Les Prisonniers du Caucase
LES
PRISONNIERS
DU CAUCASE
Les montagnes du Caucase sont depuis longtemps enclavées dans l’empire de Russie sans lui appartenir. Leurs féroces habitants, séparés par le langage et par des intérêts divers, forment un grand nombre de petites peuplades, qui ont peu de relations politiques entre elles, mais qui sont toutes animées par le même amour de l’indépendance et du pillage.
Une des plus nombreuses et des plus redoutables est celle des Tchetchenges, qui habitent la grande et la petite Kabarda, provinces dont les hautes vallées s’étendent jusqu’aux sommités du Caucase. Les boumes en sont beaux, courageux, intelligents, mais voleurs et cruels, et dans un état de guerre presque continuel avec les troupes de la ligne [1].
C’est au milieu de ces bordes dangereuses et au centre même de cette immense chaîne de montagnes que la Russie a établie un chemin de communication avec ses possessions d’Asie. Des redoutes placées de distance en distance, assurent la route jusqu’en Géorgie ; mais aucun voyageur n’oserait se hasarder à parcourir seul l’espace qui les sépare. Deux fois par semaine, un convoi d’infanterie, avec du canon et un parti considérable de Cosaques, escorte les voyageurs et les dépêches du gouvernement. Une de ces redoutes, située au débouché des montagnes, est devenue une petite bourgade assez peuplée. Sa situation lui a fait donner le nom de Wladi-Caucase [2] : elle sert de résidence au commandant des troupes qui font le pénible service dont il vient d’être parlé.
Le major Kascambo, du régiment de Wologda, gentilhomme russe, d’une famille originaire de la Grèce, devait aller prendre le commandement du poste de Lars dans les gorges du Caucase. Impatient de se rendre à son poste et brave jusqu’à la témérité, il eut l’imprudence d’entreprendre ce voyage avec l’escorte d’une cinquantaine de Cosaques dont il disposait, et l’imprudence plus grande encore de parler de son projet et de s’en vanter avant de l’exécuter.
Les Tchetchenges qui sont près des frontières, et qu’on appelle Tchetchenges pacifiques, sont soumis à la Russie, et ont, en conséquence, un libre accès à Mosdok ; mais la plupart conservent des relations avec les montagnards, et sont bien souvent de moitié dans leurs brigandages, Ces derniers, informés du voyage de Kascambo et du jour même de son départ, se portèrent en grand nombre sur son passage et lui dressèrent une embuscade. À vingt verstes environ de Mosdok, au détour d’une petite colline couverte de broussailles, il rut attaqué par sept cents hommes à cheval. La retraite était impossible : les Cosaques mirent pied à terre, et soutinrent l’attaque avec beaucoup de fermeté, espérant être secourus par les troupes d’une redoute qui n’était pas très-éloignée.
Les habitants du Caucase, quoique individuellement très-courageux, sont incapables d’attaquer en masse, et sont par conséquent peu dangereux pour une troupe qui fait bonne contenance ; mais ils ont de bonnes armes, et tirent fort juste. Leur grand nombre, dans cette occasion, rendait le combat trop inégal. Après une assez longue fusillade, plus de la moitié des Cosaques furent tués ou mis hors de combat ; le reste s’était fait avec les chevaux morts un rempart circulaire derrière lequel ils tirèrent leur dernières cartouches. Les Tchetchenges, qui ont toujours mec eux, dans leurs expéditions, des déserteurs russes, dont ils se servent au besoin comme interprètes, faisaient crier aux Cosaques : « Livrez-nous le major, ou vous serez tués jusqu’au dernier. » Kascambo, voyant la perte certaine de sa troupe, résolut de se livrer lui-même pour sauver la vie à ceux qui restaient : il remit son épée à ses Cosaques et s’avança seul vers les Tchetchenges, dont le feu cessa aussitôt, leur but n’étant que de le prendre vivant pour obtenir une rançon. À peine se fut-il livré aux ennemis, qu’il vit paraître de loin le secours qu’on lui envoyait : il n’était plus temps : les brigands s’éloignèrent avec rapidité.
Son denchik [3] était resté en arrière avec le mulet qui portait l’équipage du major. Caché dans un ravin, il attendait l’issue du combat, lorsque les Cosaques le rencontrèrent et lui apprirent le malheur de son maître Le brave domestique résolut aussitôt de partager son sort, et s’achemina du côté par où les Tchetchenges s’étaient retirés, conduisant son mulet avec lui, et se dirigeant sur la trace des chevaux. Lorsqu’il commençait à la perdre dans l’obscurité, il rencontra un traîneur ennemi qui le conduisit au rendez-vous des Tchetchenges.
On peut se faire une idée du sentiment qu’éprouva le prisonnier en voyant son denchik venir volontairement partager son mauvais sort. Les Tchetchenges se distribuèrent aussitôt le butin qu’on leur amenait ils ne laissèrent au major qu’une guitare qui se trouvait dans son équipage, et qu’on lui rendit par dérision. Ivan (c’était le nom du denchik [4]) s’en empara et refusa de la jeter, comme son maître le lui conseillait. « Pourquoi nous décourager ? lui-disait-il ; le Dieu des Russes est grand [5] : l’intérêt des brigands est de vous conserver, ils ne vous feront aucun mal. »
Après une halte de quelques heures, la horde allait se remettre en marche, lorsqu’un de leurs gens, qui venait de les rejoindre, annonça que les Russes continuaient à s’avancer, et que probablement les troupes des autres redoutes se réuniraient pour les poursuivre. Les chefs tinrent conseil : il s’agissait de cacher leur retraite, non-seulement pour garder leur prisonnier, mais encore pour détourner l’ennemi de leurs villages, et éviter ainsi ses représailles. La horde se dispersa par divers chemins. Dix hommes à pied furent destinés à conduire les prisonniers, tandis qu’une centaine de chevaux restèrent réunis, et marchèrent dans une direction différente de celle que devait tenir Kascambo. On enleva à celui-ci ses bottes ferrées, qui auraient pu laisser une empreinte reconnaissable sur le terrain, et on l’obligea, ainsi qu’Ivan, à marcher pieds nus une partie de la matinée.
Arrivée près d’un torrent, la petite escorte le remonta, le long du bord, sur le gazon, l’espace d’une demi-verste, et descendit dans l’endroit où les bords étaient le plus escarpés, au milieu des broussailles épineuses, évitant soigneusement de laisser la trace de son passage. Le major était si fatigué, que pour l’amener jusqu’au ruisseau il fallut le soutenir avec des ceintures. Ses pieds étaient ensanglantés ; on se décida à lui rendre sa chaussure pour qu’il pût achever la traite qui restait à faire.
Lorsqu’ils parvinrent au premier village, Kascambo, plus malade encore de chagrin que de fatigue, parut à ses gardiens si faible et si défait, qu’ils eurent des craintes pour sa vie, et le traitèrent plus humainement. On lui donna quelque repos et un cheval pour la marche ; mais afin de détourner les Russes des recherches qu’ils pourraient faire, et de mettre le prisonnier lui-meule hors d’état d’apprendre à ses amis le lieu de sa retraite, on le transporta de village en village, et d’une vallée à l’autre, en prenant la précaution de lui bander les yeux à plusieurs reprises. Il passa ainsi une rivière considérable, qu’il jugea être la Sonja. On le ménagea beaucoup pendant ces courses, en lui accordant une nourriture suffisante et le repos nécessaire. Mais lorsqu’il eut atteint le village éloigné dans lequel il devait être définitivement gardé, les Tchetchenges changèrent tout à coup de conduite à son égard, et lui firent souffrir toutes sortes de mauvais traitements. On lui mit des fers aux pieds et aux mains, et une chaîne au cou, au bout de laquelle était attaché un billot de chêne. Le denchik était traité moins durement ; ses fers étaient plus légers et lui permettaient de rendra quelques services à son maître.
