Les Prisons de l’Art

Les Prisons de l’Art
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 114-138).
LES PRISONS DE L’ART

Ce sont les musées.

Jamais on n’en vit tant bâtir, pour tant d’objets, ni de tant de sortes. On en fait d’immenses pour y dresser des moulages de cathédrales et on en fait de tout petits pour y aligner des poupées. On en fait pour y mettre des tableaux contemporains, comme la Tate Gallery et on en fait pour y mettre des bronzes d’il y a deux mille ans, comme le musée Cernuschi. On en fait pour y mettre des ustensiles, comme le futur Musée des Arts décoratifs et on en fait pour y mettre des dieux comme le Musée Guimet. On en fait pour y mettre des panetières provençales, comme le Museon Arlaten et on en fait pour y loger des porcelaines de la famille verte, comme le Musée d’Ennery. On y trouve des vertugadins comme dans le Musée des Passions humaines, à Florence, et on y trouve de vénérables affiches ou des télégraphes surannés, comme dans le Musée du vieux Montmartre, à Paris. On fait encore des Musées pour y mettre de vieux habits héroïques et des canons démodée, comme le Musée de l’Armée et on en fait pour y mettre des tableaux statistiques comme le Musée social. On en fait même pour ne rien ou presque rien y mettre, comme le Musée Galliera. — Mais, d’ordinaire, ce sont les œuvres d’art qu’on y renferme, les plus belles et les plus dignes d’être vues qu’on peut trouver.

Tout le monde s’y prête. Jamais les collectionneurs n’ont plus volontiers regardé leurs propres galeries comme de futurs musées. Jamais on n’a légué à l’Etat ou aux villes tant de maisons qui, du vivant même de leurs hôtes, avaient pris la forme d’un temple du Beau. On bâtit un musée aujourd’hui dans le même esprit qu’autrefois un hôpital, une église ou un monastère. Lorsque, au soir de la vie, les vainqueurs de l’âpre lutte industrielle et sociale se demandent par quoi ils embelliront leur victoire et en répandront quelques effets sur la foule, ce qui se dresse devant eux, c’est la vision d’un musée. Lorsqu’il y a quelques années, le vieux prince sans enfans, sans trône et sans épée, debout sur la terrasse de sa demeure, cherchait ce qui pouvait le mieux perpétuer sa mémoire, il trouvait que c’était de changer son château en musée. Et voici que partout les châteaux sont devenus des musées. Le Louvre est un musée. Versailles est un musée. Fontainebleau est un musée. Chantilly est un musée. Cette idée hante aussi les âmes collectives. Les municipalités qui ont trop d’argent, — et même celles qui n’en ont point assez, — rêvent de musées gigantesques accaparant tous les trésors d’art d’une province, — comme le Palais des Papes à Avignon, — et vers où se dirigeraient en pèlerinage les foules du siècle nouveau. Les villes montrent aux étrangers leurs musées avec autant d’orgueil que leurs hôpitaux ou que leurs hospices. Et, de même qu’en bâtissant des hospices, elles croient avoir résolu le problème de la justice sociale, de même, en bâtissant des musées, elles croient avoir sauvé la beauté dans le monde.

Voilà une tendance bien caractéristique de l’esprit contemporain. En voici une seconde :

Pendant qu’on bâtit des musées, on détruit des œuvres d’art. On jette bas des monumens, parfois des quartiers entiers dans les cités qui furent contemporaines des siècles de beauté. On dénoue leur ceinture, comme à Avignon. On éventre leurs remparts, comme à Antibes. On menace leurs ponts, comme à Lucerne. On disperse les nymphes de leurs fontaines, comme à Nuremberg. On complote de combler leurs canaux, et, en attendant, on enfume leurs ponts, comme à Venise. On brise leurs mosquées, comme en Égypte. On renverse leurs palais et l’on défonce leurs jardins, coin me à Home. On mutile leurs couvens, comme à Toulouse. On fauche leurs églises, comme à Montmartre ou à Creil. On empiète jusque sur leurs tombeaux, comme à Arles. Florence même, Florence qui consolait de tant d’attentats géométriques les artistes des deux hémisphères, Florence voit tout un plan de Riordinamento et de Sventramento s’étaler sur les tables de ses conseils !… Là, une voie, droite comme une épée, traverse le cœur même de la ville, trouant les palais de guingois, coupant les vieilles artères vitales du moyen âge, secouant ou ébréchant, sur son passage, les loggie, les créneaux de la place San Biagio, de la maison des Giandonati, du palais di Parte Guelfa, fauchant les tours…

À ces nouvelles, la démocratie bat des mains. Cela sonne à ses oreilles comme une victoire. C’est une victoire, en effet, sur le respect, sur le passé, sur tout ce qu’elle ne peut empocher d’avoir été avant elle, mais ce qu’elle peut du moins empêcher de lui survivre ; victoire sur les hommes qu’elle n’a pas élus et les choses qu’elle n’a pas votées. Pendant la nuit, fameuse en Avignon, où tomba la porte l’Imbert, à la lueur des torches, en toute hâte, quelques heures seulement après l’arrêté du maire décrétant sa ruine, une foule enthousiaste acclama les ouvriers de cette destruction et le chef élu qui venait y présider.

Ce ne sont là que quelques exemples, et pris dans quelques pays. Mais le courant de Sventramento est universel. À chaque heure qui sonne, on peut dire qu’il s’accomplit ou qu’il se trame, sur quelque point du globe, quelque chose contre sa beauté. Et si l’on a pu calculer, de certains grands capitalistes, que, chaque matin, ils se réveillent plus riches en capital, sans avoir rien fait que de durer une nuit de plus, on peut dire, au rebours, que par le mouvement naturel du progrès, chaque soir, le soleil se couche sur des cités moins belles que les cités qu’il a le matin même éclairées.

Deux courans traversent donc le monde : l’un pour la beauté dans les musées, l’autre pour la laideur dans la vie. Au fond, c’est le même et il n’y a entre les deux aucune contradiction. Ils coexistent dans les mêmes âmes. Ils vont au même but, comme ils sont nés de la même idée sur le rôle de l’art. Et cette idée, toute-puissante en ce moment, est telle qu’il la faut dénoncer hautement, s’il en est temps encore, comme la plus fausse qui soit dans son principe et la plus funeste dans ses applications.


I

Ces deux tendances sont sœurs. Il y a quatre ans, au mois de septembre 1895, on vit, dans la même ville d’Avignon, le même conseil municipal, présidé par le même maire, prendre, presque dans la même séance, deux résolutions en apparence inconciliables : il résolut, d’abord, de démolir les pittoresques remparts de la ville, du côté sud, et ensuite de chercher six millions pour transformer le Palais des Papes en un musée de la chrétienté. L’un de ces projets était mesquin et facile, l’autre grandiose et ardu. Un seul fut exécuté : ce ne fut pas le grandiose, mais il fut sincèrement désiré. Il l’est encore. Car les mêmes hommes qui trouvent nécessaire d’abattre ces belles pierres jaunes, posées par les Papes et célébrées par Stendhal, n’estiment pas superflu de fonder un musée nouveau. Les mêmes économistes qui reprochent à l’art d’entraver l’expansion de la ville en lui gardant sa couronne de mâchicoulis, sont prêts à endetter celle-ci de six millions pour lui faire une collection de vieilles chasubles. Et, dans ces deux résolutions, en apparence contradictoires, ils sont animés par une même idée d’ordre, — qui est de ne pas laisser l’art encombrer la rue, mais de le mettre à sa place, où iront le chercher les gens qui croient en avoir absolument besoin : au musée.

