Les Prisons de la France sous le gouvernement républicain

Les Prisons de la France sous le gouvernement républicain
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 728-748).

LES


PRISONS DE LA FRANCE


SOUS


LE GOUVERNEMENT REPUBLICAIN.




Pour quiconque se préoccupe des grands intérêts de son pays et ne craint pas de livrer son opinion à la publicité, c’est le moment d’écrire. Les sujets abondent, et la situation est nouvelle. O navis, referent in mare te,novi fluctus ! pourrait-on dire avec Horace à la république. En effet, depuis l’ouragan qui a tout bouleversé, nous voguons, un peu au hasard, sur une mer inconnue et orageuse ; nos pilotes ont laissé suspecter leur habileté, et voici que, dans les parages où ils nous ont conduits, les écueils apparaissent de tous côtés à ceux qui prennent la peine de regarder à l’horizon. Qui les voit doit les signaler. Eût-on la certitude de n’être point écouté, c’est le devoir de chacun, à la vue des brisans, de pousser son cri d’alarme. Ou mieux, pour couper court à toute métaphore et aborder vivement la question qui nous occupe aujourd’hui, c’est le devoir de quiconque a étudié quelque peu les différens systèmes pénitentiaires de signaler les tristes conséquences du décret qui a suspendu le travail dans les prisons, et que le gouvernement provisoire n’a rendu peut-être que pour complaire à quelque imprudente députation.

Il faut le dire pourtant et le dire bien haut, la suspension du travail dans les prisons, que l’on vient de décréter, c’est la brusque et désolante solution de cette grave question pénitentiaire que l’on agite depuis dix-huit ans, que l’on a discutée souvent avec tant d’éclat, et qui promettait d’aboutir cette année même à un tout autre dénoûment. Ce décret, signé sans doute à la hâte et sans réflexion, annihile en un trait de plume les voyages, les études, les livres, les discours, les observations qui ont coûté vingt années aux hommes les plus compétens de l’Europe en cette matière. Ce décret anéantit tous les systèmes et remet tout en question. Sous prétexte de progrès, il nous ramène aux temps barbares. Le travail en effet, c’est l’ame de tous les systèmes pénitentiaires ; le travail, c’est à la fois l’amendement, la punition, la consolation et l’avenir du détenu, soit qu’il habite une cellule, soit qu’il vive dans une prison commune. Sans le travail, nous le montrerons bientôt, l’emprisonnement devient une loi impie et inhumaine, une monstruosité qui suffirait pour mettre la France républicaine au ban des nations civilisées. Heureusement l’assemblée nationale renferme des hommes que l’étude de la question pénitentiaire a rendus célèbres, et la vérité, Dieu merci ! rencontrera des interprètes éloquens. En attendant que leur voix se fasse entendre, il m’a paru utile de bien préciser la situation présente, de l’expliquer aux nouveaux représentans qui n’ont point suivi les précédens débats des chambres à ce sujet.

J’ai toujours pensé que le meilleur moyen de faire mûrir les questions, de les faire aboutir, était de les arracher aux hommes spéciaux et de les livrer sous une forme moins sèche, plus concise, à la pensée générale, qui réagit ensuite sur l’opinion de ceux qui ont mission de prononcer. Le public a un grand bon sens ; il ne se plaît pas aux débats sans issue ; dès qu’il entrevoit la vérité, il coupe court aux discussions ; dès qu’une solution lui paraît importante, il la réclame. Or, le public, en France, n’est pas édifié sur la question pénitentiaire ; il ne sait à qui s’en rapporter ; égarée par dix-sept années de dissertations contradictoires, l’opinion flotte, incertaine et sans se fixer, de la routine aux théories nouvelles. De ces discussions sans fin, de ces volumes sans nombre, écrits dans toutes les langues, dans tous les temps, et où la vérité ne se rencontre qu’au prix d’une étude laborieuse et presque exclusive, tâchons d’extraire ce que le public doit savoir en ce moment et peut apprendre en une heure. Je commencerai par exposer l’état actuel des prisons. Je le ferai à l’aide de chiffres dont je garantis l’authenticité, et j’indiquerai, chemin faisant, le résultat inévitable du nouveau décret.

Voyons d’abord ce qui se passe dans les bagnes.

En ce moment, on compte dans les bagnes 7,953 forçats, dont 1,327 y sont entrés dans l’année 1847.

Sur ce nombre de 1,327, on compte 586 récidivistes, provenant la plupart des maisons centrales, c’est-à-dire beaucoup plus du tiers. Ainsi donc, quand vous voyez sortir de prison vingt condamnés ayant fini leur temps, vous pouvez être assuré que huit d’entre eux, sept au moins, reviendront sous les verrous, et je ne parle pas de ceux dont les méfaits échapperont à la justice et resteront impunis. Je livre ce chiffre, sans autre commentaire, aux réflexions de ceux qui se préoccupent surtout, dans cette question, des intérêts de la société et de l’amendement des prisonniers. Quant aux philanthropes qui s’inquiètent avant tout du bien-être des forçats, de leur comfort, de leur santé, je leur recommanderai le fait suivant.

Il est prouvé que le dixième des condamnés au bagne meurt dans la première année. Ainsi, tout juré dont le vote a contribué à envoyer dix accusés aux travaux forcés est assuré d’avoir condamné un de ces hommes à une mort certaine et presque aussi prompte que l’échafaud. Il est en outre prouvé et patent que les condamnés vivent au bagne dans les meilleures conditions hygiéniques possibles. Leur nourriture est très bonne, leur travail plus que modéré ; ils vivent tout le jour en plein air, à la clarté du ciel, au milieu d’honnêtes artisans ; la seule différence entre eux, — et ceci est profondément immoral, — c’est que l’un porte une petite chaîne et que l’autre travaille dix fois plus. Leur vie matérielle, chose pénible à dire, est en un mot meilleure que celle de la plupart des ouvriers honnêtes et laborieux des manufactures, et cependant il meurt 1 forçat sur 10 durant la première année, tandis que, dans la vie commune, la mortalité est de 1 sur 41.

A quoi donc faut-il attribuer cette différence effrayante ? Il faut l’attribuer, sans nul doute, et les hommes compétens en conviennent, à l’impression morale, à l’effroi, à l’horreur qu’éprouve le condamné en se voyant poussé par la société dans un antre d’infamie d’où il ne sortira, s’il en sort, qu’avec un sceau ineffaçable d’éternelle réprobation, car les bagnes ressemblent, par plus d’un point, à l’enfer de Dante, et la société semble avoir écrit sur leur porte : « Laissez toute espérance, vous qui entrez.

Non-seulement le bagne n’amende pas, non-seulement il corrompt, mais il tue. Et qui tue-t-il ? Ici la réflexion devient plus pénible encore. Sur ces dix condamnés, dont un doit mourir, avant une année, de honte, d’horreur ou de désespoir, lequel mourra ? Sera-ce le criminel endurci sur lequel nul bon sentiment n’a prise ? Non sans doute ; celui qui mourra, ce sera le meilleur, ce sera le moins coupable, ce sera enfin le seul bon des dix, celui dont la conscience ne sera pas morte encore, dont le cœur est assez fier pour se briser au contact de l’infamie. Les autres, au contraire, insensibles à toute honte, verront dans le bagne un asile supportable après tout, des compagnons dignes d’eux, un séjour à ciel ouvert bien préférable, la plupart des forçats en conviennent, à la réclusion étouffante des maisons centrales.