Dans cette situation, et à chaque nouvelle avanie qu’il recevait, un homme qui parlait russe venait le voir et lui conseillait d’écrire à ses amis pour obtenir sa rançon, qu’on avait fixée à dix mille roubles. Le malheureux prisonnier était hors d’état de payer une somme si forte, et ne conservait d’autre espoir que la protection du gouvernement, qui avait racheté, quelques années auparavant, un colonel tombé comme lui entre les mains des brigands. L’interprète promettait de lui fournir du papier et de faire parvenir sa lettre ; mais après avoir obtenu son consentement, il ne reparut plus de quelques jours, et ce temps fut employé à faire endurer au major un sucerait de maux. On le priva de nourriture, on lui enleva la natte sur laquelle il couchait et un coussin de selle de Cosaque qui lui servait d’oreiller ; et lorsque enfin l’entremetteur revint, il lui annonça, par manière de confidence, que si l’on refusait à la ligne la somme demandée, et qu’on en retardât le payement, les Tchetchenges étaient décidés à se défaire de lui, pour s’épargner la dépense et les inquiétudes qu’il leur causait. Le but de leur conduite cruelle était de l’engager à écrire d’une manière plus pressante. On lui remit enfin du papier avec un roseau taillé suivant l’usage tartare ; on lui ôta les fers qui liaient ses mains et son cou, afin qu’il pût écrire librement ; et lorsque la lettre fut écrite, on la traduisit aux chefs, qui se chargèrent de la faire parvenir au commandant de la ligne.
Depuis lors, il fut traité moins durement et ne fut plus chargé que d’une seule chaîne, qui lui liait le pied et la main droite.
Son hôte, ou plutôt son geôlier, était un vieillard de soixante ans, d’une taille gigantesque et d’un aspect féroce que son caractère ne démentait pas. Deux de ses fils avaient été tués dans une rencontre ; avec les Russes, circonstance qui l’avait fait choisir, entre tous les habitants du village, pour être le gardien du prisonnier.
La famille de cet homme, appelé Ibrahim, était composée de la veuve d’un de ses fils, figée de trente-cinq ans, et d’un jeune enfant de sept à huit ans, appelé Ahmet. Sa mère était aussi méchante et plus capricieuse encore que le vieux gardien. Kascambo eut beaucoup à souffrir ; mais les caresses et la familiarité du jeune Memel lui titrent dans la suite une distraction, et même un soutien réel dans ses malheurs Cet enfant le prit en si grande affection, que les menaces et les mauvais traitements de son grand-père ne pouvaient l’empêcher de venir jouer avec le prisonnier dès qu’il en trouvait l’occasion. Il avait donné à ce dernier le nom de Konjak, qui dans la langue du pays signifie un hôte et un ami. Il partageait secrètement avec bd les fruits qu’il pouvait se procurer, et pendant l’abstinence forcée qu’on avait fait souffrir au major, le jeune Mamet, touché de compassion, profitait adroitement de l’absence momentanée de ses parents pour lui apporter du pain ou des pommes de terre cuites sous la cendre.
Quelques mois s’étaient écoulés depuis l’envoi de la lettre, sans événement remarquable. Pendant cet intervalle, Ivan avait su gagner la bienveillance de la femme et du vieillard, ou du moins était parvenu à se rendre nécessaire. Il savait tout l’art qui peut entrer dans la cuisine d’un officier de détachement. Il faisait à merveille le kislitchi [6], préparait les concombres salés, et avait accoutumé ses hôtes aux petites douceurs qu’il introduisait dans leur ménage.
Pour obtenir plus de confiance, il s’était mis avec eux sur le pied d’un bouffon imaginant chaque jour Quelque nouvelle plaisanterie pour les amuser : Ibrahim aimait surtout à lui voir danser la cosaque. Lorsque quelque habitant du village venait les visiter, on ôtait à Ivan ses fers, et on le faisait danser ; ce qu’il exécutait toujours de bonne grâce, en ajoutant à chaque fois quelque gambade ridicule de plus. Il s’était procuré par cette conduite constante la liberté de parcourir le village, le long duquel il était ordinairement suivi par une troupe d’enfants attirée par ses bouffonneries ; et comme il comprenait la langue tartare, il eut bientôt appris celle du pays, qui en est un dialecte très-rapproché.
Le major lui-même était souvent forcé de chanter avec son denchik des chansons russes et de jouer de la guitare pour amuser cette féroce société. Dans les commencements, on lui ôtait les fers qui liaient sa main droite lorsqu’on exigeait de lui cette complaisance ; mais la femme s’étant aperçue qu’il jouait quelquefois malgré ses fers pour se désennuyer, un ne lui accorda plus la même faveur ; et le malheureux musicien se repentit plus d’une fois d’avoir laissé paraître son talent. Il ignorait alors que sa guitare contribuerait un jour à lui rendre la liberté.
Pour obtenir cette liberté désirée, les deux prisonniers formaient mille projets, tous bien difficiles à exécuter. Lors de leur arrivée dans le village, les habitants envoyaient chaque nuit, et à tour de rôle, un homme pour augmenter la garde. Insensiblement on se relâcha de cette précaution. Souvent la sentinelle ne venait pas : la femme et l’enfant couchaient dans une chambre voisine, et le vieux Ibrahim restait seul avec eux ; mais il gardait soigneusement sur lui la clef des fers, et se réveillait au moindre bruit. De jour en jour le prisonnier était traité avec plus de rigueur. Comme la réponse à ses lettres n’arrivait point, les Tchetchenges venaient souvent dans sa prison pour l’insulter et le menacer des plus cruels traitements. On le privait de ses repas, et il eut un jour le chagrin de voir battre sans pitié le petit Mamet pour quelques Mets que cet enfant lui avait apportées.
Une circonstance bien remarquable dans la situation pénible où se trouvait Kascambo, c’est la confines qu’avaient en lui ses persécuteurs et l’estime qu’il leur avait inspirée. Tandis que ces barbares lui faisaient souffrir des avanies continuelles, ils venaient souvent le consulter et le prendre pour arbitre dans leurs affaires et dans les dételés qu’ils avaient ensemble. Entre autres contestations dont on le fit juge, la suivante mérite d’être citée par sa singularité.
Un de ces hommes avait confié une assignation russe de cinq roubles à son camarade, qui partait pour une vallée voisine, en le chargeant de la remettre à quelqu’un. Le commissionnaire perdit son cheval, qui mourut en chemin, et se persuada qu’il avait le droit de garder les cinq roubles en indemnité de la perte qu’il avait faite. Ce raisonnement, digne du Caucase, ne fut point goûté par le propriétaire de l’argent. Au retour du voyageur, il y eut grand bruit au village. Ces deux hommes avaient réuni autour d’eux leurs parents et leurs amis, et la rixe aurait pu devenir sanglante, si les anciens de la horde, après avoir vainement tenté de les apaiser, ne les eussent engagés à soumettre leur cause à la décision du prisonnier. Toute la population du village se porta tumultueusement chez lui pour apprendre plus tôt l’issue de ce ridicule procès. Kascambo fut tiré de sa prison et conduit sur la plate-forme qui servait de toit à la maison.
La plupart des habitations, dans les vallées du Caucase, sont en partie creusées dans la terre, et ne s’élèvent au-dessus du sol que de trois ou quatre pieds ; le toit est horizontal et formé d’une couche de terre glaise battue. Les habitants, et surtout les femmes, viennent se reposer sur ces terrasses après le coucher du soleil, et souvent y passent la nuit dans la belle saison.
Lorsque Kascambo parut sur le toit, il se fit un profond silence. On aurait vu sans doute avec étonnement, à ce singulier tribunal, des plaideurs furieux, armés de pistolets et de poignards, soumettre leur cause à un juge enchaîné, à demi mort de faim et de misère, qui cependant jugeait en dernier ressort, et dont les décisions étaient toujours respectées.
Désespérant de faire entendre raison à l’accusé, le major le fît approcher, et, pour mettre au moins les rieurs du côté de la justice, il lui fit les interrogations suivantes : « Si, au lieu de te donner cinq roubles à porter à son créancier, ton camarade t’avait seulement chargé de lui porter le bonjour, ton cheval ne serait-il pas mort tout de même ?