Le même souci tient tous les destructeurs de beauté, quelque part qu’ils « travaillent. » A Arles, on a détruit les maisons qui plongeaient dans le fleuve, afin de tracer des quais rectilignes. On y a encore détruit, par les bruits de la terre et par les fumées du ciel, le charme des tombeaux vides des antiques Alyscamps. Mais, en revanche, on y fonde un Museon Arlaten pour y renfermer les choses pittoresques de la vie populaire. A Florence, en 1888, la commission de Riordinamento del centro della città, après qu’elle eut visité les maisons de la rue des Apothicaires et décidé leur disparition, décréta toutefois qu’on enrichirait de leurs photographies les archives communales. Aujourd’hui, lorsqu’un parti florentin demande qu’on rase le vieux et bizarre palais dell’ Arte della Lana, qu’un arc-boutant joint mystérieusement à Or San Michèle, que dit-il pour nous consoler ? Il dit qu’ « on en fera une reproduction dans une autre partie de la ville ! » Quand on a détruit le Mercato Vecchio et tout ce qui avoisinait la vieille église de Saint-André, on a pompeusement créé, au musée de Saint-Marc, une salle de souvenirs de fresques, de plafonds, de cheminées, d’écussons tirés des maisons du XVe siècle. De même qu’à Bruxelles, si l’on a rasé, en 1577, l’ancien palais des ducs de Brabant, on en a tenté, deux cents ans après, une restitution, de même on a soin, aujourd’hui, de reproduire à huis clos ce qu’on a supprimé dans la rue. En Suisse, les hôtels expulsent les chalets, mais, quand on a ruiné les chalets de la montagne, on en reconstruit tout un quartier à l’Exposition de Genève. À Paris, après avoir renversé, au siècle dernier, la Bastille et la rue, Saint-Antoine, on a cru devoir en restituer des effigies au Champ-de-Mars, en 1888, et l’on nous promet pour l’an 1900, sur les berges de la Seine, une parodie du vieux Paris qu’on a jadis démoli avec enthousiasme. Ainsi, détruisons-nous nos vieilles demeures séculaires, quittes, cent ans après, à en tenter quelque incertaine et coûteuse « restitution, » pour que les foules viennent goûter des « apéritifs » très nouveaux sur des escabeaux très rétrospectifs.

Sans doute, on entend, çà et là, des protestations. À Florence, notamment, une clameur, grossie par la clameur des artistes du monde entier, a retenti contre les projets en cours d’embellissement destructif. Une ligue s’est formée de Florentins passionnés pour la beauté de la fleur du val d’Arno, sous le titre d’Associazione per la difésa di Firenze antica. Mais à ces protestations on répond quelque chose d’apparence très logique : ou ces vieilleries sont dignes d’être conservées, leur dit-on, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, qu’importe qu’on les détruise ? Et si elles le sont, quoi de mieux que de les abriter dans un musée ? D’ailleurs, qu’est-ce qui est menacé dans cette Florence que vous prétendez défendre, et pourquoi tout ce bruit ? Pourquoi ces dix mille signatures de princes, d’évêques, de romanciers et de tribuns, protestant contre notre voirie municipale et que vous êtes allés chercher jusqu’aux confins de la civilisation, depuis les autorités du Massachusetts jusqu’à celles de la Tasmanie ?… Est-ce qu’il est question de détruire un seul des monumens qui font la gloire de notre ville à l’étranger ? Est-ce qu’on touche au Palais Vieux, au Palais Pitti, à Sainte-Marie-Nouvelle, au Dôme ? Regardez donc le plan que vous attaquez… Il ne touche même pas au Ponte Vecchio, pourtant si étroit et si incommode ! Il respecte tout ce que les guides montrent aux touristes, et, quand il sera exécuté, non seulement l’itinéraire des Cook’s tours ne sera pas entravé par les démolitions nécessaires, mais, en traçant des voies plus droites et plus larges d’un monument à l’autre, nous permettrons aux étrangers de tout voir ou moins de temps… Que prétendez-vous encore ? Qu’il y a de jolis détails architecturaux dans les maisons de la place San Biagio… Quoi donc ? Cet écusson sur le palazzo dei Canacci, ces moulures ?… Et là-bas, au palazzo di Parte Guelfa, cette colonnette de la loggetta del Vasari ?… Et, dans le borgo San Jacopo, quelques mâchicoulis ?… Eh bien ! on les sauvera ! On tirera de la masse informe de ces vieilles bâtisses du XIVe ou du XVe siècle, les rares morceaux dignes d’être vus et on les mettra dans un musée. Tout le monde y gagnera, même les esthètes, puisqu’ils trouveront rassemblés dans une même salle et qu’ils verront, en dix minutes, tous ces détails qui, dispersés sur des murs sans intérêt et dans des ruelles impraticables, leur auraient demandé cinq ou six heures pour être à grand’peine découverts ! En travaillant pour les utilitaires, nous travaillons aussi pour vous.

En face des jolies choses voulues par la Nature, on a pris le même parti. Dans ce Paris, qui n’est pas une ville esthétique, mais qui serait cependant si beau sans ses embellissemens, on conserve et on détruit avec un semblable acharnement. Les étrangers artistes en sont stupéfaits. « Quiconque, dit Ouida, revient à Paris, après une absence de quelques saisons, trouve la splendeur de sa vie plus obscurcie tous les dix ans par l’empoisonnement de l’atmosphère que cause le nombre toujours plus grand de fabriques, de chemins de fer et d’autres travaux et par l’extension de la ville parmi les jardins, les vergers et les bois qui lui formaient autrefois une admirable ceinture. » Mais, en revanche, le moindre morceau badigeonné de couleurs est rentré, étiqueté, conservé, forclos. On a supprimé du ciel parisien cette délicate harmonie de ruines noires et de vertes frondaisons, dont vingt-huit années avaient effacé l’acre souvenir et souligné la triste beauté, — pour y édifier une gare de chemin de fer. De ce palais du silence, on a fait le palais du bruit. Mais on en a retiré précieusement quelques médiocres vestiges des fresques d’un des plus médiocres décorateurs du second Empire et l’on va leur consacrer pompeusement quelque salle de musée. — Dans ces prisons, la vie moderne renferme même les oiseaux et les fleurs. Dans toute l’Europe méridionale, on dépeuple les bois de leurs petits oiseaux, qu’on tue, qu’on empoisonne, qu’on écrase dans les nids, qu’on prend par millions aux roccoli. Bientôt l’on pourra mettre au Muséum les derniers exemplaires de certains oiseaux que, nos pères et nous, aurons, pour la dernière fois, entendus chanter. Si l’on veut en garder la forme et la voix, qu’on les fasse chanter devant le phonographe et qu’on appelle ensuite le taxidermiste ! — car les temps sont proches où l’espèce entière aura péri. Mais les cages de nos jardins zoologiques sont pleines.

Les oiseaux ainsi catalogués, il arrivera un jour où l’on mettra aussi les fleurs dans des musées fermés, afin de les soustraire à la vie dévastatrice. Que dis-je ? Cela est arrivé. On détruit tant de fleurs sur les Alpes qu’on a dû créer pour elles des refuges comme la Chanousia du petit Saint-Bernard, à laquelle on a donné le nom de « jardin-musée. » — Un « jardin-musée ! » ce nom seul ne définit-il pas une époque, une tendance et une idée ? Et n’est-ce pas la même idée qui anime les édiles de Florence et ceux de Paris et ceux de Venise et ceux de Rome : parquer le pittoresque, l’éloigner de la vie, ôter des pas de la foule cette chose encombrante, distrayante qu’est le Beau, le ramasser, l’emporter au loin, comme ce que ramassent et ce qu’emportent, aux heures frileuses de l’aube parisienne, les charrettes des balayeurs et des chiffonniers ! Dans une ville bien ordonnée pour les affaires, il ne faut pas, semble-t-il, que les passans s’arrêtent à considérer des architectures, non plus que les flots d’un fleuve à considérer les quais. Que les uns et les autres passent vite, portant leurs fardeaux multiples, courant vers leur commune fin ! Que le mot d’ordre soit, pour l’économie de nos cités modernes, celui-ci : « l’utile en liberté, l’art en prison. »