Eh bien ! le croira-t-on ? c’est dans ce résultat épouvantable que les partisans du maintien des bagnes puisent un de leurs principaux argumens. « Ce ne sont pas, disent-ils, des maisons de plaisance que ces maisons où le dixième des condamnés meurt la première année. » Non, sans doute, ce ne sont pas des maisons de plaisance, mais la démence elle-même ne saurait inventer rien de plus odieux que ce système qui, en dépit des lois et du bon sens, inflige au moins coupable les plus durs châtimens, et ménage le criminel en raison même de son endurcissement et de sa perversité.

De ces dix hommes que vous avez condamnés au bagne, l’un est donc mort au bout d’un an. Que deviennent les neuf autres ? Les neuf autres, quel que soit leur âge, leur crime, leur condition, quel que soit le degré de leur peine, de leur perversité, sont condamnés à vivre accouplés[1] dans un cloaque où se meuvent toutes les impuretés, tous les crimes, toutes les infamies qu’a rejetés loin d’elle une nation de trente-cinq millions d’hommes. Là, pour seul spectacle, la société donne à ces coupables, qu’elle a mission d’amender, puisqu’elle doit les recevoir un jour encore dans son sein, le spectacle réuni de toutes les monstruosités contemporaines, de tous les forfaits commis de notre temps, de tous les vices qu’ont pu rêver et pratiquer les êtres les plus détestables de toute une époque ; ces hommes souillés que nous avons chassés d’entre nous, elle les plonge dans la fange pour nous les rendre ensuite. À ces natures mauvaises, ou faibles, on insensées, elle ne montre que la démence, la mollesse ou la perversité. De tous les vices réunis, elle forme un lien de corruption générale, et c’est là que, pour le corriger, elle renferme, au milieu des sept mille exemples les plus épouvantables, au milieu des sept mille natures les plus odieuses qu’on ait pu rassembler, le malheureux qui a été poussé au crime par un seul exemple peut-être ou par le seul penchant de sa nature. Là ces hommes sans foi, sans principes, qui ne comprennent pas, pour la plupart, la différence du bien et du mal, vivent ensemble, se communiquant leur lèpre, se complétant les uns par les autres, sans se douter que l’honnêteté existe dans le monde, sans qu’on leur apprenne raisonnablement qu’ils pouvaient eux-mêmes et qu’ils peuvent encore être honnêtes. « Une pièce de six pence, lisons-nous dans un rapport publié à Boston[2], une pièce de six pence tenue près de l’œil cache le disque d’une planète éloignée ; de même trois mille condamnés placés devant l’œil de chaque détenu lui cachent la société qui est derrière. » Le forçat voit le mal seul, il vit dans le mal ; aussi peut-on dire justement que le malheureux qui, pour un délit quelconque, délit qui ne suppose même pas une grande perversité morale, a mis le pied dans un bagne, est à tout jamais perdu. Il entre ce jour-là dans une congrégation de malfaiteurs, dans une société à part, dans une association ennemie, irréconciliable, qui accepte son infamie, et qui rend à la famille humaine exécration pour exécration. Dès qu’il a été entrevu dans cet antre de réprouvés, il est marqué pour toujours. Quoi qu’il fasse plus tard, où qu’il aille, il sera partout reconnu ; cette société est impitoyable, elle ne souffre pas de déserteurs. Supposez, ce qui déjà n’est guère possible, supposez qu’un homme qui s’est gangrené au milieu d’une société honnête et qui a été criminel au milieu de nous, s’épure au bagne et devienne, comme le Trenmor de George Sand, vertueux au milieu du crime, qu’il parvienne à se créer, au sortir des galères, une existence honorable : savez-vous ce qui arrivera ? Il arrivera que nul déguisement, que nul coin de la France ne pourra le cacher à l’œil de ses anciens compagnons, qu’il sera bientôt reconnu, conspué, ramené dans les voies qu’il voulait éviter, car toutes les autres lui seront fermées.

Et d’ailleurs comment pourrait-il se créer une existence honorable ? Est-ce vous qui le prendrez à votre service ? Vous plairait-il d’avoir pour domestique un forçat libéré ? Croyez-vous qu’arrivant du bagne avec sa tête rasée, il trouvera facilement un patron, des compagnons honnêtes, de l’ouvrage même dans un atelier ? Voulez-vous que, seul, humilié, manquant de tout, cet homme sans nom, sans famille, sans honneur, sans affection, se trouve doué tout à coup de la sainte énergie d’un apôtre, boive toutes les amertumes, surmonte tous les obstacles, et tende au bien sans jamais se retourner ? Il faut vivre d’ailleurs ; pour vivre, quand on n’a rien, il faut un métier, et quel métier fera-t-il, s’il n’en sait aucun ? S’il n’en sait aucun, il faudra qu’il mendie, et, s’il mendie, vous lui direz : Allez travailler ! Vous l’éloignerez avec répugnance, vous qui saurez qu’il vient du bagne ; vous le repousserez avec terreur, et vous n’aurez pas tort, car non-seulement le mendiant a commis un forfait autrefois, non-seulement il a passé une grande partie de sa vie dans une atmosphère empoisonnée, mais vous pouvez affirmer une fois sur trois, c’est la statistique officielle qui vous le dit, que ce malheureux sera demain encore voleur ou assassin, et que le bagne le reverra bientôt. Aussi savons-nous tous la terreur qu’inspire dans les campagnes le passage d’un forçat libéré ; dès que la nouvelle s’en répand dans le pays, chacun ferme soigneusement sa maison ; on dirait qu’il s’agit d’une bête sauvage ou d’un chien enragé. Eh bien ! savez-vous combien de forçats sont sortis du bagne dans la seule année qui vient de s’écouter ? Il en est sorti sept cent soixante-sept, c’est-à-dire à peu près huit pour chaque département, s’ils étaient également répartis dans toute la France. Ainsi, du 1er janvier 1847 au 1er janvier 1848, les bagnes vous ont fourni deux libérés au moins pour chaque arrondissement[3].

Non, le bagne actuel est une institution inconcevable dans un pays civilisé ; je ne sache rien d’aussi révoltant pour la morale et le bon sens. Si le génie du mal voulait pourrir le monde et pervertir les hommes, que pourrait-il inventer de mieux que ce que vous faites avec la prétention de bien servir la société ? que pourrait-il faire de mieux que de créer des écoles de crime, où le vice s’enseignerait publiquement, et de lâcher ensuite dans le monde ces écoliers infames ? Et la plus simple morale ne dit-elle pas qu’en vouant indistinctement tous les condamnés à l’horreur publique, qu’en leur infligeant à tous également, quel que soit leur délit et contre l’intention de la loi, une sorte de pilori à perpétuité, qu’en les poussant enfin fatalement, invinciblement, au désespoir par l’humiliation, on se rend en quelque sorte complice de leurs rechûtes ? Ce système pourtant a des défenseurs. Il s’est trouvé des hommes qui ont déclaré nécessaire ce sceau de l’infamie qu’on imprime au condamné. Ne songeaient-ils pas, comme l’a dit éloquemment M. de Lamartine autrefois, que ce sceau indélébile qui le rejette dans la société de ses pareils devient inévitablement le sceau de la récidive et du crime ? Si vous considérez ce signe infame comme un exemple utile et bon à montrer aux hommes, vous tombez dans une grande erreur : les spectacles odieux n’améliorent pas les hommes ; la vue du crime n’inspire pas la vertu ; le passage d’une chaîne de forçats n’a jamais éveillé des sentimens élevés, elle a souvent, au contraire, soulevé des passions mauvaises, et ce que je dis des forçats, je pourrais le dire de l’échafaud, dont vous croyez le spectacle si effrayant. Les exécutions publiques, croyez-le bien, plaisent aux natures basses, elles ne terrifient que les ames pieuses et honnêtes.