« — Peut-être, répondit le rénitent[7].
« — Et dans ce cas, ajouta le juge, qu’aurais-tu fait du bonjour ? N’aurais-tu pas été forcé de le garder en payement et de t’en contenter ? J’ordonne, en conséquence, que tu rendes l’assignation et que ton camarade te donne le bonjour. »
Lorsque cette sentence fut traduite aux spectateurs, des éclats de rire annoncèrent au loin la sagesse du nouveau Salomon. Le condamné lui-même, après avoir disputé quelque temps, fut obligé de céder, et dit en regardant l’assignation : « Je savais d’avance que je perdrais si ce chien de chrétien s’en mêlait. » Cette singulière confiance dénote l’idée qu’ont ces peuples de la supériorité européenne et le sentiment inné de justice qui existe parmi les hommes les plus féroces.
Kascambo avait écrit trois lettres depuis sa détention, sans recevoir aucune réponse : une année s’était écoulée. Le malheureux prisonnier, manquant de linge et de toutes les commodités de la vie, voyait sa santé dépérir, et s’abandonnait au désespoir. Ivan lui-même avait été malade pendant quelque temps. Le sévère Ibrahim, à la grande surprise du major, avait cependant délivré ce jeune homme de ses fers pendant son indisposition, et le laissait encore en liberté. Le major l’interrogeant un jour à ce sujet : « Maître, lui dit Ivan, depuis longtemps je veux vous consulter sur un projet qui m’est venu en tête. Je crois que je ferais bien de me faire mahométan.
« — Tu deviens fou, sans doute ?
« — Non, je ne suis pas fou : il n’y a pour moi que ce moyen de vous être utile. Le prêtre turc m’a dit que, lorsque je serais circoncis, on ne pourra plus me retenir dans les fers : alors je pourrai vous rendre service, vous procurer au moins de la bonne nourriture et du linge ; enfin, qui sait ? quand je serai libre… le Dieu des Russes est grand ! nous verrons…
« — Mais Dieu lui-même t’abandonnera, malheureux, si tu le trahis. »
Kascambo, tout en grondant son domestique, avait de la peine à ne pas rire de son bizarre projet ; mais lorsqu’il vint à le lui défendre formellement : « Maître, lui répondit Ivan, je ne puis plus vous «obéir, et voudrais en vain vous le cacher ; c’est déjà fait ; je suis mahométan depuis le jour où vous m’avez cru malade et où l’on m’a ôté mes fers. Je m’appelle Houessein maintenant. Quel mal y a-t-il ? ne puis-je pas me refaire chrétien quand je voudrai et quand vous serez libre ? Voyez ! déjà je n’ai plus de fers, je puis rompre les vôtres «à la première occasion favorable, et j’ai bon espoir
qu’elle se présentera. » On lui tint, en effet, parole : il ne lut plus enchaîné et jouit dès lors d’une plus grande liberté ; mais cette liberté même faillit lui être funeste. Les principaux auteurs de l’expédition contre Kascambo craignirent bientôt que le nouveau musulman ne désertât. Le long séjour qu’il avait fait parmi eux et l’habitude qu’il avait de leur langue le mettait dans le cas de les connaître tous par leurs noms, et de donner leur signalement à la ligne, s’il y retournait ; ce qui les aurait exposés personnellement à la vengeance des Russes ils désapprouvaient hautement le zèle déplacé du prêtre. D’une autre part, les bons musulmans, qui l’avaient favorisé au moment de sa conversion, remarquèrent que lorsqu’il faisait sa prière sur le toit de la maison selon l’usage, et comme le mollah le lui avait expressément recommandé, pour se concilier la bienveillance publique, il mêlait souvent par habitude et par inadvertance des signes de croix aux prosternements qu’il faisait dans la direction de la Mecque, à laquelle il lui arrivait parfois de tourner le dos ; ce qui leur rendait suspecte la sincérité de sa conversion.
Quelques mois après sa feinte apostasie, il s’aperçut d’un grand changement dans les rapports qu’il avait avec les habitants, et ne put se méprendre aux signes manifestes de leur malveillance. Il en cherchait vainement la cause, lorsque des jeunes gens avec lesquels il était particulièrement lié vinrent lui proposer de les accompagner dans une expédition qu’ils allaient entreprendre. Leur projet était de passer le Tereck, pour dépouiller des marchands qui devaient se rendre à Mosdok ; Ivan accepta sans hésiter leur proposition. Depuis longtemps il désirait se procurer des armes ; on lui promettait une part du butin. Il pensa qu’en le voyant revenir auprès de son maître les personnes qui le soupçonnaient de vouloir déserter n’auraient plus les mêmes raisons de se délier de lui. Cependant, le major s’étant fortement opposé à ce projet, il avait l’air de n’y plus penser, lorsqu’un matin Kascambo vit, en se réveillant, la natte sur laquelle dormait Ivan roulée contre le mue ; il était parti pendant la nuit, Ses compagnons devaient passer le Tereck la nuit suivante et attaquer les marchands, dont ils connaissaient la marche par leurs espions.
La confiance des Tehetchenges aurait dû faire naître quelque soupçon dans l’esprit d’Ivan : il n’était pas naturel que des hommes si rusés et si défiants admissent un Russe, leur prisonnier, dans une expédition dirigée contre ses compatriotes. On apprit en effet dans la suite qu’ils ne lui avaient proposé de les accompagner que dans l’intention de l’assassiner. Comme sa qualité de nouveau converti les obligeait à quelques ménagements, ils s’étaient proposé de le garder à vue pendant la route, et de se défaire ensuite de lui au moment de l’attaque, en laissant croire qu’il avait été tué dans le combat. Quelques hommes seulement de l’expédition étaient dans le secret ; mais l’événement dérangea leurs dispositions. Au moment où leur bande s’était mise en embuscade pour attaquer les marchands, un régiment de Cosaques les surprit eux-mêmes, et les chargea si vivement, qu’ils eurent bien de la peine à repasser la rivière. La grandeur du péril leur fit oublier le complot formé contre Ivan, qui les suivit dans leur retraite.
Comme leur troupe en désordre traversait le Tereck, dont les eaux sont très-rapides, le cheval d’un jeune Tchetchenge s’abattit au milieu de fleuve et fut aussitôt entraîné par les flots. Ivan, qui le suivait, poussa son cheval dans le courant, au risque d’être entraîné lui-même, et saisissant le jeune homme au moment où il allait disparaître sons les eaux, parvint à le ramener à l’autre bord. Les Cosaques, à la faveur du jour qui commençait à paraître, le reconnaissant à son uniforme et à sa fourragère [8], visaient sur lui en criant : « Déserteur ! attrapez le déserteur ! » Ses habits furent criblés de balles. Enfin, après s’être battu en désespéré et avoir brûlé toutes ses cartouches, il revint au village avec la gloire d’avoir sauvé la vie à l’un de ses compagnons et de s’être rendu utile à toute la troupe.
Si la conduite qu’il avait tenue dans cette occasion ne lui ramena pas tous les esprits, elle lui gagna du moins un ami ; le jeune homme qu’il avait sauvé l’adopta pour son koniak (titre sacré que les montagnards du Caucase ne violent jamais), et jura de le défendre envers et contre tous. Mais cette liaison ne suffisait pas pour le mettre à l’abri de la haine des principaux habitants. Le courage qu’il venait de montrer, son attachement à son maître, augmentèrent les craintes qu’il leur avait inspirées. On ne pouvait plus le regarder comme un bouffon incapable d’aucune entreprise, ainsi qu’on l’avait fait jusqu’alors ; et lorsqu’on réfléchissait à l’expédition manquée, à laquelle il avait pris part, on s’étonnait que des troupes russes se fussent trouvées à point nommé dans un lieu si éloigné de leur résidence ordinaire, et l’on soupçonna qu’il avait eu les moyens de les prévenir. Quoique cette conjecture fût sans fondement réel, on le surveilla de plus près. Le vieux Ibrahim lui-même, craignant quelque complot pour l’évasion de ses prisonniers, ne leur permettait plus d’avoir entre eux d’entretien suivi, et le brave denchik était menacé, quelquefois même battu, lorsqu’il voulait converser avec son maître.