II

Que devient l’art en prison ? Rassemblons, pour le comprendre, les impressions qu’à travers l’Europe, nous avons tous ressenties. Il ne s’agit point ici de ces œuvres d’art qui forment toutes seules un ensemble esthétique et qui sont faites pour apporter une vision du dehors dans l’intérieur d’une maison, loin de la vie qu’elles représentent, au fond d’un salon. Cette œuvre-là, d’ailleurs isolée de son milieu par son cadre d’or, peut être goûtée indifféremment partout. Il ne s’agit donc pas des tableaux de chevalet. Pour eux, un musée vaut à peu près un autre milieu et l’on n’imagine rien, non seulement de plus périlleux, mais de moins plaisant que les expositions en plein air du XVIIe et du XVIIIe siècle, soit que Le Brun accrochât, dans la cour de l’hôtel de Richelieu, son Passage du Granique, soit que l’Académie de Saint-Luc suspendît ses chefs-d’œuvre, place Dauphine, sur le parcours de la procession de la Fête-Dieu ! Certes la manière de présenter les tableaux devant le public ou de se présenter devant eux n’est pas chose indifférente. La disposition des toiles historiques dans les salles qui virent leur histoire et un bel équilibre de nuances dans des appartemens sobrement meublés, — comme ce que tente de réaliser M. de Nolhac à Versailles, — ajoutent fort à la valeur intrinsèque des tableaux. Le recueillement, la solitude y ajoutent aussi. Combien de toiles pieusement vénérées dans les collections particulières souffriraient d’être vues dans l’immense promiscuité de la Galerie du bord de l’eau ! Et si l’on va, au loin, étudier une seule œuvre à demi cachée au public, combien la distance franchie, le blocus forcé, la concentration des forces admiratives toutes fraîches sur un seul point, n’ajoutent-ils pas à l’impression qu’on ressent de sa beauté !

Bien plus, si l’œuvre est restée là où elle fut créée, dans le milieu qui l’a rendue possible et qu’elle a rendu célèbre, n’arrive-t-il pas qu’elle ramasse et réfléchit tous les souvenirs épars autour d’elle, comme une lentille fait les rayons ? Fra Angelico ne se découvre-t-il pas mieux dans la plus médiocre des cellules de son couvent que dans l’admirable Couronnement de la Vierge exposé, par le malheur des circonstances, à deux pas de la rue de Rivoli ? Combien de portraits de Rembrandt n’a-t-on pas vus dans les musées d’Europe, sans jamais ressentir l’impression que donnent les figures du bourgmestre Six et de sa femme, conservées dans la même famille depuis deux cent quarante ans, dans le vieux et petit salon de la Heerengracht, au bord de ce canal aux eaux égales comme ces âmes de bourgeois et ponctuées de feuilles fanées qui tombent en silence comme sont tombées jadis les heures sur ces vies, sans rien agiter ni ternir !… Quand on descend des lacs glacés du haut Dauphiné dans la vallée du Graisivaudan et qu’au hasard de la route on entre, faute d’autre spectacle, dans la petite église, cernée de treilles et de luzernes, du village de la Tronche, combien la Vierge orientale qu’on aperçoit au coin d’une chapelle avec son grave enfant songeur, le doigt sur la bouche, pénètre davantage dans l’imagination que des centaines de madones rangées dans les galeries Doria, Borghèse, ou Pitti ! Et que n’ajoutent pas l’humilité de ce décor et l’imprévu de cette rencontre au chef-d’œuvre d’Hébert, pieusement déposé en ex-voto, là où le vœu fut fait et là où il fut exaucé, là où il fut promis par le patriotisme et réalisé par le génie !

Mais ce n’est pas de tableaux qu’il s’agit ici. Car, quand on met un tableau dans un Musée, on n’en prive ni la rue, ni le jardin, ni l’église, ni la pièce d’eau. Il peut gagner beaucoup à certaines dispositions dans un salon, dans un château ou dans une chapelle. Il ne perd pas tout son charme dans un musée. Il s’agit des œuvres créées dans une intention décorative et pour un ensemble déterminé. Il s’agit de ce qui est fait pour subir les révolutions de l’ombre et du jour, pour baigner dans la vie ambiante et dans la foule, pour les colorer, pour y imprimer son effigie, pour donner, en un mot, une figure à la cité. Il s’agit des portes, des façades, des bas-reliefs, des fontaines, des ponts, des stèles, des autels ou des tombeaux. Il s’agit de ces figures taillées pour se pencher dans le vide, comme les gargouilles, pour humaniser l’horizon, comme les statues, pour borner les champs, comme les Termes, pour commémorer une victoire, comme les colonnes, ou un prodige, comme les chapelles, ou pour dominer la ville et faire lever les regards des citoyens, comme jadis les métopes du Parthénon ou ses Panathénées.

Voilà les œuvres qui, conçues en dehors des musées et avant les musées, ont une fonction dans l’empreinte quotidienne que fait à l’imagination la vie. Prenons l’exemple le plus célèbre : celui des Panathénées, et imaginons-les au moment de leur gloire. Tandis que la ville vaque à ses affaires, à son lucre, à sa politique, à ses plaisirs, cette procession, qui ne se fait qu’une fois tous les trois ans, se poursuit sur les frises du temple et tout Athénien levant les yeux vers l’Acropole y devine la présence de son image, qui ne quitte point le sanctuaire. Il se dit que l’image survivra à la réalité, la statue à l’homme, et peut-être le chef-d’œuvre au culte, l’adorateur à la Divinité. Sa figure de marbre, taillée là-haut dans le pentélique, ne changera point. Ces genoux qui pointent en avant, étreignant le cheval cabré, ne fléchiront point, ces joues demeureront pleines, ces torses garderont leur souplesse, ces cheveux ne tomberont jamais, et, ainsi, les générations successives ignoreront si les hommes représentés là-haut souffrirent jamais la décrépitude. Sans doute, cette vie qu’on prête au marbre n’est qu’illusoire, mais la vie plus intense qu’on éprouve à leur vue est réelle. Sans doute, ce n’est là qu’une ombre d’humanité, mais l’humanité passe et cette ombre fixée sur ce mur rivalise de durée avec les montagnes qui environnent l’horizon et avec ces étoiles vers lesquelles, à chaque angle, les figures de pierre semblent s’acheminer, le soir…

Retirez ces figures de la vie et de la vue de la foule, et mettez-les dans un musée, que de viennent-elles ? Pour le savoir, allons observer ce que deviennent les Elgin marbles, dans leur somptueuse demeure de Londres. Morne comme une prison, planté de colonnes comme un temple, pourvu d’ornemens d’or à son fronton comme un théâtre, couronné de brouillards et à peine dégagé des maisons qui l’avoisinent, voici le massif noir du British Museum. C’est là que sont détenus les demi-dieux. Un gazon humide et quelques pigeons qui s’envolent mettent seuls du vert et du blanc dans ce paysage sinistre frotté de suie. Lorsque les anciens bâtissaient un temple pour y loger les idoles dérobées à l’ennemi, c’était du moins dans quelque site riant où elles pussent s’acclimater, se plaire et devenir enclines à protéger leurs geôliers. Ici, rien de tel. On imagine aussitôt la radieuse Acropole rose et dorée étagée dans l’air bleu, avec ses horizons de montagnes immortelles par leur miel et leur marbre, et de golfes qui ont des noms de victoires. On se figure des plaines de pins verts et d’oliviers blanchissans sous les brises, avec de petits chemins serrés entre des poivriers, des cactus et des aloès, propres à conduire les esthètes vers les Immortels paisibles.

