pas sembler difficile, est en réalité l’une des plus difficiles qui puissent être posées. Lorsque nous aurons pris conscience des obstacles qui s’opposent à une réponse directe et assurée, nous serons bien lancés dans l’étude de la philosophie — car la philosophie n’est que la tentative de répondre à ces questions ultimes, non pas de façon négligente et dogmatique, comme nous le faisons dans la vie ordinaire et même dans les sciences, mais de façon critique, après avoir exploré tout ce qui rend de telles questions déroutantes, et après nous être rendu compte de tout le flou et de toute la confusion qui sous-tendent nos idées ordinaires.

Dans la vie quotidienne, nous tenons pour certaines un grand nombre de choses qui, en y regardant de plus près, se révèlent si pleines de contradictions apparentes que seule une grande quantité de réflexion nous permet de savoir ce que nous pouvons vraiment croire. Dans la recherche de la certitude, il est naturel de commencer par nos expériences présentes et, dans un certain sens, il ne fait aucun doute que la connaissance doit en être dérivée. Mais toute affirmation sur ce que nos expériences immédiates nous permettent de savoir risque fort d’être erronée. Il me semble qu’en ce moment je suis assis sur une chaise, devant une table d’une certaine forme, sur laquelle je vois des feuilles de papier manuscrites ou imprimées. En tournant la tête, je vois par la fenêtre des bâtiments, des nuages et le Soleil. Je crois que le Soleil se trouve à environ cent quarante-neuf millions de kilomètres de la Terre, que c’est un globe chaud de nombreuses fois plus grand que la Terre, et que, du fait de la rotation de la Terre, il se lève tous les matins et qu’il continuera à le faire pendant un temps indéfini dans l’avenir. Je crois que, si une autre personne normale entre dans ma chambre, elle verra les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes livres et les mêmes papiers que moi, et que la table que je vois est la même que celle que je sens pressée contre mon bras. Tout cela semble si évident qu’il ne vaut guère la peine de l’énoncer, sauf pour répondre à un homme qui doute que je sache quoi que ce soit. Pourtant, on peut raisonnablement douter de tout cela, et tout cela nécessite une discussion plus attentive avant que nous puissions être sûrs de l’avoir énoncé sous une forme entièrement vraie.

Pour rendre nos difficultés plus évidentes, concentrons notre attention sur la table. À l’œil, elle est oblongue, brune et brillante ; au toucher, elle est lisse, froide et dure ; lorsque je la frappe, elle renvoie un son de bois. Toute autre personne qui voit, sent et entend la table sera d’accord avec cette description, de sorte qu’il pourrait sembler qu’aucune difficulté n’en surgirait ; mais dès que nous essayons d’être plus précis, nos ennuis commencent. Bien que je croie que la table est « réellement » de la même couleur sur toute sa surface, les parties qui reflètent la lumière semblent beaucoup plus brillantes que les autres, et certaines parties paraissent blanches à cause de la lumière réfléchie. Je sais que si je bouge, les parties qui réfléchissent la lumière seront différentes, de sorte que la répartition apparente des couleurs sur la table changera. Il s’ensuit que si plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n’y en aura pas deux qui verront exactement la même répartition des couleurs, parce que deux personnes ne peuvent la voir exactement du même point de vue, et tout changement de point de vue entraîne un changement dans la façon dont la lumière est réfléchie.

Pour la plupart des buts pratiques, ces différences sont sans importance, mais pour le peintre, elles sont primordiales : le peintre doit désapprendre l’habitude de penser que les choses semblent avoir la couleur que le sens commun dit qu’elles ont « réellement », et prendre l’habitude de voir les choses telles qu’elles apparaissent. Nous avons déjà ici le début de l’une des distinctions qui posent le plus de problèmes en philosophie — la distinction entre « apparence » et « réalité », entre ce que les choses semblent être et ce qu’elles sont. Le peintre veut savoir ce que les choses semblent être, l’homme pratique et le philosophe veulent savoir ce qu’elles sont ; mais le désir du philosophe de savoir est plus fort que celui de l’homme pratique, et il est davantage troublé par la connaissance des difficultés qu’il y a à répondre à la question.