Dans cette situation, les deux prisonniers imaginèrent un moyen de s’entretenir sans donner de soupçon à leur gardien. Comme ils étaient dans l’habitude de chanter ensemble des chansons russes, le major prenait sa guitare lorsqu’il avait quelque chose d’important à communiquer à Ivan en présence d’Ibrahim, et chantait en l’interrogeant : celui-ci répondait sur le même ton, et son maître l’accompagnait avec sa guitare. Cet arrangement n’étant point une nouveauté, on ne s’aperçut jamais d’une ruse qu’ils eurent d’ailleurs la précaution de n’employer que rarement.
Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis l’expédition malheureuse dont il a été question, lorsque Ivan crut s’apercevoir d’une agitation extraordinaire dans le village. Quelques mulets chargés de poudre étaient arrivés de la plaine. Les hommes nettoyaient leurs armes et préparaient des cartouches. Il apprit bientôt qu’une grande expédition se préparait. Toute la nation devait se réunir pour attaquer une peuplade voisine qui s’était mise sous la protection des Russes, et qui leur avait permis de construire une redoute sur son territoire. Il ne s’agissait pas de moins que d’exterminer toute la peuplade, ainsi que le bataillon russe qui protégeait la construction du fort.
Quelques jours après, Ivan, en sortant de la cabane le matin, trouva le village désert. Tous les hommes en état de porter les armes étaient sortis pendant la nuit. Dans la tournée qu’il fit au village pour prendre dos informations, il acquit de nouvelles preuves des mauvaises intentions que l’on avait contre lui. Les vieillards évitaient de lui parler. Un petit garçon lui dit ouvertement que son père voulait le tuer. Enfin, comme il retournait tout pensif vers son maître, il vit sur le toit d’une maison une jeune femme qui souleva son voile, et qui, avec les marques du plus grand effroi, lui fit signe de la main de s’éloigner, en lui montrant le chemin de la Russie : c’était la sœur du Tchetchenge qu’il avait sauvé au passage du Tereck.
Lorsqu’il rentra dans la maison, il trouva le vieillard occupé à visiter les fers de Kascambo. Un nouveau venu était assis dans la chambre : c’était un homme qu’une fièvre intermittente avait empêché de suivre ses camarades, et qu’on avait envoyé chez Ibrahim pour augmenter la garde des prisonniers jusqu’au retour des habitants. Ivan remarqua cette précaution sans témoigner la moindre surprise. L’absence des hommes du village présentait une occasion favorable pour l’exécution de ses projets ; mais la vigilance plus active de leur gardien et surtout la présence du fiévreux en rendaient le succès très-incertain. Cependant sa mort devenait inévitable s’il attendait le retour des habitants ; il prévoyait que leur expédition serait malheureuse, et que leur rage ne l’épargnerait pas. Il ne lui restait plus d’autre ressource que celle d’abandonner son mettre ou de le délivrer incessamment. Le fidèle serviteur aurait soutient mille morts plutôt que de choisir le premier.
Kascambo, qui commençait à perdre tout espoir, était tombé depuis Quelque temps dans une espèce de stupeur, et gardait un profond silence. Ivan, plus tranquille et plus gai que de coutume, se surpassa dans les apprêts du repas, qu’il faisait en chantant des chansons russes, auxquelles il mêlait des paroles d’encouragement pour son maître.
« Le temps est venu, disait-il, en ajoutant à chaque phrase le refrain insignifiant d’une chanson populaire russe, hai luli, hai luli, le temps est venu de finir notre misère ou de périr. Demain, hai luli, nous serons sur le chemin d’une ville, d’une jolie ville, hai luli, que je ne veux pas nommer ; courage, maître ! ne vous laissez pas décan« rager. Le Dieu dos Russes est grand. »
Kascambo, indifférent à la vie et à la mort, ne connaissant pas les projets de son denchik, se contenta de lui dire ; Fais ce que tu voudras, et tais-toi. » Vers le soir, le fiévreux, qu’on avait traité généreusement pour le retenir, et qui, outre le bon repas qu’il avait fait, s’était encore amusé le reste de la journée à manger du chislik [9], fut saisi d’un si violent accès de lièvre, qu’il abandonna la partie et se retira chez lui. On le laissa aller sans beaucoup de difficulté, Ivan ayant complètement rassuré le vieillard par sa gaieté. Pour éloigner encore toute espèce de méfiance, il se retira de bonne heure au fond de la chambre, et se coucha sur un banc contre ta muraille, en attendant qu’Ibrahim s’endormît ; mais ce dernier avait résolu de veiller toute la nuit. Au lieu de se coucher sur une natte auprès du feu, comme il faisait ordinairement, il s’assit sur un billot vis-à-vis de son prisonnier, et renvoya sa belle-fille qui se retira dans la chambre voisine, où était son enfant, et ferma la porte sur elle.
De l’angle obscur où il s’était placé, Ivan regardait attentivement le spectacle qu’il avait devant lui. À la lueur du feu qui flambait de temps en temps, une hache brillait dans un enfoncement de la muraille. Le vieillard, vaincu par le sommeil, laissait tomber parfois sa tête sur sa poitrine. Ivan vit qu’il était temps, et se leva debout. Le geôlier soupçon-Deux s’en aperçut aussitôt. Que fais-tu là, toi ? » lui dit-il durement. Ivan, au lieu de répondra, se rapprocha du feu en baillant, comme un homme qui sort d’un profond sommeil. Ibrahim, qui sentait lui-même ses paupières s’appesantir, obligea Kascambo de jouer de la guitare pour le tenir éveillé. Ce dernier s’y refusait ; mais Ivan lui présenta l’instrument en faisant le signe convenu. « Jouez, maître, dit-il, j’ai à vous parler. » Kascambo accorda l’instrument, et, se mettant à chanter, ils commencèrent ensemble le terrible duo suivant.
KASCAMBO.
Hai luli, hai luli, que veux-tu me dire ? Prends garde à toi. (À chaque demande et à chaque réponse ils chantaient ensemble les couplets de la chanson russe suivante :)
Je suis triste, je m’inquiète,
Je ne sais plus que devenir.
Mon bon ami devait venir,
Et je l’attends ici seulette.
Hai luli, hai luli,
Qu’il fait triste sans son ami !
</poem>
IVAN.
Voyez cette hache, mais ne la regardez pas. Hai luli, hai luli, je fendrai la tête à ce coquin.
Je m’assieds pour filer ma laine,
La fil se casse dans ma main :
allons ! je filerai demain,
Aujourd’hui je suis trop en peine.
Hal luli, liai luli,
Où peut donc être mon ami ?
KASCAMBO.
Meurtre inutile ! hai luli, comment fuirai-je avec mes fers ?
Comme un petit veau suit sa mère,
Comme un berger suit ses moutons,
Comme an chevreau, dans les vallons,
Va chercher l’herbe printanière,
Hai luli, hai luli,
Je cherche partout mon ami.
IVAN.
La clef des fers se trouvera dans les poches du brigand.
Lorsque je vais à la fontaine,
Le matin, pour puiser de l’eau
Sans y songer, avec mon seau,
J’entre dans le sentier qui mène
Hai luli, hai luli,
À la porte de mon ami.
KASCAMBO.
La femme donnera l’alarme, hai luli.
Hélas, je languis dans l’attente,
Et l’ingrat se plais loin de moi ;
Peut-être il me manque de foi
Auprès d’une nouvelle amante !
Hai luli, hai luli,
Aurais-je perdu mon ami ?
IVAN.
Il en arrivera ce qu’il pourra : ne mourrez-vous pas tout de même, hai luli, de misère et d’inanition ?
Ah ! s’il est vrai qu’il soit volage,
S’il doit un jour m’abandonner,
Le village n’a qu’à brûler,
Et moi-même avec le village !
Hai luli, hai luli,
À quoi bon vivre sans son ami ?