Ici, sur le trottoir brillant de pluie, de Great Russell street, tout manque de ce qui peut induire l’âme en joie admirative, rien de ce qui peut y verser la tristesse. Sur des tables de marbre noir gisent les restes des colosses qui siégeaient autrefois sur les frontons du Parthénon : Hélios, Thésée, Gérés, Proserpine, Iris, Séléné, les Parques, la Victoire, Prométhée, Minerve, Neptune, Amphitrite, Leucothéa, Cécrops, Mercure… La vue de ces pauvres figures, mutilées comme des morceaux de corps froids sur les dalles des Morgues, serre le cœur. Car ces dieux, s’ils ne règnent plus sur une poignée de croyans par leur puissance, dominent encore le genre humain par leur beauté. Or, ils portent ici les traces d’un inexplicable et perfide abandon, d’une immémoriale impiété. Tous sont décapités, hors le Thésée qui dresse ses quatre horribles moignons comme un monstre mendiant dans un carrefour. Leurs têtes ont roulé à terre, et de ces visages augustes faits pour les baisers des déesses, quelques-uns peut-être, jetés dans les eaux du Pirée, sont encore en proie aux infects suçoirs de quelque éponge perforante !… On les a dépouillés de leurs parures et des objets qu’ils tenaient à la main, comme signes de leurs fonctions célestes. Çà et là, aux hanches, aux cuisses, des trous, que les voleurs n’ont pu boucher et que les gardiens du musée lavent pieusement, racontent le sacrilège, avec l’éloquence d’une serrure brisée sur un tabernacle ouvert.

Si nous regardons le long des murs, nous y voyons les figures des Panathénées mises sous verre comme des ossemens de saints, comme de petits coléoptères morts ou des fleurs séchées. Par endroits, on a restauré. Ainsi, dans le morceau de frise qui représente les divinités féminines, la partie inférieure et le bras gauche de plusieurs figures n’ont été reconstitués que par des moulages pris il y a cent ans, et ces plâtres mal faits ont été insérés dans le marbre primitif. C’est ainsi qu’avec beaucoup de peine on a serti quelques fausses pierres dans un encadrement de pierres précieuses.

Ailleurs, se presse une grotesque et lamentable armée, composée des restes de beaux vieux monstres à barbe de fleuve et à corps de cheval et de jeunes héros cul-de-jatte, se livrant, deux par deux, à des pugilats chimériques. Un Lapithe qui n’a point de mains veut étrangler un Centaure qui n’a pas de gorge. Certains brandissent des épées absentes. Un homme-cheval sent quelque chose sur sa croupe, il se retourne pour dévisager l’agresseur, et il n’a point d’yeux. Un cul-de-jatte cherche à piétiner son adversaire terrassé et à lever au ciel ses bras coupés afin de célébrer sa victoire. La peau de lion qui pend à son bras semble vouloir dévorer le Lapithe mort. Tel autre n’a sur ses épaules que du plâtre : sa tête est à Copenhague. Cet homme-cheval boite : une de ses jambes est restée en Grèce. Ce jeune Grec n’a pas d’yeux pour voir le Centaure sur lequel il s’élance fougueusement : son visage est au Louvre. Là, le Lapithe a grimpé sur les flancs du Centaure qu’il fait plier, a saisi le monstre par la barbe. On s’imagine que c’est sa propre tête qu’il porte ainsi à la main. Ici, le Centaure n’a plus de buste, n’est plus qu’un cheval et, ainsi, le Lapithe, tombé à terre, n’est plus qu’un cavalier maladroit…

Au milieu de la galerie, sur un piédestal, se tient une femme aux mains coupées, à la coiffure géante, à l’aspect architectural d’une colonne humaine. C’est la Cariatide. Pendant plus de deux mille ans, elle a soutenu le portique de la tribune des jeunes filles, avec ses cinq belles compagnes demeurées dans la patrie. Maintenant, il n’y a plus là-bas que son sosie de plâtre traversé par une barre de fer et que la pluie et le soleil ont noirci misérablement. Il n’y a plus ici qu’une exilée, qu’une inutile figure dépaysée, surprise, honteuse de ne plus servir à rien et comme lassée par l’absence de son glorieux fardeau…

Cette tristesse, qui se sent plus vivement peut-être au British Muséum, on l’éprouve partout où sont renfermées des œuvres faites pour demeurer en plein air et partout où des figures créées pour jouer un rôle précis dans un ensemble décoratif, se trouvent désaffectées. Parcourons les salles du Vatican, du Louvre, de la Glyptothèque. Combien d’années ont passé depuis que ces marbres ou ces bronzes n’ont pas accusé par leurs ombres la révolution du soleil ! Il faut, en vérité, qu’une longue habitude ait endormi notre critique et fermé nos yeux pour qu’au Louvre, par exemple, nous supportions ces entassemens de pierres sous des voûtes, ces lignes chevauchant les unes sur les autres, ces bras, ces têtes, ces draperies s’offusquant mutuellement, se doublant par le jeu des glaces ou s’éteignant par l’éclat des dorures ! Et il faut une extraordinaire docilité d’imagination pour s’expliquer les attitudes et les gestes de ces Dianes saisissant leur carquois en marchant vers des fenêtres, de cette Victoire naviguant sur un escalier, de ces Atlantes écrasés sous un poids qui n’existe pas, de ces Apollons inspirés ou de ces Niobés éplorées scrutant du regard les moulures d’un plafond… Qui a jamais vu les dieux ou les héros jetés dans la Salle du sarcophage de Médée au Louvre, ou bien dans la salle de sculpture au Luxembourg, comme des marchandises dans un dépôt ? Quoi ! on met ces marbres ici, pour qu’on les admire mieux, et on les entasse de telle sorte qu’aucun ne se détache sur son voisin et que l’œil brouille ensemble toutes leurs lignes ! On dirait une assemblée où tout le monde parle à la fois ! Le but est de révéler leur beauté, et on leur ôte le plein soleil qui sculpterait à nouveau leur relief, et les ombres du plein air qui, changeantes comme est changeante la lumière du jour, donneraient tour à tour sa valeur à chaque muscle, à chaque méplat, à chaque ride, à chaque pli !

Dans les musées, nombre de statues n’ont jamais été vues tout entières, dressées sur un fond neutre et débrouillées des lignes de leurs voisines. La plupart n’ont jamais reçu la lumière que d’un seul côté. Même celles qu’on expose au milieu d’une salle, comme le Torse, au Vatican, ne sont pas dégagées des lignes adjacentes. On perçoit mieux leur ensemble dans une bonne photographie, dont le fond a été unifié, que dans le musée, parmi le papillotement des couleurs. Beaucoup de chefs-d’œuvre nous sont ainsi mieux connus par leurs photographies que par la vue que nous en avons. Ils ne sont que l’ « encaisse » esthétique dont les représentations fiduciaires courent l’Europe. On sait qu’ils existent, mais, en réalité, on ne les a jamais bien vus.

Et on les verrait si bien ailleurs ! C’est en pleine campagne, en pleine forêt, que le sens esthétique éveillé par la joie de la Nature, l’œil reposé par la monotonie du décor, l’esprit rendu curieux de rythme par l’indiscipline des mouvemens de la vie végétale, percevraient avec enthousiasme le moindre vestige du travail et de la volonté, la moindre ligne voulue et suivie. C’est un phénomène bien connu que l’obscur besoin de la symétrie là où tout semble échapper à ses règles et d’un plan rationnel et humain là où les fantaisies de la Nature triomphent en liberté. Nous sommes plus reconnaissans à l’art pour une Madone frustement peinte sur la blanche église de quelque pauvre village de l’Engadine que pour la centième Vierge au Bambino dans un musée de Florence, quand nous en avons vu déjà quatre-vingt-dix-neuf. Que nous fait un sarcophage après cent sarcophages, ou un œnochoé, s’il est le centième œnochoé ? Mais si, au pli d’un vallon, à travers quelque campagne virgilienne, nous rencontrons le simple monument où le Poussin arrêta ses bergers d’Arcadie, nous faisons halte comme eux, sensibles à la solidité de ses lignes et à l’équilibre de ses proportions. Et si, aux approches d’une ville ancienne, parmi les vignes ou les potagers, nous trouvons le reste d’un taurobole oublié par les archéologues, nous comparons le pampre sculpté aux feuilles vivantes qui y jettent leur ombre et le bucrâne hiératisé aux bœufs qui cheminent le long du labour ; nous comprenons alors, bien mieux que dans un musée, l’effort de l’art pour fixer le plus capricieux des rameaux en un régulier entrelacs et la plus disgracieuse des têtes en un svelte ornement.