Ici, du reste, je rendrai justice au gouvernement provisoire. Il a récemment aboli l’exposition publique. Il a bien fait ; pour les raisons que je viens d’énoncer, c’était une peine détestable qui occasionnait souvent les plus regrettables désordres. Pourquoi donc, puisqu’il entrait dans cette voie, n’a-t-il pas décrété que les exécutions se feraient désormais, comme en Angleterre, dans l’intérieur des prisons ? Ce décret eût pu lui faire pardonner son imprudente abolition du travail.

Pour compléter cet aperçu des bagnes, je n’ajouterai qu’un seul mot : la question financière a été invoquée au sujet de la réforme des prisons ; elle est, à mon avis, tout-à-fait secondaire ici. Quelques-uns de ces millions dont on fait si bon marché dans de moins graves conjonctures ne pèsent guère dans la balance où l’on jette un des plus grands intérêts de la société humaine. Je me borne à constater ici, d’après les rapports officiels, que le ministère de la marine gagnerait un million par année à employer à ses travaux des ouvriers libres au lieu de condamnés. Je passe aux maisons centrales.

Ici, pour beaucoup de raisons, la question devient plus intéressante, plus grave et plus importante encore. Elle s’applique à un nombre infiniment plus considérable d’individus ; ces individus sont moins coupables, moins pervers, par conséquent plus corrigibles ; nous n’avons plus affaire aux crimes, mais aux délits : ici le devoir de la société est d’amender plus que de punir. Ceux-là même qui pensent que le crime ne mérite aucun pardon, que la justice des hommes doit être plus impitoyable que celle de Dieu, et qu’il faut jeter les forçats, sans distinction comme sans prévoyance, dans une sentine impure qui vous les rend plus tard, ceux-là même doivent convenir qu’en face de ces hommes coupables sans doute, mais à un degré bien différent, et coupables de fautes qui pourraient être imputées souvent à la société elle-même, la société a un grand devoir à remplir. Ce devoir est impérieux, car, il faut bien le dire, la civilisation ne diminue pas les contraventions ; au contraire, elle crée de nouveaux besoins d’où naissent des désordres nouveaux ; ce qui le prouve, c’est que, si le nombre des crimes reste à peu près stationnaire en France, le nombre des délits augmente sensiblement, presque régulièrement, et la civilisation ne mérite pas son nom, si elle ne répare pas le mal qu’elle cause, si elle ne donne pas le remède aux maux qu’elle engendre.

Eh bien ! que fait la civilisation pour les prisons qu’elle remplit ? Que se passe-t-il dans les maisons centrales, dont la population s’élevait au 1er janvier dernier à 17,850 détenus ? Que s’y passe-t-il maintenant ? Je l’ignore, ou plutôt je le devine, mais voici ce qui s’y passait il y a trois mois.

Il y a trois mois, une maison centrale ressemblait, pour tout homme de bonne foi, à une manufacture, moins la liberté de ceux qui y travaillaient. Hors la privation de la liberté, les détenus, convenablement habillés, nourris à merveille, soignés avec sollicitude pendant leurs maladies, n’y subissaient guère en réalité et n’y subissent encore d’autre peine que la honte, la honte de l’agglomération, la honte de faire partie, aux yeux de tous, d’une société déshonorée. Cette peine, qui peut être grande pour les détenus qui gardent encore un sentiment de fierté et de dignité humaine, est, on le devine, fort minime pour les condamnés au cœur endurci, au front sans rougeur. Là encore l’intention de la loi est trahie, et le plus pervers se trouve être le moins puni. Il est fort difficile de rendre plus sévère le régime des maisons centrales. On y a imposé le silence, il est impossible de l’obtenir ; les détenus, qui passent ensemble plusieurs mois, souvent plusieurs années, trouvent moyen, mieux encore que les écoliers, de s’entendre sans parler, et de causer par signes, par le regard. Seulement par cette prescription du silence, qu’ils éludent et éluderont toujours, on entretient en eux la continuelle volonté de l’enfreindre, par conséquent l’esprit d’indiscipline ou de révolte, et l’on développe l’astuce et la fourberie, qui ne sont que trop naturelles ordinairement à leur caractère. Ne pouvant supprimer par le fait la conversation, qui est un des besoins de l’homme vivant dans la société de ses semblables, on s’en est pris aux menus plaisirs du détenu ; on a défendu le tabac et prohibé les cantines. Alors les prisonniers, trouvant le régime trop sévère, ont déclaré qu’ils préféraient le bagne, où l’on vivait en plein air, où l’on pouvait se procurer, grace à la charité des visiteurs, une foule de petits adoucissemens. Non-seulement ils ont déclaré leur préférence en paroles, mais beaucoup d’entre eux, les annales des prisons en font foi, ont commis dans les maisons centrales des crimes pour être transférés au bagne et passer de la condition de détenu à celle de forçat.

Ce que nous avons dit, à propos du bagne, de la contagion morale, il faut l’appliquer également aux maisons centrales. Ici le résultat est plus triste encore, car on n’a pas affaire, je le répète, à des natures décidément mauvaises, à des instincts brutaux comme ceux des bêtes sauvages. Souvent, au contraire, ce sont des hommes égarés plutôt que criminels, sur lesquels l’éducation, les bons conseils exerceraient une grande influence, si l’on pouvait donner de bons conseils et une éducation quelconque à des hommes que l’on livre à tous les mauvais exemples. Dans les maisons centrales en effet, comme au bagne, le contact du vice propage toutes les maladies morales. On peut le dire, tout condamné qui entre dans une maison centrale, s’il est sain, se gangrène ; s’il est gangrené, se pourrit. La preuve de cette triste assertion, c’est que le chiffre des récidives pour ces maisons est, d’après quelques rapports, de 25 à 30 pour 100, de 41 pour 100 d’après d’autres rapports, c’est-à-dire le tiers au moins, sinon la moitié ! La preuve encore, c’est que les bagnes recrutent là leur population. L’an dernier, sur 1,327 forçats entrés à Rochefort, à Toulon ou à Brest, on a compté 551 condamnés sortant des maisons centrales. Dans la prison de Philadelphie, je reviendrai sur ce chiffre, les récidives sont de 4 pour 100 au lieu de 30 !

Voilà pour le moral des prisonniers, voilà pour la garantie de la société. Croit-on maintenant que les désordres qu’engendre la vie commune, que facilite une grande réunion d’hommes débauchés, que l’air épais et empoisonné qu’ils respirent dans ces établissemens trop peuplés, n’aient pas sur la santé des détenus une funeste influence ? Consultons la statistique encore une fois. Dans les maisons centrales, la mortalité est, pour les hommes, de 1 sur 13, pour les femmes, de 1 sur 14 ; elle est de 1 sur 6 dans certaines maisons, tandis que dans la vie commune elle est, de 1 sur 41[4]. Voilà le côté humanitaire de la question. Dira-t-on que les prisonniers sont soumis à des influences locales, sujets à des maladies qui n’atteignent pas l’homme libre ? D’accord ; mais comment se fait-il que, dans la prison de Philadelphie, la mortalité, les nègres mis hors de cause, soit moins grande non pas seulement que celle de nos maisons centrales et de nos bagnes, mais que celle de nos régimens, qui sont composés de l’élite de notre population ?