Le vieillard devenant attentif, ils redoublèrent les hai luli accompagnés d’un arpeggio bruyant : « Jouez, maître, poursuivit le denchik, jouez la cosaque ; je vais danser autour de la chambre pour m’approcher de la hache ; jouez hardiment.
KASCAMBO.
Eh bien, soit ; cet enfer sera fini.
Il détourna la tête et se mit à jouer de tout son pouvoir la danse demandée.
Ivan commença les pas et les attitudes grotesques de la cosaque, qui plaisaient particulièrement au vieillard, en faisant des sauts et des gambades, et en jetant des cris pour détourner son attention. Lorsque Kascambo sentait que le danseur était près de la hache, son cœur palpitait d’inquiétude : cet instrument de leur délivrance était dans une petite armoire sans porte, pratiquée dans la muraille, mais à une hauteur à laquelle Ivan atteignait à peine. Pour l’avoir à sa portée, il profita d’un moment favorable, la saisit tout à coup, et la mit aussitôt à terre, dans l’ombre que formait le corps d’Ibrahim. Lorsque celui-ci jeta les yeux sur lui, il était loin de là, et continuait la danse. Cette scène dangereuse durait depuis assez longtemps, et Kascambo, las de jouer, commençait à croire que son denchik manquait de courage on ne jugeait pas l’occasion favorable. Il jeta les yeux sur lui au moment où, s’étant saisi de la hache, l’intrépide danseur s’avançait d’un pas ferme pour en frapper le vieux brigand. L’émotion qu’éprouva le major fut si forte, qu’il cessa de jouer, et laissa tomber sa guitare sur ses genoux. Au même instant, le vieillard s’était baissé, et avait fait un pas en avant pour avancer des broussailles dans le feu : des feuilles sèches s’enflammèrent et jetèrent une grande lueur dans la chambre : Ibrahim se retourna pour s’asseoir.
Si, dans cette occasion, Ivan avait poursuivi son entreprise, un combat corps à corps devenait inévitable : l’alarme aurait été donnée, ce qu’il fallait surtout éviter ; mais sa présence d’esprit le sauva. Lorsqu’il s’aperçut du trouble du major, et qu’il vit Ibrahim se lever, il posa la hache derrière le billot même qui servait de siège à ce dernier, et recommença la danse. « Jouez, morbleu ! dit-il à son maître ; à quoi songez-vous ? » Le major, reconnaissant l’imprudence qu’il avait faite, se remit doucement à jouer. Le vieux geôlier n’eut aucun soupçon, et s’assit de nouveau ; mais il leur ordonna de finir la musique et de se coucher. Ivan alla tranquillement prendre l’étui de la guitare et vint le poser sur le foyer ; mais au lieu de recevoir l’instrument que son maître lui présentait, il saisit tout à coup la hache derrière Ibrahim, et lui asséna un si terrible coup sur la tête, que le malheureux ne poussa pas même un soupir, et tomba roide mort te visage dans le feu : sa longue barbe grise s’enflamma ; han le retira par les pieds et le couvrit d’une natte.
Ils écoutaient, pour savoir si la femme avait été réveillée, lorsque, étonnée sans doute du silence qui régnait après tant de bruit, elle ouvrit la porte de sa chambre. « Que faites-vous donc ici ? dit-elle en s’avançant vers les prisonniers ; d’où vient qu’il sent la plume brûlée ? » Le feu venait d’être dispersé et ne donnait presque plus de lueur. Ivan leva la hache pour la frapper ; elle eut le temps de détourner la tête, et reçut le coup dans la poitrine en jetant un affreux soupir : un autre coup, plus rapide que l’éclair, l’atteignit dans sa chute, et l’étendit morte aux pieds de Kascambo. Effrayé de ce second meurtre, auquel il ne s’attendait pas, le major, voyant Ivan s’avancer vers la chambre de l’enfant, se plaça devant lui pour l’arrêter. « Où vas-tu, malheureux ? lui dit-il ; aurais-tu la barbarie de sacrifier aussi cet enfant, qui m’a témoigné tant d’amitié ? Si tu me délivrais à ce prix, ni ton attachement ni tes services ne pourraient te sauver à notre affilée à la ligne.
« — À la ligne, répondit Ivan, vous ferez ce que vous voudrez ; mais ici il faut en finir. »
Kascambo, rassemblant toutes ses forces, le saisit au collet, comme il voulait forcer le passage : « Misérable, lui dit-il, si tu oses attenter à sa vie, si tu lui ôtes un seul cheveu, je jure ici devant Dieu que je me livre moi-même entre les mains des Tchetchenges, et ta barbarie sera inutile. « — Entre les mains des Tchetchenges ! répéta le denchik en élevant sa hache sanglante sur la tête de son maître ; ils ne vous reprendront jamais vivant : je les égorgerai, eux, vous et moi, avant que cela arrive. Cet enfant peut nous perdre en donnant l’alarme ; dans l’état où vous êtes, des femmes suffisent pour vous ramener en prison. « — Arrête ! arrête ! » s’écria Kascambo, des mains duquel Ivan cherchait à se dégager. « Arrête ! monstre, tu m’égorgeras moi-même avant de commettre ce crime ! » Mais embarrassé par ses fers et faible comme il était, il ne put retenir le féroce jeune homme, qui le repoussait, et tomba rudement par terre, prêt à défaillir de surprise et d’horreur. Tandis que, tout souillé du sang des premières victimes, il faisait des efforts pour se relever : « Ivan, s’écriait-il, je t’en conjure, ne le tue pas ! au nom de Dieu, ne verse pas le sang de cette innocente créature ! » Il courut au secours de l’enfant dès qu’il en eut la force ; mais en arrivant à la porte de la chambre il heurta dans l’obscurité Ivan qui revenait. « Maître, tout est fini ; ne perdons pas de temps et ne faites pas de bruit. Ne faites pas de bruit, vous dis-je, répondait-il aux reproches désespérés que lui faisait son mettre : ce qui est fait est fait ; maintenant il n’y a plus à reculer. Jusqu’à ce que nous soyons libres, tout homme que je rencontre est mort, ou bien il me tuera ; et si quelqu’un entre ici avant notre départ, je ne regarde pas si c’est un homme, une femme ou un enfant, si c’est un ami ou un ennemi, je l’étends là avec les autres.» Il alluma une esquille de mélèze, et se mit à fouiller dans la giberne et dans les poches du brigand ; la clef des fers ne s’y trouva pas : il la chercha de même vainement dans les habits de la femme, dans un coffre, et partout où il s’imagina qu’elle pouvait être cachée. Tandis qu’il faisait ces recherches, le major s’abandonnait sans prudence à sa douleur ; Ivan le consolait à sa manière. «Vous feriez mieux, lui disait-il, de pleurer la clef des fers, qui est perdue. Qu’avez-vous à regretter de cette race de brigands qui vous ont tourmenté pendant plus de quinze mois ? Ils voulaient nous faire mourir, eh bien ! leur tour est venu avant le nôtre. Est-ce ma faute à moi ? Que l’enfer puisse les engloutir tous !»