Revenons à notre table. Il est évident, d’après ce que nous avons découvert, qu’il n’y a pas de couleur qui semble être de façon prééminente la couleur de la table, ou même d’une partie particulière de la table — elle paraît être de différentes couleurs de différents points de vue, et il n’y a aucune raison de considérer certaines d’entre elles comme étant plus réellement sa couleur que d’autres. Et nous savons que, même d’un point de vue donné, la couleur semblera différente à la lumière artificielle, à un daltonien, ou à un homme portant des lunettes bleues, tandis que dans l’obscurité il n’y aura pas de couleur du tout, bien qu’au toucher et à l’ouïe la table restera inchangée. La couleur n’est donc pas quelque chose d’inhérent à la table, mais quelque chose qui dépend de la table, du spectateur et de la façon dont la lumière tombe sur la table. Quand, dans la vie courante, nous parlons de la couleur de la table, nous entendons uniquement le genre de couleur qu’elle semblera avoir à un spectateur normal, d’un point de vue ordinaire, dans des conditions de lumière habituelles. Mais les autres couleurs qui apparaissent dans d’autres conditions ont tout autant le droit d’être considérées comme réelles ; c’est pourquoi, pour éviter le favoritisme, nous sommes obligés de nier que la table ait, en elle-même, une couleur particulière.

La même chose s’applique à la texture. À l’œil nu, on peut voir le grain, mais la table semble par ailleurs lisse et régulière. Si nous la regardions au microscope, nous devrions voir des aspérités, des collines et des vallées, et toutes sortes de différences imperceptibles à l’œil nu. Laquelle est la « vraie » table ? Nous sommes naturellement tentés de dire que ce que nous voyons au microscope est plus réel, mais cela serait changé par un microscope encore plus puissant. Si, par conséquent, nous ne pouvons pas nous fier à ce que nous voyons à l’œil nu, pourquoi devrions-nous nous fier à ce que nous voyons au microscope ? Ainsi, une fois de plus, la confiance en nos sens, avec laquelle nous avons commencé, nous abandonne.

La forme de la table ne vaut pas mieux. Nous avons tous l’habitude de juger des formes « réelles » des choses, et nous le faisons de manière si irréfléchie que nous en venons à penser que nous voyons véritablement les formes réelles. Mais, en fait, comme nous devons tous l’apprendre si nous essayons de dessiner, une chose donnée a l’air différente par sa forme depuis chaque point de vue différent. Si notre table est « réellement » rectangulaire, elle aura l’air, à presque tous les points de vue, d’avoir deux angles aigus et deux angles obtus. Si les côtés opposés sont parallèles, ils auront l’air de converger vers un point éloigné du spectateur ; s’ils sont de même longueur, on aura l’impression que le côté le plus proche est plus long. Toutes ces choses ne sont généralement pas remarquées quand on regarde une table, parce que l’expérience nous a appris à construire la forme « réelle » à partir de la forme apparente, et la forme « réelle » est ce qui nous intéresse en tant qu’hommes pratiques. Mais la forme « réelle » n’est pas ce que nous voyons ; c’est quelque chose qui s’infère de ce que nous voyons. Et ce que nous voyons change constamment de forme au fur et à mesure que nous nous déplaçons dans la pièce ; de sorte que, là encore, les sens semblent ne pas nous donner la vérité sur la table elle-même, mais seulement sur l’apparence de la table.

Des difficultés similaires surgissent lorsque nous considérons le sens du toucher. Il est vrai que la table nous donne toujours une sensation de dureté et que nous sentons qu’elle résiste à la pression. Mais la sensation que nous obtenons dépend de la force avec laquelle nous appuyons sur la table et aussi de la partie du corps avec laquelle nous appuyons ; ainsi ne peut-on supposer que les diverses sensations dues à diverses pressions ou à diverses parties du corps révélent directement une propriété précise de la table, mais tout au plus qu’elles sont des signes d’une propriété qui cause peut-être toutes les sensations, mais qui n’est réellement apparente dans aucune d’entre elles. Et il en va de même, de manière encore plus évidente, pour les sons que l’on peut produire en frappant la table.

Ainsi devient-il évident que la table réelle, s’il y en a une, n’est pas la même que ce dont nous faisons immédiatement l’expérience par la vue, le toucher ou l’ouïe. La table réelle, s’il y en a une, ne nous est pas connue immédiatement, mais doit être une inférence à partir de ce qui est immédiatement connu. Par conséquent, deux questions très difficiles se posent à la fois ; à savoir, (1) Existe-t-il une table réelle ? (2) Si oui, quelle sorte d’objet peut-elle être ?