En présence de chiffres aussi significatifs, il y avait urgence, comme on voit, à réformer notre système pénitentiaire. Tel qu’il était pourtant, s’il renfermait une bonne chose, c’était assurément le travail ; le travail était à la fois une saine distraction, une garantie d’ordre, une bonne habitude ; c’était le seul moyen employé de répression et d’amendement ; c’était une bonne préparation pour l’avenir. On avait pensé que le détenu, après quelques années laborieusement employées, serait mieux préparé à la vie active, probablement pénible, qui l’attendait au sortir de prison, s’il voulait rentrer dans le chemin de la vertu. Il était regrettable sans doute que les détenus, au lieu d’apprendre chacun un métier qui devînt plus tard un gagne-pain, fussent employés dans les maisons centrales plus souvent comme moteurs, comme machines ou comme rouages de grandes industries ; mais enfin du soir au matin ils étaient occupés, et cette occupation était leur sauvegarde. Or, qu’a fait le gouvernement provisoire ? Sentant bien qu’il y avait quelque chose à réformer dans les prisons, il a réformé… quoi ?… le travail ! Et ces malheureux, qui, malgré leurs occupations constantes, étaient exposés à tous les mauvais exemples, à tous les contacts impurs, à toutes les corruptions, à tous les désordres, à tous les vices, à toutes les infamies qui s’enseignent, il les livre à l’oisiveté ! Il leur défend, pour ainsi dire, de faire autre chose que de se corrompre les uns les autres, que de conspirer contre la société, contre eux-mêmes !

Depuis vingt ans, le régime de nos prisons soulevait l’indignation de ceux qui en observaient les résultats ; depuis vingt ans, l’on déclarait de toutes parts que la France, sous ce rapport, était en arrière de tous les pays civilisés ; on portait à la tribune, chaque année, cette accusation « La société a le droit de punir, mais elle n’a pas le droit de corrompre, et le régime de nos prisons est profondément corrupteur. » Que dira-t-on maintenant !

Comment ! dans la république, les seuls hommes qui soient dispensés de travailler pour vivre, ce seront les prisonniers ! Eux seuls auront un loisir constant ! eux seuls gagneront sans se déranger leur pain de chaque jour, leur toit, leur vêtement ! eux seuls auront le privilège de consommer sans produire ! Pour passer ses heures dans un doux far niente, il suffira désormais de commettre un crime ! Les coupables qui ont violé les lois de la société et que la société a l’intention de punir vivront dans l’insouciance, dans la fainéantise, pendant que les ouvriers honnêtes s’épuiseront pour gagner, au prix de leurs sueurs, une existence incertaine et le pain de leurs enfans ! Et si ces pauvres ouvriers, à force d’économies, parviennent à acquérir une petite maison pour abriter leur vieillesse, le gouvernement viendra leur demander chaque année une part de leur modique épargne pour entretenir dans l’oisiveté ces impurs fainéans des prisons, qu’on lâchera dans le monde pires qu’on ne les a trouvés ! Est-ce là ce qu’on appelle un progrès ? Est-ce là ce qu’on appelle porter de l’intérêt aux classes laborieuses ? Hors de France, ce progrès sera, je pense, appelé d’un autre nom, et les Turcs se moqueront de nous.

L’intention du gouvernement provisoire était bonne cependant. Il voulait délivrer l’industrie privée de la concurrence du travail des prisonniers, comme si cette concurrence était sérieuse ! comme si le bon marché des produits fabriqués dans les prisons ne profitait pas précisément aux classes laborieuses ! comme si, grace à cette économie de fabrication, les pauvres ne pouvaient pas se procurer mille objets nécessaires ou agréables dont ils devront se passer maintenant que l’industrie ne pourra les fournir au même prix ! Où donc les pauvres, et ceux qui les aiment, trouveront-ils aujourd’hui des chemises solides à 1 franc 25 centimes ? Était-ce donc les riches qui profitaient de ce bon marché des vêtemens, qui achetaient des nattes grossières, des chaussons, etc. ? Ne serait-on pas tenté de croire que ceux qui parlent si haut de leur intérêt pour les malheureux ont vu les pauvres plus souvent dans les nuages de leurs théories que dans les mansardes qu’ils habitent ?

Si le gouvernement provisoire, trouvant la France trop riche, les coffres trop remplis, les impôts suffisamment légers, éprouvait le besoin d’augmenter le budget déjà considérable des prisons (et il l’a singulièrement augmenté en supprimant le rapport du travail des détenus), s’il avait à sa disposition des sommes inutiles, pourquoi ne les distribuait-il pas aux ouvriers infirmes ou âgés ? pourquoi n’exemptait-il pas ceux-là du travail plutôt que les prisonniers ? Ne valait-il pas mieux venir en aide à l’honnêteté souffrante qu’au crime incarcéré ? Ne valait-il pas mieux faire travailler les repris de justice pour les honnêtes gens que les honnêtes gens pour les repris de justice ?

On se tromperait étrangement si l’on croyait que la suspension du travail dans les prisons n’ajoutera au budget qu’une augmentation minime. L’allocation ordinaire devra être plus que doublée. En effet, pendant l’année 1847, chaque détenu a coûté, en moyenne, à l’état, 43 centimes par jour seulement, parce que la valeur quotidienne de son travail était évaluée de 25 à 90 centimes. Il faut à cette heure supprimer ce rapport et l’ajouter au budget. Les comptes des prisons seront aisément tenus maintenant, car il n’y aura plus de balance ; on en a arraché la feuille des recettes pour l’ajouter à la page des dépenses. Si l’argent n’était pas chose si commune en France, il n’eût pas été impossible assurément d’augmenter le rapport du travail des détenus, au lieu de le détruire. Je trouve dans un recueil spécial[5] une lettre de M. Guillot père, ancien entrepreneur-général des prisons, qui offre, lorsque les détenus seront encellulés, de se charger de la nourriture, des vêtemens, du couchage et de toutes les fournitures d’entretien de deux mille prisonniers, et de payer en outre une prime annuelle de 30 francs par individu, sans demander autre chose au gouvernement que le produit du travail des condamnés pendant vingt-sept ans. Je cite cette proposition sans autre commentaire.

C’en est assez ; nous pouvons laisser là ces récriminations, tout en nous étonnant que M. de Lamartine, dont la voix éloquente n’a jamais fait défaut aux grandes questions sociales, et notamment à la réforme pénitentiaire, se soit rendu solidaire du décret qui suspend le travail des prisonniers.

Il est suffisamment établi, je crois, par la seule observation des faits, que le régime actuel de nos prisons, même avec le travail et surtout avec l’oisiveté, est corrupteur, immoral, qu’il trahit les intérêts de la société, au lieu de les servir ; il est également démontré, je pense, à tous les hommes impartiaux et de bonne foi, que tous les vices de ce système proviennent de l’agrégation des condamnés, de la communication des criminels entre eux, de la contagion morale que l’on ne saurait mettre en doute, et qui est inévitable dans nos prisons, ces véritables foyers d’infection que nous avons essayé de décrire. Aux maux qu’engendre le système de réunion, on ne peut opposer qu’un seul remède c’est le système de séparation.