Les flâneries dans les vieux quartiers de Rome ou à travers les villages toscans ont-elles un autre but ? On possède, au milieu de la ville, tous les chefs-d’œuvre qu’on peut souhaiter. Si l’on va au hasard des chemins, c’est qu’on trouve plus de plaisir à la courbe de la Navicella imprévue rencontrée au portail de la villa Mattei, qu’à toutes les vasques et les cuves dont s’encombre la Salle ronde ou la Galerie des candélabres. On sait plus de gré à l’artiste pour avoir tracé la forme d’un lécythe sur une stèle du cloître de San Saba ou des croix sur le puits du cloître du Latran que pour avoir creusé les pierres entassées au Capitole. Et toute la ferronnerie ornementale de l’Architectural Court, du South-Kensington-Museum, ne se profile pas dans la mémoire aussi nettement que le couronnement du puits de la Chartreuse d’Éma, quand on l’a vu, par un beau soir rouge, arrondir, sur les têtes chauves des derniers moines, sa noire arabesque de fer…

Voilà pourquoi l’expédient imaginé par les Florentins pour satisfaire les admirateurs de leur vieille ville, tout en la détruisant, est le signe de la plus profonde erreur esthétique. Ce que les étrangers aiment à Florence ce n’est point seulement l’éclat de quelques monumens, mais l’atmosphère d’art, qu’on respire, presque sans s’en apercevoir, dans les plus humbles coins de la ville. Or vouloir retirer de la ville tout ce qui constitue cette atmosphère, pour l’enfermer au Musée de Saint-Marc et l’y accumuler, c’est proprement détruire le charme des flâneries florentines : l’imprévu de la rencontre d’un fragment d’art, la joie de la découverte. Les mêmes choses, délicieuses si on les trouve isolées, une à une, deviennent fastidieuses par leur rapprochement. Quoi de plus divin qu’un chant d’oiseau, çà et là, dans la forêt ? Quoi de plus déplaisant qu’une volière ?

Et, lorsque l’œuvre est telle qu’elle emprunte son caractère ou son culte à un pays déterminé, qu’est-ce donc qu’il en reste dans un musée ? Que signifient ces idoles dépaysées, ces vases sacrés où l’on voit la place des doigts des prêtres et qu’aucun prêtre ne soulève plus ? C’est du plain-chant dans un casino. Lorsqu’on regarde, dans le hall du Musée Cernuschi, au parc Monceau, le Bouddha qui y est captif, on se rappelle, sans on rire, la douleur des Japonais qui le vénéraient comme une beauté tutélaire, dans les jardins de Megouro. Le jour où ils vinrent à Tokio demander qu’on leur rendît leur statue enlevée, furtivement, par morceaux, ces paysans firent plus qu’un acte de piété : ils firent une manifestation esthétique. Inconsciemment, ils défendirent l’idée juste de « l’art en place et à sa place. » Car bien que ce bronze soit convenablement aménagé dans le Musée Cernuschi, rien ne peut remplacer, pour les yeux, le grand décor changeant de la nature, ni pour le cœur, le regard suppliant de quelque dévot passant devant son Dieu. Et si les choses d’art avaient l’obscur sentiment de ce que gagne ou perd leur beauté, selon les milieux qu’elles traversent, nul doute que le Bouddha ne regrettât, dans sa somptueuse demeure parisienne, les voix qui chantaient, les parfums qui passaient, et le soleil qui l’éclairait librement, aux temps de son abandon dans les pauvres jardins de Mégouro… Les œuvres d’art, surtout les œuvres d’art religieux, sont des fleurs délicates, dont il faut respirer le parfum sur plante. Coupez-les : vous avez encore la forme, vous n’avez plus le parfum.


III

Mais les ruines ? dira-t-on, ne convient-il pas de les mettre à l’abri ? Bien plus encore que les monumens intacts, les ruines doivent être laissées in situ. C’est surtout à ces œuvres en partie détruites, incomplètes, qu’il faut un milieu qui les explique, qui les supplée ou qui les justifie. Car un monument complet s’explique de lui-même. Un temple, par exemple, est un organisme où tout s’enchaîne, se commande et se soutient. Tant qu’il est intact, tant qu’il remplit son but, tant que les colonnes font leur office, qui est de supporter les architraves, et les antéfixes, le leur, qui est de boucher le creux des tuiles, on peut le mettre où l’on voudra. A lui seul, il exprimera son rythme et son idée. Mais, s’il est ruiné, transporté par morceaux sous un hall, que nous dira-t-il ? Qu’est-ce que des colonnes sans la frise qui unissait leur tête ? Qu’est-ce que des acrotères sans le fronton dont elles relevaient les bouts ? Qu’est-ce qu’un arc-boutant sans la voûte qu’il bute, ou un pinacle sans le pilier qu’il surmonte ? Qu’est-ce qu’une cariatide sans son architrave, une canéphore sans sa corbeille, une Victoire sans ses ailes, une Espérance sans sa fleur ? Une colonne dans un musée, c’est un tronc d’arbre dans un salon ! Ce n’est plus qu’un organisme dissocié, brisé ; ce n’est plus qu’un cadavre. Il faut donc le laisser en plein air, en plein ciel, dans la nature qui, de ses cadavres à elle, de ses rocs fendus par l’eau ou de ses arbres foudroyés par le feu, fait des autels, des vasques, des corbeilles ou des nids.

La statue une fois mise dehors, tout change. Les gestes grandissent et soutiennent le ciel. La mousse emplit les mains auparavant oisives. Le lichen met sur les blessures du marbre son baume doré. Les graines des fleurs, qui vont par l’air cherchant un gîte, s’arrêtent au creux des urnes penchées par la main des Fleuves ou des cornes d’abondance soutenues par le bras des Pomones, et, parfois, l’eau de pluie vient étaler sous les pieds des Narcisses son humide et fugitif miroir. — Je sais, sur les terrasses de la villa Pamphili, une statue de femme qui lève le bras. Sa main étant cassée, elle ne dresse qu’un moignon qui serait horrible à voir. Mais un arbre est auprès. Il abaisse sur le marbre mutilé ses branches. Il a noyé le poignet sous les petites vagues vertes de ses feuilles, et la statue, dès lors expliquée, semble cueillir, d’une main qu’elle n’a plus, des fruits à l’arbre qui n’en a jamais.

Ce sont ces fortuites rencontres qui donnent leur harmonie aux ruines vues par Hubert Robert dans la campagne italienne : le marbre, auguste et éternel, prête son appui aux contadines éphémères qui y suspendent leurs hardes éclatantes. Dans l’entre-colonnement décrépit, mais hautain encore,


Bien que les Salvucci ni les Ardinghelli
N’abritent plus que l’humble échoppe et l’établi
Sous leurs arcades colossales,


le lazzarone grignote sa polenta, l’enfant égrène son raisin et le moine son chapelet, tandis que sur leurs têtes, une plante sauvage jette l’ombre de ses feuilles, le galbe de ses branches et l’aumône de ses fleurs…

Ainsi, presque toujours, la nature et le temps savent restituer à la pierre l’âme qui l’avait quittée quand elle s’était brisée. Sans doute, ils ne peuvent refaire entièrement ce que l’homme a détruit, ni combler tout à fait le vide que l’accident a creusé. Ils ne rendent pas aux formes mutilées leur beauté plastique, mais ils leur confèrent une nouvelle beauté pittoresque. Ils les font entrer dans la grande communion du paysage. Un jour même arrive où la ruine fait partie si intégrante de son milieu qu’on n’imagine pas avec plaisir le monument intact. Quel artiste préférerait la correcte spirale d’un escalier en colimaçon à cette description faite par Tennyson dans Enide : « Bien haut, au-dessus, un morceau de l’escalier d’une tourelle, usée par des pieds qui, maintenant, étaient silencieux, tournait, nu, au soleil, et de monstrueuses touffes de lierre serraient le mur gris de leurs bras fibreux ; elles suçaient les jointures des pierres et semblaient, en bas, un nœud de serpens, en haut, un bosquet… » Cet escalier qui ne conduit à rien et qui est dépouillé de son alvéole devient ici le centre d’un thème décoratif qui n’est plus architectural, mais qui est encore pittoresque, thème voulu par la Nature et réalisé au gré des semences, des vents et des années.