Cependant la clef des fers ne se trouvant pas, tant de meurtres devenaient inutiles si l’on ne parvenait à les rompre. Ivan, avec le coin de la hache, parvint à détacher l’anneau de la main, mais celui qui liait la chaîne aux pieds résistait à tous ses efforts ; il craignait de blesser son maître, et n’osait employer toute sa force. D’autre part, la nuit s’avançait, le danger devenait pressant ; ils se décidèrent à partir. Ivan attacha fortement la chaîne à la ceinture du major, de manière qu’elle le gênât le moins possible et qu’elle ne fît pas de bruit. Il mit dans un bissac un quartier de mouton, reste du repas de la veille, y ajouta quelques autres provisions, et s’arma du pistolet et du poignard du mort. Kascambo s’empara de sa bourka [10] ; ils sortirent en silence, et faisant le tour de la maison, pour éviter toute rencontre, ils prirent le chemin de la montagne, au lieu de suivre la direction de Mosdok et la route ordinaire, prévoyant bien qu’on les poursuivrait de ce côté. Ils longèrent pendant le reste de la nuit les hauteurs de leur droite, et lorsque le jour commençait à paraître, ils entrèrent dans un bois de hêtres qui couronnait toute la montagne, et qui les mit à couvert du danger d’être vus de loin. C’était dans le mois de février ; le terrain, dans ces hauteurs, et surtout dans la forêt, était encore couvert d’une neige durcie qui soutint les pas des voyageurs pendant la nuit et une partie de la matinée ; mais vers midi, lorsqu’elle eut été ramollie par le soleil, ils enfonçaient à chaque instant, ce qui rendit leur marche très-lente. Ils arrivèrent ainsi péniblement sur le côté d’une vallée profonde qu’ils devaient traverser et dans le fond de laquelle la neige avait disparu ; un chemin battu suivait les sinuosités du ruisseau, et annonçait que l’endroit était fréquenté. Cette considération, jointe à la fatigue dont le major était accablé, décida les voyageurs à rester dans cet endroit pour attendre la nuit : ils s’établirent entre quelques rochers isolés qui sortaient de la neige. Ivan coupa des branches de sapin pour en faire, sur la neige, un lit épais sur lequel le major se coucha. Tandis qu’il reposait, Ivan cherchait à s’orienter. La vallée au sommet de laquelle il se trouvait était entourée de hautes montagnes entre lesquelles on n’apercevait aucune issue : il vit qu’il était impossible d’éviter le chemin battu, et qu’il fallait nécessairement suivre le cours du ruisseau pour sortir de ce labyrinthe. Il était environ onze heures du soir, et la neige commençait à se raffermir lorsqu’ils descendirent dans la vallée. Mais avant de s’acheminer ils mirent le feu à leur établissement, autant pour se réchauffer que pour faire un petit repas de chislik, dont ils avaient grand besoin. Une poignée de neige lit leur boisson, et une gorgée d’eau-de-vie acheva le festin. Ils traversèrent heureusement la vallée sans voir personne, et entrèrent dans le déifié, où le chemin et le ruisseau étaient resserrés entre de hautes montagnes à pic. Ils marchèrent avec toute la vitesse qui leur était possible, sentant bien le danger qu’ils couraient d’être rencontrés dans cet étroit passage, dont ils ne sortirent que vers les neuf heures du matin. Ce fut alors seulement que ce sombre défilé s’ouvrit tout à coup, et qu’ils découvrirent, au delà des montagnes plus basses qui se croisaient devant l’immense horizon de la Russie, semblable à une mer éloignée. On se formerait difficilement une idée du plaisir qu’éprouva le major à ce spectacle inattendu : « La Russie ! la Russie ! » était le seul mot qu’il pût prononcer. Les voyageurs s’assirent pour se reposer et pour jouir d’avance de leur prochaine liberté. Ce pressentiment de bonheur se mêlait dans l’esprit du major au souvenir de l’horrible catastrophe dont il venait d’être témoin, et que ses fers et ses habits souillés de sang lui retraçaient vivement. Les yeux fixés sur le terme éloigné de ses travaux, il calculait les difficultés du voyage. L’aspect de la longue et dangereuse route qui lui restait à faire avec des fers aux pieds et des jambes enflées de fatigue effaça bientôt jusqu’à la trace du plaisir momentané que lui avait causé l’aspect de sa terre natale. Aux tourments de son imagination se joignait une soif ardente. Ivan descendit vers le ruisseau qui coulait à quelque distance, pour apporter de l’eau à son maître : il y trouva un pont formé de deux arbres et vit de loin une habitation. C’était une espèce de chalet, une habitation d’été de Tchetchenges qui se trouvait déserte. Dans la situation des fugitifs, cette maison isolée était une découverte précieuse. Ivan vint arracher son maître à ses réflexions pour le conduire dans le refuge qu’il venait de découvrir, et, après l’y avoir établi, il se mit aussitôt à la recherche du magasin.
Les habitants du Caucase, qui pour la plupart sont à demi nomades et souvent exposés aux incursions de leurs voisins, ont toujours auprès de leurs maisons des souterrains dans lesquels ils cachent leurs provisions et leurs effets. Ces magasins, de la forme d’un puits étroit, sont fermés avec une planche ou une large pierre recouverte soigneusement de Mue, et sont toujours placés dans des endroits où le gazon manque, de peur que la couleur de l’herbe ne trahisse le dépôt. Malgré ces précautions, les soldats russes les découvrent souvent ; ils frappent la terre avec la baguette de leur bail dans les sentiers battus qui sont près des habitations, et le son leur indique les cavités qu’ils recherchent. Ivan en découvrit une sous un hangar attenant à la maison, dans laquelle il trouva des pots de terre, quelques épis de maïs, un morceau de sel gemme et plusieurs ustensiles de ménage. Il courut chercher de l’eau pour établir la cuisine : le quartier de mouton et quelques pommes de terre qu’il avait apportées furent placées sur le feu. Pendant que le potage se préparait, Kascambo faisait rôtir les épis de maïs ; enfin, quelques noisettes trouvées encore dans le magasin complétèrent le repas. Lorsqu’il fut achevé, Ivan, avec plus de loisir et de moyens, parvint à délivrer son maure de ses fers ; et celui-ci, plus tranquille et restauré par un repas excellent pour la circonstance, s’endormit d’un profond sommeil, et il était nuit close lorsqu’il se réveilla. Malgré ce repos favorable, lorsqu’il voulut reprendre sa route, sen jambes enflées s’étaient roidies au point qu’il ne pouvait faire le moindre mouvement sans éprouver des douleurs Insupportables. Il fallut cependant partir. Appuyé mur son domestique, H s’achemina tristement, persuadé qu’il n’arriverait point jusqu’au terme désiré. Le mouvement et la chaleur de la marche apaisèrent peu à peu les douleurs qu’il ressentait. Il marcha toute la nuit, s’arrêtant souvent et reprenant aussitôt sa route. Quelquefois aussi, se laissant aller au découragement, il se jetait sur la terre et pressait Ivan de l’abandonner à son mauvais sort. Son intrépide compagnon non-seulement l’encourageait par ses discours et son exemple, mais employait presque la violence pour le relever et l’entraîner avec lui. Ils trouvèrent dans leur route un passage difficile et dangereux qu’ils ne pouvaient éviter ; attendre le jour leur eût causé une perte de temps irréparable : ils se décidèrent à franchir ce passage au risque d’être précipités ; mais, avant d’y engager son mettre, Ivan voulut le reconnaître et le parcourir seul. Pendant qu’il descendait, Kascambo resta sur le bord du rocher dans un état d’anxiété difficile à décrire. La nuit était sombre : il entendait sous ses pieds le murmure sourd d’une rivière rapide qui coulait dans la vallée ; le bruit des pierres qui se détachaient de la montagne sous les pas de son compagnon, et qui tombaient dans l’eau, lui faisait connaître l’immense profondeur du précipice sur lequel il était arrêté. Dans en moment d’angoisse, qui pouvait être le dernier de sa vie, le souvenir de sa mère lui revint à l’esprit ; elle l’avait béni tendrement à son départ de la ligne : cette pensée lui rendit le courage. Un secret pressentiment lui donnait l’espérance de la revoir encore. « Mon Dieu ! s’écria-t-il, faites que sa bénédiction « ne soit pas inutile » comme il finissait cette courte mais fervente prière, Ivan reparut. Le passage reconnu n’était pas aussi difficile qu’ils l’avaient cru d’abord. Après être descendus quelques toises entre les rochers, il fallait, pour gagner la côte praticable, longer un banc de rocher étroit et incliné, recouvert d’une neige glissante, sous lequel la montagne était taillée à pic. Ivan ouvrit dans la neige avec sa hache des trouées qui facilitaient le passage ; ils firent le signe de la croix. « Allons, disait Kascambo, si je péris, que ce ne soit pas du moins faute de courage ; la maladie seule a pu me l’ôter. J’irai maintenant tant que Dieu me donnera des forces, » ils sortirent heureusement de ce pas dangereux et continuèrent leur route. Les sentiers commençaient à être plus suivis et bien battus, ils ne trouvaient plus de neige que dans les endroits situés au nord et dans les bas-fonds où elle s’était accumulée. Ils eurent le bonheur de ne rencontrer personne jusqu’à la pointe du jour, où la vue de deux hommes qui parurent de loin les obligea de se coucher à terre pour n’en être pas aperçus.