Avant d’aller plus loin, il est important de faire une observation, c’est que, sans le travail, le système cellulaire est une absurdité, le travail étant la cheville ouvrière de ce système. Si le décret provisoire devait être maintenu, toute dissertation serait donc hors de propos ; mais, comme nous sommes persuadé qu’après les jours de hâte et d’imprudence, le bon sens prévaudra, nous examinerons la seule et radicale réforme que les prisons puissent et doivent subir tôt ou tard. Le système de séparation, d’invention américaine, rencontre encore, en France, dans la portion la moins éclairée, mais la plus nombreuse du public, de graves préventions. S’il a pour adhérens actifs, convaincus, passionnés à bon droit, la presque unanimité des hommes qui ont sérieusement étudié la question pénitentiaire, il compte beaucoup de contradicteurs dans la classe, chez nous si nombreuse, de ceux qui se prononcent avant d’avoir étudié, qui fondent sur une première idée souvent irréfléchie, sur une première donnée souvent mensongère, une opinion tenace, parfois définitive, car ils prennent complaisamment leur entêtement pour une conviction. Au surplus, ces hommes sont excusables à quelques égards ; du moins ils ne sont coupables que de paresse, si, n’ayant depuis dix ans rien lu, rien écouté, ils prennent encore pour point de départ le premier pénitencier d’Amérique où fut établi un régime d’isolement absolu, vraiment cruel et effrayant. Ce mot cellule les épouvante, il réveille en eux l’image des cabanons de Charenton et des cages de fer du moyen-âge. Un condamné accroupi, grinçant des dents, réduit au désespoir dès le premier jour, idiot ou fou au bout de peu d’années, est le complément ordinaire de leurs descriptions imitées de Dickens. Pour les rassurer, pour bannir leur méfiance, je commence par déclarer que je ne défends pas le système de l’isolement absolu ; le mot isolement est de trop déjà, les partisans du système cellulaire en question aujourd’hui ne le voulant pas, ne l’acceptant pas. Ils disent séparation. Il ne s’agit point en effet d’isoler le criminel du reste du monde. On veut seulement le séparer de ses compagnons, des mauvaises influences, du vice en un mot, et lui donner la société, les consolations, l’influence salutaire des honnêtes gens.

Voyons en effet ce que l’on propose. Une chambre commode et aérée, où le condamné, entouré de livres et d’outils, visité chaque jour par l’aumônier, le médecin, le directeur, l’agent des travaux, apprend un métier intéressant et paisible ; une petite cour, s’il se peut un petit jardin où il va une heure par jour humer l’air et le soleil, voilà l’emprisonnement américain actuel, voilà ce qu’on demande pour la France. Je n’imagine pas que la philanthropie puisse reprocher rien de cruel à ce régime ; je comprendrais plutôt qu’une juste sévérité accusât le système d’une trop grande mansuétude, car il donne au condamné une existence matérielle supérieure à celle de plusieurs millions de Français honnêtes ; il donne gratuitement à tous les condamnés les avantages que se procurent aujourd’hui pour leur argent les prisonniers aisés. La cellule, c’est la pistole. Passer le jour dans un atelier général, au milieu d’une société ignoble, ou rester dans sa chambre, visité seulement par quelques personnes bienfaisantes ; coucher dans un dortoir général, au milieu de cent compagnons infames et dégoûtans, ou coucher seul, dans un réduit tranquille et propre, telle est la différence ; tout homme de bonne foi, en s’interrogeant lui-même, peut prononcer. La question est, je crois, résolue au point de vue matériel ; examinons le côté moral.

Tout détenu des maisons centrales est, avons-nous vu, comme au bagne, mêlé exclusivement, sans distinction, à une bande de criminels de toute nature, de tout caractère ; quel qu’il soit, il perd son individualité. A-t-il telle bonne qualité ? peu importe ; tel vice ? on ne s’en occupe guère. Il dépouille en entrant toute physionomie personnelle et devient partie d’un troupeau dans lequel le public voit un spectacle digne d’une commisération générale, mais où la charité la plus ingénieuse trouve difficilement un sujet d’observations individuelles, d’intérêt particulier. Si quelque sentiment honnête, si quelque remords salutaire survit en lui, nul ne lui en tient compte ; assis auprès d’un vil camarade, vêtu du même habit, condamné au même travail, à la même honte, rien ne le distingue ; il doit accepter la similitude, il peut même s’apercevoir chaque jour que, dans les prisons, la considération et l’intérêt sont le prix de la forfanterie plus que du repentir, et qu’un fanfaron de crimes y prime toujours le détenu sage et résigné. Quel est donc, pour le prisonnier lui-même, l’avantage de l’agrégation ? où le place-t-on ? On le place dans la joie que cause à l’homme la société de ses semblables, c’est-à-dire dans le bonheur de passer sa vie au milieu de sept ou huit cents misérables, dont un tiers à peu près doit finir au bagne ! N’est-il pas évident que, pour le détenu honteux, conséquemment corrigible, cette agrégation est précisément le plus dur supplice de l’emprisonnement, tandis que pour le fanfaron endurci, pour le criminel sans pudeur, la réunion est un adoucissement, un plaisir même, une occasion de triomphe ? Ce qui le prouve, c’est que le détenu qui a gardé quelque dignité demande, quand il le peut, je le répète, à cacher sa rougeur dans une cellule particulière, où il évite la communauté, tandis que la plus dure punition que vous puissiez infliger au criminel endurci, c’est au contraire de l’isoler, de le soustraire à la vie commune, de l’enlever au préau, théâtre ordinaire de ses forfanteries.

Si donc, dans la peine de l’emprisonnement, c’est l’intimidation qui vous importe le plus, soyez assuré que le système de séparation peut seul vous fournir un moyen d’intimidation réel et moral ; car la cellule, ceci est bien prouvé, épouvante autant l’homme perverti qu’elle rassure le coupable qui veut s’amender ; le silence et la société exclusive des honnêtes gens répugnent aux natures basses et perdues ; le recueillement, au contraire, est bon et les consolations sont douces au prisonnier repentant. L’emprisonnement en commun renverse toutes les intentions de la justice ; il torture le détenu accessible encore aux bons sentimens et plaît à l’homme pervers dont l’unique joie est de montrer ou de communiquer sa perversité. L’encellulement seul peut rétablir les degrés de l’échelle pénale. Il ménage la dignité humaine, il conserve précieusement les bons germes que peut renfermer, malgré ses fautes, un cœur coupable ; il punit le criminel en le mettant continuellement en face de son crime. Quant à ces misérables vagabonds sans foi, sans profession, hôtes habituels de nos prisons, ces légistes que vous voyez calculer le code à la main le degré du délit qu’ils vont commettre et le mesurer d’avance sur la durée de la peine, soyez certain que ces hommes, qui, trouvant comfortable le séjour des prisons, se font un jeu de la récidive, y regarderont à deux fois quand, au lieu d’un auditoire de leur goût, ils auront en perspective une cellule, des outils et les entretiens d’un aumônier. Quiconque connaît les prisonniers sait qu’une détention de dix années dans une cellule intimide plus un scélérat que les travaux forcés à perpétuité.

Si nous examinons toujours la question au point de vue du condamné, il est temps d’aborder une objection que l’on croit très grave, et qui est au fond fort peu sérieuse. On a reproché, on reproche encore au système cellulaire d’avoir le triste effet de déranger la raison des prisonniers ; on a dit que l’aliénation mentale était le résultat fréquent de l’emprisonnement séparé. Ces reproches, qui font peser encore une accusation d’inhumanité sur les partisans du nouveau système, ont été mille fois repoussés. Les hommes les plus compétens ont prouvé d’une façon incontestable, irréfutable, que pas un fait n’autorisait à dire pareille chose, que toutes les observations démontraient le contraire ; jamais question n’a été mieux étudiée, mieux éclaircie, plus irrévocablement résolue. Chose étrange, tout a été inutile ; la voix publique répète que la cellule produit la folie, et l’on peut dire que l’opposition à la réforme s’est réfugiée tout entière aujourd’hui dans cet argument sans valeur, que rien n’explique, que rien n’autorise, que la science réfute, que l’expérience repousse absolument. Consultons d’abord la statistique ; elle nous apprend une chose consolante pour l’humanité : c’est que les aliénations mentales sont infiniment plus communes dans les prisons que dans la vie libre, d’où l’on peut conclure non pas, comme on l’a fait, que tous les criminels sont des fous, mais que des dérangemens d’esprit sont cause de beaucoup de fautes. Bien que la folie, ainsi qu’on l’a observé, ne puisse pas se recenser aussi exactement que les portes et fenêtres, on a calculé que les aliénations mentales, qui sont, dans la vie libre, de 2 sur 1,000, sont, dans les maisons centrales, de 13 sur 1,000 pour les hommes, de 36 sur 1,000 pour les femmes. Il ne faut donc pas juger la population des prisons sur des données ordinaires, sous peine de tomber dans une grave erreur.