Mais pour que ces choses s’accomplissent, il faut confier à la nature même les débris que nous voulons ennoblir, et ne point troubler, par d’inutiles soins, l’œuvre mystérieuse de cette prétendue « marâtre. » Le mot « laissez faire, laissez passer » de l’économiste doit être notre mot d’ordre vis-à-vis d’elle. Laissez le lichen faire des taches à la robe de la déesse ; laissez le lierre passer aux joints du piédestal. Ne soyons pas le Pharisien, dont parle Musset :


Qui croit son mur gâté lorsqu’une fleur y pousse.


Si la plante a jailli, c’est que la terre était bonne et, si le lichen a poussé, c’est que l’air était pur !

Il y a un musée où on l’a compris, et ce musée nous donne un admirable exemple. Rien n’est plus frappant que de l’évoquer à côté du British Muséum. Il est situé à l’autre bout de l’Europe, à Rome. Sa porte monumentale s’ouvre dans une grande stratification curviligne de monumens millénaires et de pauvres bâtisses : pêle-mêle de souvenirs, d’idées et de masures disparates, où furent les Thermes de Dioclétien, où fut une chartreuse, où est encore un asile d’infirmes errans et tremblans. C’est de tous les musées de Rome le moins connu, comme le British Muséum est du monde entier le plus célèbre. Son budget est un des plus faibles, comme celui du British Muséum est un des plus puissans. Il ne contient que ce que la jeune Italie a trouvé sur son sol depuis le Risorgimento. Et, en face de noms comme Phidias, ce musée ne peut citer aucun nom… Il ne fut même pas construit pour y mettre des œuvres d’art. Un cloître, une cour carrée au milieu, entourée d’arcades, une rangée de petites cellules, de romitorii s’ouvrant sur des jardins de poupées avec autant de loggie, quelques salles au premier étage tapissées de nattes sèches où joue le soleil, c’est tout. Mais le créateur de ce musée, M. Barnabei, n’est pas seulement un archéologue, c’est un artiste. Il ne conserve pas seulement les œuvres d’art : il les regarde. Il ne songe pas seulement à les déterrer au bord du Tibre, ou à Subiaco, mais aussi à les replanter et à leur redonner des racines. A chaque œuvre, M. Barnabei cherche longuement l’orientation qui lui convient pour remplacer, le plus qu’il se peut, l’ancienne demeure ignorée ou l’ancien milieu perdu. Il l’isole, et, en l’isolant, la grandit. Il l’éclaire, et, l’éclairant, la ranime. Et, quand ce ne sont que de simples débris, auxquels nul artifice ne pourrait rendre la vie, il ne craint pas de les exposer en plein air. Le long du cloître ouvert et dans le jardin que bordent les arcades de travertin, sous le ciel, sous la pluie, il a jeté tout ce qui, débris de statues, sarcophages, colonnes, masques de pierre, peut être sans trop de péril exposé aux injures du temps, et il a laissé faire la nature…

Ce qu’elle a fait, une simple promenade suffit pour en juger. Un des plus beaux matins de la vie est celui qu’on passe, au mois d’avril ou de mai, dans la cour de ce cloître redevenu païen. Lorsque Walter commence devant les Meistersinger le chant qui doit lui donner la victoire, il semble qu’il ouvre un jardin où l’art touche et rejoint la nature dans ses plus secrètes affinités. Telle est l’impression que donnent ces Thermes. Ce n’est plus le lourd silence de la prison. Ce sont les voix tranquilles du jardin. Ce n’est plus ce carré de lueur blafarde qui tombe de la fenêtre d’un musée et que les prisonniers appellent « ciel : » c’est la splendeur du soleil qui, tournant autour des marbres, leur prête la vie lente des ombres et des clartés. Au milieu du carré, sur un bassin qui murmure, un jet d’eau monte comme une tige de lis et retombe comme une poignée de perles. On dirait une chère illusion qui s’est brisée en s’élevant trop haut, mais dont les débris sont encore de petites choses précieuses. Autour d’un vieux cyprès foudroyé, écume la mousse des rosiers banks. Quatre têtes d’animaux de pierre, comme de gigantesques rhytons, sortent des godrons verts de quatre touffes de lierre. Aux coins extrêmes du quadrilatère, le printemps allume des flammes roses sur les branches des amandiers, et le vent agite ces lueurs sans les éteindre. En l’air, à l’extrémité de deux hautes colonnes, en plein azur, grimacent deux masques de pierre où la bouche et les yeux sont figurés par des trous. Dans un musée, on verrait de l’ombre par ces trous. Ici, on voit de la lumière.

Pour le moindre de ces débris, la nature a des intentions infinies. Sur les touffes sucrées nées dans les fentes du marbre, plane la couronne de ces insectes pesans et sonores qui ne savent ni s’élever ni se taire. Dans un coin, est une statue de femme dont la tête fut brisée. Un églantier a posé des branches sur ses épaules ; il a masqué ainsi la coupure du col, et, à la place des seins absens, fleurissent des roses. Les sarcophages, qui se boursouflent extérieurement de figures d’Amours grimpant aux échelles pour vendanger les treilles, sont pleins, intérieurement, non d’ossemens, mais de ronces et de fleurs, comme celui qu’on voit dans l’Amour sacré et l’Amour profane du Titien. Dans un coin, un délicat pied blanc, sur une dalle rouge, semble une apparition qui commence, et paraît alors moins un débris qu’une promesse… Sans bras pour nous les donner, sans yeux pour nous voir, sans pieds pour nous fuir, une Fortune tient ses fruits. La pluie et le soleil ont noirci par endroits les robes des déesses, et, quand vient l’automne, leurs draperies de marbre s’obstruant de feuilles et de fleurs mortes, elles paraissent d’inconscientes Ophélies. Sur les savantes inscriptions latines, se penchent les ignorantes herbes : les mystérieuses euphorbes et les pelotes d’aiguilles vertes des pins et les bras poilus des lierres et les redondantes aristoloches et les fins myrtes. Aux bouches demi-ouvertes des bustes, les insectes, rôdant, prêtent leur long murmure. De la Victoire brisée, l’oiseau, en s’envolant, achève le coup d’aile. Et le grand rosier, qui étincelle sur le sarcophage ouvert, vient ajouter quelques pétales aux lourdes guirlandes de fruits et de fleurs de pierre, que, de leurs épaules haussées, soulèvent péniblement les petits Amours…

Ainsi, à l’heure de notre course, où toutes les figures que nous nous étions faites du bonheur nous paraissent joncher le sol comme des statues brisées, il n’est pas bon de les renfermer avec nous dans le musée de nos souvenirs, ni de méditer seuls devant leurs ruines. Il faut, au contraire, les porter en pleine nature, les jeter en pleine humanité et appeler à notre secours, pour les embellir, toutes les influences secrètes et médiatrices de la terre et du ciel. Alors la blessure s’adoucit, s’agrandit et s’épure. Nous sentons l’envahissement des choses. Bientôt, dans le murmure des vies végétales et profondes s’assourdit le murmure de notre vie à nous. L’ombre tombe sur nos souvenirs. La lumière éveille nos pensées. La nature dont on dit tant de mal nous offre cependant l’oubli dont elle est pleine. Et peu à peu pénètre en nous, par la plaie entr’ouverte, quelque chose de sa douceur, de son sourire, et de son insensibilité…


IV

On conte que lanière des deux Reybaud, fameux l’un et l’autre, au milieu du siècle, par leurs polémiques et leurs démêlés avec le gouvernement, tremblait constamment pour la vie de ses fils et disait : « Je ne suis tranquille que quand je les sais en prison. » Quand on cherche quel sentiment pousse nos amateurs à enfermer dans les musées les œuvres qu’il faudrait voir ailleurs, on trouve que c’est une préoccupation semblable qui les domine et que le mot de Mme Reybaud pourrait être leur mot d’ordre. Car, dès qu’on mêle à la vie quelques belles choses, dès qu’on les tire des nécropoles où elles gisaient, aussitôt la presse retentit de leurs cris.