Au sortir des montagnes, dans ces provinces, on ne rencontre plus de bois ; le terrain y est absolument nu, et l’on y chercherait vainement un seul arbre, excepté sur le bord des grandes rivières, où ils sont encore très-rares, ce qui est fort extraordinaire, vu la fertilité du terroir. Ils suivaient depuis quelque temps le cours de la Sonja, qu’ils devaient traverser pour se rendre à Mosdok, cherchant un endroit oh l’eau, moins rapide, pût leur offrir un passage moins dangereux, lorsqu’ils découvrirent un homme à cheval qui venait droit à eux. Le pays, totalement découvert, ne présentait ni arbres ni buissons pour se cacher. Ils se blottirent sons le rivage de la Sonja, au bord de l’eau. Le voyageur passait à quelques toises de leur gîte. Leur intention n’était que de se défendre s’ils étaient attaqués. Ivan tira son poignard et remit le pistolet au major. S’apercevant alors que le cavalier n’était qu’un enfant de douze à treize ans, il s’élança brusquement sur lui, le saisit au collet et le renversa sur le gazon. Le jeune homme voulait résister ; mais voyant le major paraître sur le bord de la rivière le pistolet à la main, il s’enfuit à toutes jambes. Le cheval était sans selle avec un licou passé dans la bouche en guise de bride. Les deux fugitifs se servirent aussitôt de leur capture pour passer la rivière. Cette rencontre fut un grand bonheur pour eux, car ils virent bientôt qu’il leur eût été impossible de traverser à pied, comme il l’avaient projeté. Leur monture, quoique chargée du poids de deux hommes, faillit à être entraînée par la rapidité de l’eau. Ils arrivèrent cependant sains et saufs à l’antre rivage, qui se trouva malheureusement trop escarpé pour que le cheval pût prendre terre. Ils descendirent pour le soulager. Comme Ivan le tirait de toute sa force pour le faire monter sur le bord, le licou se détacha et lui resta entre les mains. L’animal, entraîné par le courant, après de nombreux efforts pour aborder, s’englouti dans la rivière et se noya.
Privés de cette ressource, mais plus tranquilles désormais sur le danger d’être poursuivis, ils se dirigèrent sur un monticule couvert de roches détachées qu’ils virent de loin, dans l’intention de s’y cacher et de se reposer jusqu’à la nuit. Par le calcul du chemin qu’ils avaient déjà fait, ils jugèrent que les habitations des Tchetchenges pacifiques ne devaient pas être très-éloignées ; mais rien n’était moins sûr que de se livrer à ces hommes, dont la trahison probable pouvait les perdre. Cependant, vu l’état de faiblesse dans lequel se trouvait Kascambo, il était bien difficile qu’il pût gagner le Tereck sans secours. Leurs provisions étaient épuisées : ils passèrent le reste de la journée dans un morne silence, n’osant se communiquer mutuellement leurs inquiétudes. Vers le soir, le major vit son denchik se frapper le front de la main en poussant un profond soupir. Étonné de ce désespoir subit, que son intrépide compagnon n’avait point encore montré jusqu’alors, il lui en demanda la cause. « Maître, dit Ivan, j’ai fait une grande faute ! — Dieu veuille nous la pardonner ! » répondit Kascambo en se signant.
— Oui, reprit Ivan ; j’ai oublié d’emporter cette belle carabine qui était dans la chambre de l’enfant. Que voulez-vous ? cela ne m’est point venu dans la pensée : vous avez tant gémi là-haut, tant fait de bruit, que je l’ai oubliée. Vous riez ? c’était la plus belle carabine qu’il y eût dans tout le village. J’en aurais fait présent au premier homme que nous rencontrerons, pour le mettre dans nos intérêts ; car je ne sais trop comment, dans l’état où je vous vois, nous pourrons achever notre marche.
Le temps, qui les avait favorisés jusqu’alors, changea dans la journée. Le vent froid de Russie soufflait avec violence, et leur jetait du grésil au visage. Ils partirent à la tombée de la nuit, incertains s’ils devaient chercher à atteindre quelques villages ou les éviter. Mais la longue traite qui restait à faire, dans cette dernière supposition, leur devint absolument impossible par un nouveau malheur qui leur arriva vers la lin de la nuit. Comme ils traversaient un petit ravin, sur un reste de neige qui en couvrait le fond, la glace se rompit sous leurs pieds, et ils entrèrent dans l’eau jusqu’aux gens. Les efforts que lit Kascambo pour se dégager achevèrent de mouiller ses habits. Depuis le moment de leur départ, le froid n’avait jamais été si perçant ; toute la campagne était blanche de grésil. Après un quart d’heure de marche, saisi par le froid, il tomba de lassitude et de douleur, et refusa décidément d’aller plus loin. Voyant l’impossibilité d’arriver au terme de son voyage, il regardait comme une barbarie inutile de retenir son compagnon, qui pouvait aisément s’évader seul. « Écoute, Ivan, lui dit-il, Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu jusqu’à ce moment pour profiter des secours que tu m’as donnés, mais tu vois à présent qu’ils ne peuvent plus me sauver, et que mon sort est décidé. Va t’en à la ligne, mon cher Ivan, retourne à notre régiment ; je te l’ordonne. Dis à mes anciens amis et à mes supérieurs, que tu m’as laissé ici en pâture aux corbeaux, et que je leur souhaite un meilleur sort. Mais, avant de partir, ressouviens-toi du serment que tu as fait là-haut dans le sang de nos gardiens. Tu as juré que les Tchetchenges ne me reprendraient pas vivant : tiens parole. » En disant ces mots, il s’étendit par terre, et se couvrit tout entier avec sa bourka. « Il reste encore une ressource, lui répondit Ivan ; c’est de chercher une habitation de Tchetchenges, et d’en gagner le maître avec des promesses. S’il nous trahit, nous n’aurons du moins rien à nous reprocher. Tâchez encore de vous tramer jusque-là ; ou bien, ajouta t-il en voyant que son maître gardait le silence, j’irai seul, je tâcherai de gagner un Tchetchenge ; et si l’affaire tourne bien, je reviendrai avec lui pour vous prendre : si elle tourne mal, si je péris et que je ne revienne plus, prenez, voilà le pistolet. » Kascambo sortit la main de dessous la boucka et prit le pistolet.