Si l’on admet cette base, si, comme le bon sens l’ordonne, on observe les détenus comme détenus, sans les comparer à la population honnête et libre dont la condition est différente, il est constaté partout que les aliénations mentales sont moins fréquentes dans les pénitenciers cellulaires que dans les prisons en commun. Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce qu’on ne laisse pas au détenu encellulé une beaucoup plus grande liberté d’esprit ? Est-ce qu’un homme qui travaille paisiblement dans sa chambre, causant à ses heures, n’a pas son libre arbitre moral et la pleine jouissance de ses facultés mentales ? Et ne devinez-vous pas, au contraire, que c’est une contrainte cruelle, contre nature, que celle que l’on inflige au détenu dans les maisons centrales en le condamnant au silence après l’avoir réuni à ses camarades ? A quelle tentation plus vive un homme peut-il être soumis ? Cette tentation, vous la présentez sans cesse au détenu, et, s’il succombe, vous le punissez ; n’est-ce pas là le supplice de Tantale ? Croyez-vous que cette contrainte continuelle soit sans effet sur le cerveau ? Au reste, nous pouvons raisonner autrement que sur des hypothèses, les faits ne manquent pas à l’observation.

A Genève, les deux systèmes sont en présence. On sait que les aliénations mentales ne sont nulle part aussi communes que dans certains cantons de la Suisse ; voici ce que dit le chapelain des deux établissemens : « Dans le pénitencier d’après le système d’Auburn (emprisonnement en commun pendant le jour), les punitions sont si continuelles, qu’elles pèsent lourdement sur l’administration ; dans celui qui admet la séparation individuelle, elles sont fort rares.

« Dans le premier, l’irritabilité causée par la gêne du silence, par la fréquence des punitions, produit la folie ; dans le second, le calme de la cellule est l’élément où respirent à l’aise les natures inquiètes, et nonseulement il n’y a jamais eu d’aliénés, mais ceux chez lesquels on avait remarqué une prédisposition à le devenir ont toujours vu s’apaiser graduellement les agitations de leur esprit au sein du régime cellulaire[6].

Au milieu de nous, à Paris même, on peut faire une observation tout aussi frappante. Interrogez les rapports faits annuellement sur le pénitencier cellulaire de la Roquette ; ils vous apprendront que depuis dix ans, sur une population permanente de 400 ou 500 détenus, on n’a pas constaté un seul cas d’aliénation mentale. Il serait facile de multiplier les faits ; mais convient-il encore de discuter quand les autorités les plus irrécusables se sont prononcées d’une manière formelle, non-seulement en Amérique, en Prusse, en Suisse, mais en France ? Mise en demeure de donner son avis sur les conclusions d’un mémoire de M. Moreau Christophe, l’Académie de Médecine de Paris a déclaré, par l’organe de son savant rapporteur, M. Esquirol, « que si la commission avait eu à exprimer son opinion sur la préférence à accorder à un système pénitentiaire, elle n’hésiterait pas à se prononcer pour le système de Philadelphie (cellulaire) comme le plus favorable à la réforme des criminels. La commission, n’ayant à se prononcer que sur la question sanitaire des divers systèmes pénitentiaires, est convaincue que le système de Pensylvanie, c’est-à-dire la réclusion solitaire de jour et de nuit, avec travail et conversation avec les chefs et les inspecteurs, n’abrège pas la vie des prisonniers et ne compromet pas leur raison. M. Lélut, dont on ne contestera pas la compétence, a, dans un remarquable travail[7], appuyé de son opinion l’opinion de l’Académie de Médecine. Il déclare en terminant que, « parmi les objections qui peuvent être faites au projet de la réforme des prisons, il ne doit plus être question de la production de la folie par le mode de réclusion qui la constitue. » Il est inutile d’en dire davantage. Après de telles autorités, de tels témoignages, j’imagine qu’auprès des hommes sensés les préjugés de bonnes femmes ne prévaudront pas.

Quant à la mortalité, nous avons déjà comparé les deux systèmes et opposé à ce chiffre effrayant de 13 pour 100, qui est celui des décès dans nos maisons centrales, la statistique américaine, qui constate que la mort sévit dans le pénitencier de Philadelphie trois fois moins qu’à Fontevrault, notre prison-modèle, et moins que dans nos régimens. Nous avons également donné, quant aux récidives, les chiffres des deux systèmes, et annoncé que l’on comptait en France 30 récidivistes sur 100, tandis qu’à Philadelphie on évaluait leur nombre à 4 pour 100 seulement.

Si j’ai cité de préférence les pénitenciers d’Amérique, c’est que les derniers bulletins officiels des prisons de France où l’on a inauguré, à titre d’essai, le système cellulaire, n’ont pas été publiés, que je sache, et je ne voudrais pas hasarder, sur des données officieuses, des chiffres qui pourraient être contestés. A Bordeaux, à Tours, à Versailles, le résultat de la cellule est infailliblement le même qu’en Amérique, du moins à très peu près ; mais il serait fort à désirer que les directeurs de ces différens pénitenciers fissent publier et répandre chaque année le bulletin de leurs établissemens. Je me permets, pour mon compte, de leur adresser cette demande.

L’essai du système de séparation a été fait avec plus de suite et sur une plus grande échelle à Paris, et c’est le moment de parler de la Roquette. Ici les documens ne nous manqueront pas.

Le pénitencier de la Roquette, à dater de 1838, a été peu à peu transformé et organisé suivant le système cellulaire par l’ancien préfet de police, M. Gabriel Delessert ; on ne saurait trop le répéter, ceux qui sont allés chercher dans cette prison des argumens contre le système américain se sont trompés ; ils ont mal choisi leur point de comparaison. La Roquette est, en effet, un pénitencier tout-à-fait spécial ; il ne renferme absolument que des enfans, rejetons, la plupart, de la plus vile partie de la population de Paris, presque tous scrofuleux, épuisés avant l’âge par la débauche, et ayant à traverser la dangereuse période qui sépare l’enfance de l’adolescence. En outre, le plan même du pénitencier, qui n’avait pas été construit pour le système cellulaire, et son exposition ont offert aux plus ingénieuses améliorations de ses transformateurs des obstacles sans nombre. Pendant les premières années, les enfans ont souffert du manque d’exercice, qu’il était impossible de leur laisser prendre, faute d’espace. Pour parvenir à créer des cours suffisamment spacieuses, il a fallu lutter avec une persévérance inépuisable.

Eh bien ! que s’est-il passé dans cette prison ? Dès 1838, après quinze mois d’essais timides, le préfet de police annonçait dans un rapport au ministre de l’intérieur ce résultat : « Avant la réforme introduite, et lorsque les enfans étaient abandonnés à tous les dangers de la vie commune, les récidives étaient dans les proportions de trente sur cent trente. Depuis quinze mois que la séquestration est complète, il n’y a eu que sept récidives sur deux cent trente-neuf enfans qui, dans ce laps de temps, ont été incarcérés sur la demande des familles. » Il ajoutait qu’une maladie épidémique ayant, dans le courant de l’année, frappé le pénitencier, les détenus de la prison commune (qui existait encore) avaient été presque tous atteints, tandis que ceux des cellules avaient été épargnés presque tous ; le produit du travail avait doublé.