Ceux-ci se lamentent, si deux groupes en marbre, d’un marbre friable et déjà usé, dus à Tassaert ou à Guyard, et attribués à Beaujon, demeurent devant le perron de l’Elysée : ils réclament qu’on les enlève du jardin, et qu’on les mette, — où cela ? — naturellement dans un musée… Ceux-là s’avisent que des tapisseries du garde-meuble, dessinées par Audran et tissées d’or, sont converties en portières, et se doublent, se cassent et exigent, par suite de leurs poids, un effort pour les soulever qui, à la longue, les détruira. Où faut-il les mettre ? Naturellement aux Gobelins, où Baedeker vous dit que vous pourrez les voir « les mercredis et samedis, de une heure à trois heures. » D’autres, ayant découvert qu’un beau Christ en Croix de Jordaens se trouve encore dans la cathédrale de Bordeaux, n’ont pu supporter plus longtemps de voir un Christ dans une église. Ils le veulent mettre à sa place, — qui est le musée. Que fait ce menhir au milieu de sa lande bretonne ? se sont demandé les pourvoyeurs d’exposition, et ils ont imaginé d’apporter et de renfermer dans le Champ-de-Mars, en 1900, la pierre fameuse de Locmariaker. Ailleurs, enfin, on se plaint que quelques-unes des merveilles de la Suite des châteaux soient envoyées çà et là en Europe, pour garnir nos palais d’ambassade. On demande où elles pourraient être mieux, et l’on répond : « aux Gobelins ou au Louvre. »

Ce sont là les signes de la plus grande erreur esthétique qui fut jamais. Car, précisément, de les envoyer garnir nos palais d’ambassade, c’est la seule manière que nous ayons d’en jouir. Quelques-uns d’entre nous, seulement, dira-t-on… Oui, quelques-uns. Mais, dans un musée, qui peut jouir d’une tapisserie ? Personne ! Car l’esthétique d’un ameublement ne s’insinue pas aussi vite dans l’esprit que celle d’un tableau ou d’une statue. De même qu’un paysage frappe moins vite qu’une scène de genre, de même les couleurs peu bruyantes et les lignes peu écrites de la décoration veulent des heures pour être goûtées. Il faut demeurer longtemps devant une aiguière ou une crédence pour que leur rythme s’associe à nos pensées. Il faut vivre au milieu des objets de bon style pour qu’ils vivent en nous. C’est même là précisément ce qui donne à l’art décoratif une physionomie bien différente de l’art imitatif. Il ne faut pas qu’il frappe, il faut qu’il s’insinue. Et, pour qu’il s’insinue, il faut vivre avec lui familièrement, comme on vit avec la tapisserie de sa chambre, non pas le mettre dans un musée où l’on va lui rendre une visite rare, solennelle et pressée.

Mais c’est le seul moyen de faire durer les œuvres, dira-t-on. — De les faire durer, oui, mais comment ? Mortes ou en vie ? Agissantes ou neutres ? Tout est là. La momie dure plus que l’homme. La pièce d’or, renfermée dans un coure ou dans une tombe, dure plus que la monnaie qui roule de main en main, usant son cordon et ses empreintes, mais activant les échanges, soulageant les misères. Il est de toute évidence que, moins une œuvre d’art sera exposée au soleil, à la poussière, au vent, et à la vue, plus elle durera. Mais elle durera sans remplir son but. Son but, c’est de vivre de notre vie et de périr, s’il le faut, de notre mort. À ce prix, elle enseigne, elle charme, elle console. Autrement, elle ne fait que durer. Quand j’entends les cris des pourvoyeurs de musées, il me semble entendre des gens qui chercheraient les grains de blé que le semeur a mis dans les champs et qui les rentreraient au plus tôt dans le grenier de peur qu’ils ne pourrissent. Et, en effet, ils ont empêché la pourriture, mais ils ont empêché la germination. Ils ont empêché la mort, mais ils ont empêché la vie !

Les projets éclos de toutes parts empêcheront la vie. Si jamais Avignon trouve les millions nécessaires pour expulser les soldats qui sont dans son château fort et y introduire les scribes, custodes et porte-clefs qu’on rêve d’y voir, tout le Palais des Papes deviendra muet et morne. Les milliers d’objets rassemblés ne parleront plus aux yeux des populations lointaines d’où ils auront été tirés. La visite de ce Musée de la chrétienté ne sera que la visite d’un « trésor. » Car les arts du culte ne forment point par eux-mêmes un ensemble qui se suffise. Ils ne sont que pour que d’autres choses soient. Ces objets n’existent que pour servir à d’autres desseins : pour être portés, agités, pour resplendir parmi des foules, pour vêtir, pour renfermer, pour apparaître sous le pinceau des soleils sincères ou des vitraux mensongers ou bien dans la voie lactée des cierges ou parmi les torsades de l’encens bleu, tandis que gronde sur les têtes l’orage des orgues, quelque chose comme la marche du roi René… Là, au contraire, que verra-t-on ? — Des chaires vides, des retables sans autels, des lampes sans flammes, des clochettes sans voix, des chapes sans vivans, des reliquaires sans morts : offrandes sans doute trop belles pour le Dieu qui les reçut et mieux appropriées à ce culte nouveau d’un « esthétisme » municipal, dont les gardiens à tricornes seront les prêtres ennuyés ! À cette transformation, qu’aura gagné le Palais des Papes ? C’était une caserne : ce sera une prison.

Ce sera quelque chose encore de pire. Ce sera le palliatif ou l’apologie des destructions et des « embellissemens » de nos villes modernes. Ce sera l’excuse invoquée par les démolisseurs à chacun de leurs attentats. Ce l’est déjà, et il suffit d’écouter les voix qui s’élèvent dans les régions officielles pour ne plus douter que l’Art sert aujourd’hui de prétexte contre l’Art et que les créations les plus factices sont triomphalement opposées aux beautés spontanées de nos vieilles cités. « Vous paraissez émus de certaines transformations qui risquent de modifier l’aspect de Paris, » disait, en 1897, le ministre des Beaux-Arts, à la réunion solennelle des Artistes français. « Vous voyez dans le progrès industriel l’éternel rival de l’Art ; pourquoi refuser de reconnaître en lui, ce qui est tout aussi vrai, son éternel allié ? Les gares de chemin de fer au cœur de notre capitale vous apparaissent comme la plus fâcheuse de ces transformations. Mais pensez-vous que celles qui s’accomplirent dans l’aspect de Paris à travers les âges n’ont pas soulevé chez nos pères les mêmes inquiétudes et peut-être les mêmes protestations ?… Nous avons encore dans l’oreille les récriminations qui s’élevèrent contre certain baron, dont le nom est inséparable de la révolution topographique de Paris et qui, à travers les dédales des ruelles et des anciennes cours des miracles, lançait ces grandes voies rectilignes, comme les sillons de quelque colossal projectile… L’art a-t-il tant souffert de ces bouleversemens ? N’a-t-il pas, dans chacun des quartiers nouveaux, planté son drapeau, installé ses musées, depuis le Carnavalet jusqu’au Galliera, dressé un peuple de statues sur les places et les boulevards spacieux qu’a laissés derrière lui le cataclysme haussmannien ?… » Ainsi, selon cette thèse, la plus extraordinaire qu’on ait tenté de soutenir sur l’esthétique des villes, ce n’est point l’hygiène, ou le confort, ou l’activité de Paris qui sont invoqués contre son pittoresque, c’est son pittoresque même… Ce n’est pas au nom de l’Utile qu’on approuve sa transformation, c’est au nom du Beau… Ce n’est pas des nécessités et des économies de la vie moderne qu’on se prévaut, mais des monumens qui lui coûtent le plus cher et qui lui sont le plus superflus, lors même que ces monumens, dressés à profusion dans nos rues, en sont non pas seulement le plus inutile spectacle, mais encore et de beaucoup le plus déplaisant ! Et ainsi, par une pétition de principes, la plus audacieuse dont on se soit jamais avisé, les statues de Shakspeare, de Chappe ou de Dolet, que réprouve le goût universel, et que rien en soi ne pourrait excuser, se trouvent, tout d’un coup, servir elles-mêmes d’excuse aux perspectives monotones du quartier Haussmann et du boulevard Saint-Germain !…