Ivan le recouvrit avec des herbes et des broussailles desséchées de peur qu’il ne tût découvert par quelqu’un pendant la course qu’il allait faire. Comme il se disposait à partir, son maure le rappela. « Ivan, lui dit-il, écoute encore ma dernière demande. Si tu repasses le Tereck, et si tu revois et ma mère sans moi…
« Maître, interrompit Ivan, au revoir dans la journée. Si vous périssez, ni votre mère ni la mienne ne me reverront jamais. »
Après une heure de marche, il aperçut, d’une petite élévation, deux villages à trois ou quatre verstes de distance ; ce n’était pas ce qu’il cherchait : il voulait trouver une maison isolée, dans laquelle il pût s’introduire sans être vu, pour en gagner secrètement le maître. La fumée lointaine d’une cheminée lui en fit découvrir une, telle qu’il la désirait. Il s’y rendit aussitôt, et y entra sans hésiter. Le mettre de la maison était assis à terre, occupé à rapiécer une de ses bottines. « Je viens, lui dit Ivan, te proposer deux cents roubles à gagner et te demander un service. Tu as sans doute oui parler du major Kascambo, prisonnier chez les montagnards. Eh bien, je l’ai enlevé ; il est ici, à deux pas, malade et en ton pouvoir. Si tu veux le livrer de nouveau à ses ennemis, il te loueront sans doute ; mais, tu le sais, ils ne te récompenseront pas. Si tu consens, au contraire, à le sauver, en le gardant chez toi seulement pendant trois jours, j’irai à Mosdok, et je t’apporterai deux cents roubles en urgent sonnant pour sa rançon ; que si tu oses bouger de ta place (ajouta-t-il en tirant son poignard) et donner l’alarme pour me faire arrêter, je t’égorge sur l’heure. Ta parole à l’instant, ou tu es mort. »
Le ton assuré d’Ivan persuada le Tchetchenge sans l’intimider. « Jeune homme, lui dit-il en remettant tranquillement sa botte, j’ai aussi un poignard à ma ceinture, et le tien ne m’épouvante pas. Si tu étais entré chez moi en ami, je n’aurais jamais trahi un homme qui a passé le seuil de ma porte ; maintenant je ne promets rien. Assieds-toi là, et dis ce que tu veux. » Ivan, voyant à qui il avait affaire, rengaina son poignard, s’assit et répéta sa proposition. « Quelle assurance me donneras-tu, demanda le Tchetchenge, de l’exécution de ta promesse ? — Je te laisserai le major lui-même, répondit Ivan ; crois-tu que j’aurais souffert pendant quinze mois, et que j’aurais amené mon maître chez toi pour l’y abandonner ? — C’est bon, je te crois, mais deux cents roubles, c’est trop peu : j’en veux quatre cents. — Pourquoi n’en pas demander quatre mille ? cela ne coûte rien ; mais moi, qui veux tenir parole, je t’en offre deux cents parce que je sais où les prendre, et pas un kopeck de plus. Veux-tu me mettre dans le cas de te tromper ?
« — Eh bien, soit ; va pour deux cents roubles ; et tu reviendras seul et dans trois jours ?
« — Oui seul et dans trois jours, je t’en donne ma parole ; mais toi, m’as-tu donné la tienne ? le major est-il ton hôte ?
« — Il est mon hôte, ainsi que toi, dès ce moment, et tu en as ma parole. »
Ils se donnèrent la main, et coururent chercher le major, qu’ils rapportèrent à moitié mort de froid et de faim.
Au lieu d’aller à Mosdok, Ivan, apprenant qu’il était plus près de Tchervelianskaya-Staniza, où se trouvait un poste considérable de Cosaques, s’y rendit aussitôt. Il n’eut pas de peine à rassembler la somme qui lui était nécessaire. Les braves Cosaques, dont quelques-uns s’étaient trouvés à la malheureuse affaire qui avait coûté la liberté à Kascambo, se cotisèrent avec empressement pour compléter la rançon. Au jour fixé, Ivan partit pour aller enfin délivrer son mettre ; mais le colonel qui commandait le poste, craignant quelque nouvelle trahison, ne lui permit pas de retourner seul ; et, malgré la convention faite avec le Tchetchenge, il le fit accompagner par quelques Cosaques.
Cette précaution faillit encore devenir funeste à Kascambo. Du plus loin que son hôte aperçut les lances des Cosaques, il se crut trahi ; et, déployant aussitôt la courageuse férocité de sa nation, il conduisit le major encore malade sur le toit de la maison, l’attacha à un poteau, se plaça vis-à-vis de lui, sa carabine à la main : « Si vous avancez, s’écria-t-il lorsque Ivan fut à portée de l’entendre, et couchant en joue son prisonnier, si vous faites un pas de plus, je brûle la cervelle au major, et j’ai cinquante cartouches pour mes ennemis et pour le traître qui les amène.
« — Tu n’es point trahi, lui cria le denchik tremblant pour la vie de son maître : on m’a forcé de revenir accompagné ; mais j’apporte les deux cents roubles, et je tiens ma parole.
« — Que les Cosaques s’éloignent, ajouta le Tchetchenge, ou je fais feu. » Kascambo pria lui-même l’officier de se retirer. Ivan suivit quelque temps le détachement, et revint seul ; mais le soupçonneux brigand ne lui permit pas de s’approcher. Il lui fit compter les roubles à cent pas de la maison sur le sentier, et lui ordonna de s’éloigner.
Dès qu’il s’en fut emparé, il retourna sur le toit, et se jeta aux genoux du major, lui demandant pardon et le priant d’oublier les mauvais traitements qu’il avait été, disait-il, contraint de lui faire éprouver pour sa sûreté. « Je me souviendrai seulement, répondit Kascambo, que j’ai été ton hôte et que tu m’as tenu parole ; mais avant de me demander pardon, commence donc par m’ôter mes liens. »
Au lieu de lui répondre, le Tchetchenge, voyant Ivan revenir, s’élança du toit et disparut comme l’éclair.
Dans la même journée, le brave Ivan eut le plaisir et la gloire de ramener son maître au sein de ses amis, qui avaient désespéré de le revoir.
La personne qui a recueilli cette anecdote, passant quelques mois après à Iegorievski, pendant la nuit, devant une petite maison de bonne apparence et fort éclairée, descendit de son kibick [11], et s’approcha d’une fenêtre pour jouir du spectacle d’un bal très-animé qui se donnait au rez-de-chaussée. Un jeune sous-officier regardait aussi très-attentivement ce qui se passait dans l’intérieur de l’appartement.
« Qui donne le bal ? lui demanda le voyageur.
— C’est monsieur le major qui se marie.
— Et comment s’appelle monsieur le major ?
« — Il s’appelle Kascambo. » Le voyageur, qui connaissait l’histoire singulière de cet officier, se félicita d’avoir cédé à sa curiosité, et se fit montrer le nouveau marié, qui, rayonnant de plaisir, oubliait dans ce moment les Tchetchenges et leur cruauté. « Montrez-moi, de grâce, ajouta-t-il encore, le brave denchik qui l’a délivré. » Le sous-officier, après avoir hésité quelque temps, lui répondit : « C’est moi. » Doublement surpris de la rencontre, et plus encore de le trouver si jeune, le voyageur lui demanda son âge. Il n’avait pas encore achevé sa vingtième année, et venait de recevoir une gratification avec le grade de sous-officier, en récompense de son courage et de sa fidélité. Ce brave jeune homme, après avoir partagé volontairement les infortunes de son maître, et lui avoir rendu la vie et la liberté, jouissait maintenant de son bonheur en regardant sa noce à travers les vitres. Mais comme l’étranger lui témoignait son étonnement de ce qu’il n’était pas de la fête, en taxant à ce sujet son ancien maître d’ingratitude, Ivan lui lança un regard de travers, et rentra dans la maison en sifflant l’air :
Hai luli, hai luli. Il parut bientôt après dans la salle du bal, et le curieux remonta dans son kibick, enchanté de n’avoir pas reçu un coup de hache sur la tête.
- ↑ On désigne par ce mot la suite des postes gardés par les troupes russes entre la mer Caspienne et ta mer Noire, depuis l’embouchure du Tereck jusqu’à celle du Cuban.
- ↑ Wladi-Caucase vient du verbe russe Wladeti, qui signifie commander, dominer.
- ↑ Domestique soldat.
- ↑ Il s’appelait Ivan Smirnoff, nom «on pourrait traduire en français par Jean le Doux, ce qui contrastait singulièrement avec son caractère comme on le verra par la suite.
- ↑ Proverbe familier des soldats russes au moment du danger.
- ↑ Boisson russe c’est une espèce de Bière faite avec de la farine.
- ↑ Terme vieilli synonyme de récalcitrant
- ↑ Mot russe qui correspond à ce que na nomme en français bonnet d’écurie, casquette.
- ↑ Viande de mouton que l’on fait rôtir en petits morceaux au bout d’une baguette.
- ↑ Manteau de feutre imperméable, à longs poils qui ressemble assez à une peau d’ours. La bourka, manteau ordinaire des Cosaques, ne se fabrique que dans leur pays : ils bravent impunément avec elle la pluie et les boues du bivouac.
- ↑ Le kibick est une voiture dont la caisse, semblable à celle d’une candie grossièrement construite, est fixée Immédiatement sur deux essieux et l’hiver sur deux patins formant tableau ; c’est la voitura de voyage ordinaire en Russie.