Les Principes et les Mœurs de la République/Les principes républicains/IV


IV

qu’est-ce que la fraternité ?


Il n’est que juste de respecter dans tout homme, par conséquent dans tout citoyen, la liberté qui lui est inhérente. Agir autrement, ce serait violer en lui un droit imprescriptible.

Il n’est que juste aussi de traiter tous les citoyens comme des égaux. Tout privilége, toute distinction de classes est contraire au droit humain, dont le droit civil et le droit politique ne doivent être que la consécration et le développement.

La liberté et l’égalité sont donc de droit strict, et la Révolution française, en les inscrivant dans sa devise, n’a fait que se conformer à la simple justice.

Mais le respect du droit strict ne suffit pas dans la société. Il ne suffit pas de ne pas attenter à la liberté d’autrui et de ne pas blesser l’égalité qui dérive du principe même de la liberté ; pour qu’une société d’hommes soit vraiment humaine, il faut qu’ils se regardent comme faisant partie, à titre d’hommes, d’une seule et même famille, et qu’ils s’aiment comme des frères.

Ce nouvel élément, qui forme entre eux un lien, non pas seulement de respect, mais d’affection réciproque, est ce que l’on nomme la fraternité.

C’est ce principe qu’exprimait un poëte ancien en disant, aux applaudissements du peuple romain : « Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ; que déjà la philosophie stoïcienne opposait à l’étroit esprit de la cité antique ; que l’Évangile a nommé la charité universelle et formulé dans cette simple maxime : « Aime ton prochain comme toi-même » ; qu’enfin tous les grands écrivains du xviiie siècle ont remis si admirablement en lumière, en développant cette large idée : l’humanité.

La Révolution française a justement pensé que sa devise resterait incomplète, si elle n’y ajoutait ce troisième terme.

Sans doute, la fraternité, qui n’est plus une chose de droit strict, mais de bienveillance et d’amour, dépend plutôt des mœurs que de la législation : elle ne se décrète pas, comme la liberté ou comme l’égalité ; mais la législation peut, au moins par l’instruction publique, contribuer à en développer le sentiment dans les âmes, et il est bon qu’elle s’en pénètre elle-même, comme d’un parfum salutaire. Quelle que soit d’ailleurs l’action de la loi à cet égard, la fraternité a un trop grand rôle à jouer dans la société pour qu’elle n’inspire pas, dans la vie privée comme dans la vie publique, toute âme vraiment républicaine.

Par elle, les ressorts s’adoucissent, les obstacles disparaissent, les problèmes sociaux, qui, sans son intervention, ne seront jamais complétement résolus, se trouvent tranchés ou simplifiés. Si parfaite que puisse être la constitution d’un État, elle en sera toujours un complément indispensable.

Ajoutons tout de suite qu’en s’étendant à tous les hommes, à quelque race ou à quelque nationalité qu’ils appartiennent, elle doit concourir à éteindre les haines sauvages de peuple à peuple, et à faire disparaître, par l’union des diverses branches de la famille humaine, cette atroce barbarie qu’on appelle la guerre.