Pour répondre à ces questions, il nous sera utile de disposer de quelques termes simples dont le sens est clair et précis. Donnons le nom de « données sensorielles »[1] aux choses qui sont immédiatement connues dans la sensation : des choses telles que les couleurs, les sons, les odeurs, la dureté, l’aspérité, et ainsi de suite. Nous donnerons le nom de « sensation » à l’expérience de la connaissance immédiate de ces choses. Ainsi, toutes les fois que nous voyons une couleur, nous avons une sensation de la couleur, mais la couleur elle-même est une donnée sensorielle[2], non une sensation. La couleur est ce dont nous sommes immédiatement conscients, et la conscience elle-même est la sensation. Il est évident que si nous devons savoir quelque chose de la table, ce doit être au moyen des données sensorielles — couleur brune, forme oblongue, douceur, etc. — que nous associons à la table ; mais, pour les raisons qui ont été données, nous ne pouvons pas dire que la table est les données des sens, ou même que les données des sens sont directement des propriétés de la table. Ainsi un problème surgit quant à la relation des données des sens à la vraie table, en supposant qu’il y a une telle chose.

La vraie table, si elle existe, nous l’appellerons « un objet physique » . Ainsi nous devons considérer la relation des données des sens aux objets physiques. L’ensemble de tous les objets physiques est appellée « matière » . Ainsi nos deux questions peuvent être reformulées comme suit : (1) y a-t-il une chose telle que la matière ? (2) si oui, quelle est sa nature ?

Le philosophe qui le premier a mis en évidence les raisons de considérer les objets immédiats de nos sens comme n’existant pas indépendamment de nous était l’évêque Berkeley (1685-1753). Dans ses Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Contre les Sceptiques et les athées, il entreprend de démontrer qu’il n’y a absolument rien de telle que la matière, et que le monde ne se compose de rien d’autre que d’esprits et de leurs idées. Hylas a jusqu’à présent cru à la matière, mais il ne fait pas le poids face à Philonous, qui le conduit impitoyablement dans des contradictions et des paradoxes, et, à la fin, donne presque à sa propre réfutation de la matière l’apparence du bon sens. Les arguments utilisés sont de valeur très différente : quelques uns sont importants et solides, d’autres sont confus ou chicaniers. Mais Berkeley garde le mérite d’avoir montré que l’existence de la matière pouvait être nié sans absurdité, et que s’il y a quelque chose qui existe indépendamment de nous elle ne peut être l’objet immédiat de nos sensations.

Il y a deux questions différentes en jeux quand nous demandons si la matière existe, et il est important d’en conserver la clarté. Nous signifions généralement par « matière » quelque chose qui est opposée à l’ « esprit », quelque chose dont nous pensons qu’il occupe l’espace et qu’il est radicalement incapable d’aucune sorte de pensée ou de conscience. C’est principalement dans ce sens que Berkeley nie la matière ; autrement dit, il ne nie pas que les données des sens que nous prenons généralement pour des signes de l’existence de la table soient vraiment des signes de l’existence de quelque chose d’indépendant de nous, mais il nie que ce quelque chose ne soit pas d’ordre mental, que ce ne soit ni un esprit ni des idées conçues par quelque esprit. Il admet qu’il doit y avoir quelque chose qui continue à exister quand nous sortons de la pièce ou fermons nos yeux, et que ce que nous appelons voir la table nous donne vraiment raison de croire en quelque chose qui persiste même lorsque nous ne la voyons pas. Mais il pense que ce quelque chose ne peut pas être, par nature, radicalement différent de ce que nous voyons, et que cela ne peut pas être tout à fait indépendant de la vision, bien que cela doive être indépendant de notre vision. Il est ainsi amené à considérer la « vraie » table comme une idée dans l’esprit de Dieu. Une telle idée possède la permanence et l’indépendance exigées par nous-mêmes, sans être quelque chose de tout à fait inconnaissable — puisque autrement la matière existerait —, en ce sens que nous pouvons seulement l’inférer, et ne pouvons jamais en être directement et immédiatement conscients.

D’autres philosophes depuis Berkeley ont également soutenu que, bien que la table ne dépende pas, pour son existence, du fait d’être vu par moi, elle dépend du fait d’être vu (ou d’une autre manière d’être appréhendé dans la sensation) par quelque esprit — pas nécessairement l’esprit de Dieu, mais plus souvent par tout l’ensemble de l’esprit collectif de l’univers. Ils le soutiennent, comme Berkeley, principalement parce qu’ils pensent qu’il ne peut y avoir rien de réel — ou en tout cas rien de connu comme réel excepté des esprits et leurs pensées et sentiments. Nous pourrions énoncer l’argument par lequel ils soutiennent leur avis d’une certaine manière telle que : « Tout ce qui peut être pensé est une idée dans l’esprit de la personne qui y pense ; donc rien ne peut être pensé excepté des idées dans les esprits ; rien d’autre n’est donc concevable, et ce qui est inconcevable ne peut exister. »