Les bons résultats, comme on voit, ne s’étaient pas fait long-temps attendre, et l’on peut dire que depuis cette époque les progrès ont été continus et constans. Le chiffre de la mortalité, bien qu’il n’ait pas dépassé celui des maisons centrales, avait semblé d’abord considérable ; il a toujours été diminuant. De 12 pour 100 en 1840, il était arrivé, cinq ans plus tard, à 4 pour 100 seulement ; cette grande amélioration a été attribuée en grande partie aux promenoirs. Dans la vie en commun, la table de la mortalité présente une progression dans le sens contraire ; les décès, en 1839, avaient été de 13 pour 100.

Nous avons dit déjà que, depuis dix ans, sur une population permanente de 500 détenus, on n’avait pas constaté à la Roquette un seul cas d’aliénation mentale.

Si l’on considère le résultat moral, on a lieu d’être plus satisfait encore. J’en appelle à tous les hommes de bonne foi qui ont visité les cellules de la Roquette : quelle impression en ont-ils rapportée ? Qu’ont-ils vu ? Pour ma part, je le déclare, ma première visite dans cette prison a décidé dans mon esprit la question pénitentiaire ; elle a inspiré toutes mes convictions. Voici ce que j’y ai vu.

Dans chaque cellule proprement blanchie, soigneusement frottée, convenablement chauffée l’hiver par un calorifère, rafraîchie l’été par un ventilateur, renfermant un lit, une table, une chaise, un établi, des livres élémentaires d’histoire et de morale, j’ai trouvé un enfant non point pâle et triste, comme on l’a dit, mais frais, vif et occupé. Le regard de ces enfans, ceci est un point remarquable, est clair, franc, confiant ; il contraste singulièrement avec ces regards de bêtes fauves, chargés de méfiance, d’astuce, de haine, qui vous suivent et vous navrent dans les préaux des maisons centrales. Ces enfans causent avec vous volontiers, avec abandon. On voit avec plaisir que ces criminels de quinze ans, qui ont vécu sans famille, ou, qui pis est, dans des familles infames, et dont l’enfance n’a pas eu la notion du bien et du mal, ne sont point étrangers aux idées de la saine morale. Ne sachant rien à leur arrivée, ne voulant rien apprendre, se renfermant les premiers jours dans une stupeur profonde, dans un mutisme entêté, ils ont eux-mêmes demandé, au bout de quelques jours, les outils qu’on leur avait inutilement proposés. Un contre-maître alors est venu leur enseigner le métier pour lequel ils montrent le plus de goût ou d’aptitude. On en fait des apprentis ciseleurs sur cuivre, des ébénistes, des doreurs sur bois, des tourneurs, des serruriers, des cordonniers, etc., et beaucoup d’entre eux deviennent en peu de temps des maîtres-ouvriers, car il est démontré que le travail dans l’isolement sollicite l’attention beaucoup plus que dans la vie en commun, et que, facultatif, il est beaucoup plus ardent que lorsqu’on l’exige. Ce métier, qui doit assurer leur avenir, ne prend pas toutes les heures de la journée. L’éducation de l’esprit a ses momens. Grace à une ingénieuse méthode, un instituteur[8] donne à trente détenus séparés les uns des autres des leçons simultanées de lecture, d’écriture, d’arithmétique. En 1846, sur 225 condamnés, 11 seulement savaient lire et écrire à leur entrée à la Roquette. A leur sortie, ces chiffres étaient renversés ; tous, hormis onze, savaient lire, écrire, beaucoup dessinaient, tous savaient un métier ; 180 avaient fait leur première communion. En quittant le pénitencier, ces enfans dont le nom, remplacé par un numéro, est un mystère pour tous, excepté pour le préfet de police, ces criminels dont le passé coupable est enfoui dans l’oubli, soigneusement caché à la société qui les reçoit de nouveau, ces jeunes hommes qui ne se connaissent pas les uns les autres, qui ignorent absolument quel a été pendant plusieurs années leur voisin de cellule[9], trouvent un appui qui va les soutenir encore. C’est une association d’hommes charitables qui, sous le nom de « société de patronage, » va surveiller leurs débuts et guider leurs premiers pas. On les introduit dans les ateliers, quelquefois dans les régimens ; tel brave soldat qui porte le signe de l’honneur sur la poitrine a été condamné jadis et détenu à la Roquette, sans que personne s’en doute. Je pourrais ajouter que tel élégant dandy, tel jeune gentilhomme accompli, qui fait maintenant la joie de sa famille, a expié à la Roquette, sans que nul en sache rien, et sur la demande de ses pareils, les fredaines de sa jeunesse.

Je ne sais ce que la république fera de plus pour les jeunes détenus. En attendant, par un simple décret, elle a désorganisé cet établissement, qui était un bienfait pour Paris, et je ne sache pas qu’elle ait songé à une organisation nouvelle. Le travail est suspendu sans doute à la Roquette comme ailleurs. Or, je l’avoue, quand je songe à ces pauvres enfans que le travail conduisait au bien, dont l’éducation était à moitié faite, dont l’avenir semblait assuré, et que je les vois aujourd’hui condamnés à l’oisiveté, c’est-à-dire au vice, oui, je l’avoue, mon cœur se soulève d’indignation. Seuls dans leur cellule, sans travail, sans distraction sans intérêt, sans occupation, au nom du ciel que voulez-vous qu’ils fassent ?

Dans l’examen du système de séparation, nous avons répondu, ce nous semble, à toutes les objections qui lui sont faites. Reste la question financière, dans laquelle on a puisé un dernier argument. Nous nous bornerons à résumer cette question. En cette matière, avons-nous dit, la question d’argent nous paraît secondaire et notre avis semble avoir été partagé par ceux qui ont suspendu le travail des détenus, supprimé par conséquent le revenu des prisons. Quel que soit le système que l’on adopte, que l’on conserve ou non les maisons centrales et la vie en commun, il est certain que de grandes dépenses sont indispensables. Les prisons sont trop petites, il faut absolument en construire de nouvelles ; dans l’état actuel des choses, les administrations des maisons centrales déclarent leur impuissance, elles assurent que les détenus sont inhumainement entassés, qu’elles succomberont sous leur tâche, si l’on ne remédie à cette situation. Construira-t-on ces prisons supplémentaires selon l’ancien système ou d’après le mode nouveau ? Là est toute la question. La dépense complète qu’entraînerait la réforme serait de soixante-cinq millions, répartis sur plusieurs années, s’il faut s’en rapporter aux paroles prononcées et aux adjudications déjà consenties par M. Duchâtel, un des hommes qui ont le plus sérieusement étudié en France la question pénitentiaire. Cette évaluation, comme on voit, n’a rien d’effrayant, et l’on résoudrait à bon compte un des plus grands problèmes des sociétés modernes. Et ne devine-t-on pas qu’en diminuant dans une énorme proportion le nombre des récidives des détenus, on réduit d’autant le budget des prisons ? D’après le calcul des hommes compétens, l’état pourrait être remboursé avant quinze ans de cette dépense première. Quand même, ce que l’on conteste, les détenus cellulés coûteraient un peu plus cher que les prisonniers des maisons centrales, qu’importerait encore ? Le but des prisons doit être d’amender, comme le but des hôpitaux est de guérir. Que signifieraient des économies qui empêcheraient de l’atteindre ? Faut-il, sous prétexte qu’ils sont chers, refuser des remèdes aux malades ?