Or, la vie moderne n’a pas besoin d’excuse, mais le mauvais art moderne, lui, ne peut être excusé. On ne saurait sacrifier le progrès à l’art, mais on doit se faire une idée plus juste de l’art et ne pas ajouter aux ruines subies des erreurs voulues. On ne peut pas toujours conserver, dans sa fantaisie ornementale, le vieux décor de la vie, mais on peut ne pas en dépouiller soi-même la scène du monde pour le mettre dans ces froids magasins d’accessoires où il ne remplit plus sa mission.

Il ne s’agit nullement ici d’opposer, au mouvement naturel du progrès, des récriminations qui seraient vaines, ni à ses bienfaits un dédain qui serait injuste. La vie moderne a ses harmonies que nous ne méconnaissons pas. Les cités de fer et de fumée ont leur éloquence barbare. Elles disent par toutes les voix de leurs roues et de leurs bielles : « Nous sommes les grandes pourvoyeuses des foules et les grandes niveleuses des conditions. Si nos fenêtres, rouges et blanches dans la nuit, attirent comme des papillons les pagani répandus dans les campagnes, c’est que nous sommes pour eux le symbole et l’instrument d’un meilleur devenir. Chaque tour de chacune de nos roues éloigne l’homme de l’esclavage antique. Chaque machine relève d’un degré sa taille autrefois pliée sur le sillon. Chaque perfectionnement ôte quelques minutes au travail mécanique et ajoute un instant aux heures ennoblies par la pensée. Si aujourd’hui sa pensée s’épure, se libère des soucis matériels, se tourne vers les beautés perdues des cités d’autrefois, si elle les goûte et les regrette, c’est que nous lui en avons donné le loisir. Et si vous avez le temps aujourd’hui de nous maudire, c’est que nous avons travaillé pour vous. »

Ecoutons ces voix et aussi le cri de Walt Whitman : « La plus grande cité n’est pas l’endroit des plus hauts et des plus précieux édifices. » Marchons avec les multitudes dans les percées largement ouvertes de nos villes renouvelées, et détruisons, s’il le faut, pour la marche de ce peuple, les choses pittoresques et surannées qui donnaient sa figure à la cité. Soit. Dans la barbarie avouée, il y a de la grandeur. Mais n’invoquons pas, pour le faire, l’intérêt sacré de l’art. Avouons hardiment que c’est la richesse d’une ville qui nous tente, non sa beauté. En frappant ainsi l’art dans ce qu’il a de plus vital et de plus consolateur, ne prétendons point que nous le sauvons. Ne demandons pas à la nation, en son nom, des subsides qui ne servent qu’à rendre sa déchéance plus visible. N’ajoutons pas à des actes de Vandales des raisonnemens de Byzantins.

Et s’il se trouve, çà et là, par le monde, une ville qui n’ait pas mis tout son art en prison et qui en ait, dans ses rues, gardé quelques libres vestiges, puissent les hommes debout sur les seuils de ses maisons ou assis dans ses assemblées réfléchir longuement avant de prononcer l’irrémédiable arrêt ! Qu’ils pensent non pas seulement à ceux qui habitent cette ville aujourd’hui, mais aussi à ceux qui l’habitèrent et dont elle est bien un peu la possession, et à ceux qui l’habiteront et dont elle est bien un peu l’héritage ! « La cathédrale d’Avranches appartenait-elle à ceux qui la détruisirent plus qu’elle ne nous appartenait à nous qui nous promenons maintenant tristement sur ses fondations ? » Avant de détruire, pensons à ceux qui ont bâti. Avant d’anéantir, pensons à ceux qui sont morts. Mais surtout, avant de construire, pensons à ceux qui vont naître et ne nous hâtons pas de modeler le corps de ces villes durables selon la forme de nos âmes éphémères. Que savons-nous des âmes de nos successeurs, de leurs goûts, de leurs affinités, de leurs désirs ? Nous voulons activer la circulation humaine au cœur de nos villes… Qui peut dire qu’ils n’abandonneront pas le cœur de nos villes, comme nous abandonnons aujourd’hui le fond de nos campagnes ? Qui peut même affirmer qu’à Florence, comme à Paris, le reflux vers la banlieue n’ait pas déjà commencé et qu’un jour, les centres de nos cités à demi dépeuplées ne puissent redevenir, si nous sauvons leurs vieilles architectures, les asiles de l’esthétique, les oasis de l’idéal et de la paix ? Ne croyons pas que le type unique et nécessaire de la cité moderne soit l’échiquier ou la roue de carrosse ! S’il y a « plusieurs demeures diverses dans le palais du Père, » il y a peut-être bien des types possibles de grandes cités dans ce monde. Ne croyons pas une ville déshonorée parce que la marche y est lente. Il restera toujours assez de villes où la marche sera rapide. Il est bon d’ailleurs quelquefois de ralentir le pas dans la vie. Et le fameux mot : « Je prendrai par le plus long… » du Fabuliste, voulait dire sans doute : « Je prendrai par le plus beau… »

Jamais nous n’eûmes plus besoin de ces asiles. « Aujourd’hui, toute la vitalité est concentrée dans les palpitantes artères des villes ; la campagne est traversée comme une mer verte par des ponts étroits et nous sommes jetés en foule toujours plus épaisse contre les portes de la ville. La seule influence qui puisse sagement prendre la place des bois et des champs est le pouvoir de l’ancienne architecture. Ne vous en dessaisissez pas pour l’amour du square régulier, de la promenade garnie de haies et d’arbres, ni pour la rue correcte ou le quai ouvert. La gloire d’une cité n’est pas en ces choses ! Laissez-les à la foule, mais souvenez-vous qu’il y aura sûrement quelqu’un dans le circuit des murailles troublées, quelqu’un qui aspire à se promener dans d’autres endroits que ceux-ci, à rencontrer d’autres formes en leur aspect familier, — comme celui qui s’assit si souvent à cette place que frappait le soleil couchant pour contempler les lignes du dôme de Florence, ou comme ceux de ses hôtes qui pouvaient soutenir des chambres de leur palais la contemplation journalière de cette place où leurs pères étaient couchés dans la mort, au carrefour des rues sombres de Vérone… »

Ainsi parlait Ruskin, il y a cinquante ans. Le péril alors dénoncé est plus grand qu’alors, parce qu’il se cache sous le sophisme de la conservation de l’art dans les musées. Ne laissons pas ce sophisme davantage se répandre. Quand on aime l’art, ce qu’il faut, ce n’est pas le recueillir dans les musées : c’est ne pas le chasser de la vie.


ROBERT DE LA SIZERANNE.