Un tel argument, à mon avis, est fallacieux ; et, naturellement, ceux qui l’avancent ne le formulent pas si brièvement et si sommairement. Mais, qu’il soit valable ou pas, l’argument a été très largement avancé sous une forme ou une autre ; et un grand nombre de philosophes, peut-être une majorité, ont soutenu qu’il n’y a rien de réel excepté des esprits et leurs idées. De tels philosophes sont appelés « idéalistes » . Quand ils en viennent à expliquer la matière, soit ils disent, comme Berkeley, que la matière n’est réellement rien d’autre qu’un ensemble d’idées, soit, comme Leibniz (1646-1716), que ce qui apparaît comme matière est en vérité un ensemble d’esprits plus ou moins rudimentaires.

Mais ces philosophes, bien qu’ils nient la matière en tant qu’opposé de l’esprit, admettent néanmoins la matière en un autre sens. On se rappellera que nous avons posé deux questions ; à savoir, (1) Y a-t-il une table réel ? (2) Si oui, quelle sorte d’objet cela peut-il être ? Maintenant Berkeley et Leibniz admettent tous deux qu’il y a une table réelle, mais Berkeley affirme qu’elle consiste en certaines idées dans l’esprit de Dieu, et Leibniz affirme que c’est un aggrégat d’âmes. Ainsi tout deux répondent à notre première question par l’affirmative, et ne s’éloignent de l’opinion du commun des mortels que par leur réponse à notre deuxième question. En fait, presque tous les philosophes semblent convenir qu’il y a une table réel : ils conviennent presque tous, bien que beaucoup de nos données des sens — couleur, forme, douceur, etc. — peuvent dépendre de nous, que leur occurrence est cependant un signe de quelque chose qui existe indépendamment de nous, de quelque chose qui, peut-être, diffère entièrement de nos données des sens, mais qui peut être regardé comme la cause de ces données des sens toutes les fois que nous sommes dans une relation appropriée à la table réelle.

Maintenant ce point, sur lequel les philosophes sont d’accord — l’opinion qu’il y a une table réelle, quelque puisse être sa nature — est, de manière évidente, extrèmement important, et il sera intéressant d’examiner quelles raisons il y a d’accepter cette opinion avant que nous passions à la question suivante, relative à la nature de la table réelle. Notre prochain chapitre concernera donc les raisons de supposer qu’il y a une table réelle.

Avant d’aller plus loin, il sera bon d’examiner un instant en quoi consiste ce que nous avons découvert jusqu’à présent. Il s’est avéré que, si nous prenons n’importe quel objet commun supposé être connu par les sens, ce que les sens nous indiquent immédiatement n’est pas la vérité au sujet de l’objet tel qu’il est indépendamment de nous, mais seulement la vérité au sujet de certaines données des sens qui, autant que nous puissions le savoir, dépendent des relations entre nous et l’objet. Ainsi ce que nous voyons et sentons directement n’est qu’ « apparence », apparence que nous croyons être un signe d’une certaine « réalité » située derrière. Mais si la réalité n’est pas ce qui apparaît, avons-nous aucun moyen de connaître s’il y a quelque réalité ? Et si oui, avons-nous aucun moyen de découvrir à quoi cela ressemble ?

De telles questions sont déconcertantes, et il est difficile de comprendre que même les hypothèses les plus étranges peuvent être vraies. Ainsi notre table familière, qui, jusqu’à présent, a suscité en nous les plus insignifiantes pensées, est devenue un problème plein de possibilités étonnantes. La seule chose que nous connaissions à son sujet est qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît. En dehors de ce modeste résultat nous avons, jusqu’ici, la plus complète liberté de conjecture. Leibniz nous dit que c’est une communauté d’âmes : Berkeley nous dit que c’est une idée dans l’esprit de Dieu ; la science mesurée, à peine moins merveilleuse, nous dit que c’est un vaste ensemble de charges électriques en mouvements violents.

Parmi ces possibilités étonnantes, le doute suggère que peut-être il n’y a pas de table du tout. La philosophie, si elle ne peut répondre à autant de questions que nous pourrions le souhaiter, a au moins le pouvoir de poser des questions qui augmentent l’intérêt du monde et révèlent l’étrangeté et les merveilles qui se trouvent juste sous la surface-même des choses les plus communes de la vie quotidienne.

  1. Sense-data.
  2. Sense-datum.