Avant de terminer cette étude, je dois toucher à une autre question qui se relie à celle que je viens de traiter, à la déportation. Pour ne pas sortir de mon cadre, je me contenterai de présenter quelques objections à ceux qui voient dans la déportation la solution de la question pénitentiaire.

La première difficulté, c’est que nos possessions d’outre-mer se prêtent peu à la réalisation de ce projet. Les îles Marquises sont incultes et stériles, Cayenne est malsain, l’Algérie est trop rapprochée de nous. Pense-t-on d’ailleurs que pour donner aux Arabes, que nous avons la prétention de civiliser, une grande idée de nous, il soit bon de leur montrer, dans une légion de forçats, la honte de notre pays, la condamnation de notre civilisation ? Cette idée a jadis arrêté l’Angleterre quand elle projetait de déporter ses convicts en Amérique ; elle a craint pour les nègres de funestes exemples. Puis, que diraient les honnêtes colons de l’Algérie à la vue de cette colonie nouvelle dont les doterait la mère-patrie ? N’auraient-ils pas lieu de s’écrier avec Francklin : « En vidant vos prisons dans nos villes, en faisant de nos terres l’égout des vices dont les vieilles sociétés de l’Europe ne peuvent se garantir, vous nous avez fait un outrage !… Eh ! que diriez-vous si nous vous envoyions des serpens à sonnette ?… »

Quels condamnés d’ailleurs pourrait-on déporter ? Cette mesure ne pourrait s’appliquer qu’aux condamnés à vie, à l’amendement desquels on devra renoncer. Quant à ceux qui doivent rentrer dans la société à l’expiration de leur peine, et que l’on doit par conséquent chercher à améliorer, à quoi servirait de les déporter ? Si vous les mêlez où que ce soit, vous les corrompez, et le bagne, pour être déplacé, n’en reste pas moins le bagne.

On a cité l’exemple de l’Angleterre et parlé souvent de ses colonies pénales. L’exemple n’est pas entraînant. On reconnaît aujourd’hui, dans la Grande-Bretagne, que le régime de la déportation, outre qu’il est excessivement dispendieux, n’a pas eu le résultat qu’on en avait attendu. Après une expérience de cinquante ans, poursuivie avec une persévérance, une entente que nous n’apportons guère en France dans l’exécution de nos projets de colonie, après des déboursés énormes, l’Angleterre s’aperçoit maintenant qu’elle a empoisonné, sans améliorer les condamnés, le pays où elle les a déportés. La terre de Van-Diémen et l’île de Norfolk ont été, dans ces dernières années, le théâtre de désordres si épouvantables et d’une telle nature, que le gouvernement dut envoyer, le 30 septembre 1846, l’ordre de dissoudre ces colonies. Plus récemment lord Grey s’écriait à la chambre des lords que « c’était une honte pour le nom anglais qu’un tel système pût être protégé par le pavillon de la Grande-Bretagne. » Voilà où en sont les choses chez nos voisins. Le gouvernement a saisi le parlement d’une proposition qui a pour objet de substituer à la déportation un système combiné d’emprisonnement cellulaire, de travaux publics en commun et de bannissement. C’est donc au moment où l’Angleterre renonce à la déportation que nous songeons à la décréter chez nous. Ne semble-t-il pas qu’en bien des choses nous arrivions toujours à un demi-siècle de distance ?

Quoi qu’il en soit, nous espérons que l’attention des représentans du pays ne se portera pas en vain sur la question qui vient de nous occuper, et nous rappellerons en terminant cette grave parole qu’il est bon de faire entendre en ces jours de progrès : « Voulez-vous connaître le degré de civilisation d’un pays ? regardez ses prisons !

Alexis de Valon.
  1. Pendant une visite que je fis, il y a quelques années, au bagne de Rochefort, je fus témoin d’un odieux spectacle qui m’édifia pour toujours au sujet de l’accouplement des condamnés. Au bord du chemin que je suivais dans le port, je vis à terre deux forçats. L’un avait une attaque d’épilepsie ; il se tordait sur la terre ; ses convulsions étaient horribles ; on avait jeté sur son visage, pour le voiler aux passans, un mouchoir à carreaux bleus que je crois voir encore. Pendant ce temps, son camarade de chaîne s’était assis sur le sol ; il ramassait du sable, le filtrait à travers ses doigts à demi fermés, et formait autour de lui de petits monticules disposés comme les carrés d’un damier. Lorsque le malade, se roulant dans ses convulsions, s’éloignait trop de lui et tendait leur commune chaîne, il le ramenait en le tirant rudement à lui ; si le malade, au contraire, en se tordant, dérangeait la symétrie de son damier, il le repoussait à coups de poing. Ce spectacle me donna une idée de l’accouplement qui ne s’est jamais effacée en moi.
  2. Essay on separate and congregate systems of prison discipline, par M. Howe, Boston.
  3. Les forçats n’inspirent point en tous pays la même répugnance. En 1842, je me souviens d’avoir vu à Pouzzoles, près de Naples, une bande de forçats vêtus de drap jaune serin. Ils exploitaient une carrière. Auprès d’eux, sur la route, se promenait un élégant personnage dont l’habit bleu et le pantalon gris étaient d’une coupe irréprochable. Ce dandy causait familièrement avec les passans. Je demandai à mon guide ce qu’il était. Il me répondit que c’était un forçat comme les autres ; seulement il était riche, et il avait acheté (dans ce pays où tout s’achetait) le droit de ne rien faire et de ne porter ni le costume, ni la chaîne des condamnés. Plus récemment, à Grenade, je rencontrai un matin des forçats vêtus de gris qui balayaient la rue. L’un d’eux s’était séparé de ses camarades et achetait une pastèque à une fruitière chez laquelle j’allai moi-même marchander des figues. Comme je pressais la marchande de me livrer ces fruits : « Vous êtes bien pressé, me dit-elle en me montrant le forçat, et vous attendrez bien que ce caballero soit servi. »
  4. Rapport de M. Béranger à la chambre des pairs.
  5. Revue pénitentiaire, vol. II, p. 43.
  6. En Angleterre, les condamnés de Pentonville ont avoué eux-mêmes l’heureux effet que le régime de l’isolement avait produit sur leur caractère. M. Russel, inspecteur général des prisons de la Grande-Bretagne, rapporte qu’en 1844, quelques jours avant l’embarquement pour les colonies pénales de trois cent quarante-cinq convicts, on les invita à exprimer par écrit leur opinion. Trois cents répondirent à cet appel, et se prononcèrent en faveur du système de séparation. (Rapport de M. Béranger à la chambre des pairs.)
  7. Mémoire lu à l’Académie des Sciences. 1844.
  8. Parmi les employés de la maison qui m’accompagnaient durant ma visite, je remarquai un jeune contre-maître dont la physionomie intelligente me frappa. On m’apprit que c’était un ancien détenu. Il avait fait partie de dix-sept associations de malfaiteurs. Par sa bonne conduite, il avait mérité de devenir, après l’expiation, à son tour moniteur dans le pénitencier. Sur son traitement, il nourrissait sa mère et sa jeune soeur. Tous les détenus ne finissent pas ainsi, il faut en convenir. Il serait absurde de rêver une sorte d’El Dorado pénitentiaire où tous les repris de justice deviendraient des modèles de vertu, mais on peut affirmer que la cellule améliorera le plus grand nombre des détenus et n’en rendra pas un seul plus mauvais : ce n’est point un mince résultat.
  9. Le gardien en chef de la prison de Philadelphie reconnut un jour sur les quais six de ses anciens hôtes travaillant ensemble, et il s’assura qu’aucun d’eux n’avait connaissance de l’emprisonnement de ses camarades.