Préface modifier
I. L’invasion socialiste. modifier
Les élections législatives de 1893, les grèves qui ont suivi l’attentat du 9 décembre, ont démontré que ce n’étaient pas des dangers chimériques que j’avais dénoncés, dans ma lettre aux mineurs de Carmaux, dans mon discours du 8 mai et dans mon livre : la Tyrannie socialiste.
Non seulement en France où les socialistes qui avaient eu 90.000 voix en 1889, s’attribuent plus de 60 députés et ont recueilli plus de 500.000 voix, dont 226.000 à Paris, sans compter un chiffre égal de radicaux-socialistes qui se mettent à leur suite ; mais en Angleterre, ce pays de l’individualisme, où, malgré l’opposition qu’ils avaient trouvée de la part de radicaux comme Bradlaugh, ils sont parvenus à envoyer, en 1892, onze membres du parti ouvrier, qui, devenus un groupe important dans une majorité de 40 voix, ont forcé le gouvernement à leur faire les plus dangereuses concessions au point de vue de la limitation des heures de travail et de l’assurance obligatoire contre les accidents ; en Autriche, spécialement en Bohême et en Silésie, où ils agissent avec la puissance qui résulte d’une forte organisation ; en Belgique où ils apportent leur force aux radicaux, mais avec la pensée de les subordonner ; en Suisse, où ils inscrivent en tête de leur programme le Droit au travail ; en Danemark où, au mois de mars 1893, sept socialistes sont entrés au conseil municipal de Copenhague ; aux États-Unis où le People’s Party, soutenu par les Silvermen, les intéressés dans la hausse de l’argent, compte 22 membres dans le congrès et pèsera de son poids tantôt sur le parti démocrate, tantôt sur le parti républicain, partout nous constatons cette poussée. Nous devons appliquer à ce mouvement cette parole de M. Thiers : — Il ne faut s’épouvanter de rien : mais il faut prendre tout au sérieux.
II. Le programme socialiste. modifier
Le programme des socialistes français se résume ainsi :
« Organisation du prolétariat sur le terrain de la lutte des classes, sans compromission aucune, en vue de la Révolution sociale[1].
« Conquête du pouvoir politique de la Classe ouvrière, constituée en parti distinct.
« Appropriation collective, le plus vite possible et par tous les moyens, du sol, du sous-sol, instruments de travail, cette période étant considérée comme phase transitoire vers le socialisme libertaire[2],
« L’expropriation avec une indemnité est donc une chimère autant, sinon plus, que le rachat. Et quelque regret qu’on puisse en éprouver, quelque pénible que paraisse aux natures pacifiques ce troisième et dernier moyen, nous n’avons plus devant nous que la reprise violente sur quelques-uns de ce qui appartient à tous, disons le mot : la Révolution[3].
Immédiatement, transformation, dans les communes, de tous les commerces, et spécialement ceux de l’alimentation, en services publics.
Reprise des mines et des chemins de fer par l’État, banque d’État, mainmise sur chaque personne par l’impôt personnel et confiscation graduelle de chaque fortune par l’impôt progressif et l’abolition de l’héritage.
Législation de privilège et d’oppression selon les qualités des citoyens ; limitation des heures de travail, chômages obligatoires, fixation de minima de salaires, réglementation des ateliers par les associations ouvrières, etc.
Comme politique, « emploi de tous les moyens de lutte, résistance économique (grève), vote et force selon les cas[4].
« Même une grève vaincue a son utilité si, comme le recommande Lafargue avec tant de raison, au lieu de faire la grève pour la grève, on ne s’en sert que comme d’un moyen d’ébullitionner les masses ouvrières, d’arracher au capital son masque de phrases philanthropiques et libérales et de montrer aux yeux de tous sa face hideuse et sa meurtrière exploitation.
« On n’arrivera jamais à convaincre la bourgeoisie moderne qu’elle doit se prêter à la socialisation des capitaux. C’est la force qui décidera de cette question, en dernière analyse ; la force, l’accoucheuse des sociétés nouvelles, dit Marx.
« Il ne s’agit donc pas d’être réformiste ou révolutionnaire : il faut être réformiste et révolutionnaire. Nous ne laisserons pas faiblir en nous l’esprit révolutionnaire[5]. »
Voilà le programme des socialistes français, calqué sur les programmes des socialistes allemands, tel qu’il a été formulé par des congrès qui ont constitué leur parti, par les possibilistes, et par le Docteur du socialisme, M. Benoit Malon : il aboutit à la suppression de la propriété individuelle par la force. J’écris ces lignes, au lendemain de la séance du 16 janvier, dans laquelle les socialistes ont obtenu une majorité sous prétexte de dégrèvement de l’impôt foncier, en faisant violer le principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt ; et M. Jaurès, au nom de ces singuliers défenseurs des intérêts de la propriété, avait dit :
Nous ne distinguons pas entre les capitalistes terriens et les autres. Pour nous, les propriétaires oisifs du sol ne détiennent les rentes du sol qu’arbitrairement.
En même temps que M. Jaurès affirmait cette expropriation de tous les propriétaires qui n’auraient pas pu prouver, en montrant les callosités de leurs mains, qu’ils maniaient eux-mêmes la houe, la bêche ou la faucille, un autre socialiste, M. Avez, déclarait qu’il voudrait « brûler le grand livre » ; et il caractérisait suffisamment les moyens de persuasion qu’il emploierait à l’égard des récalcitrants, en s’écriant :
« Nous sommes fiers des actes de la Commune ; nous sommes les continuateurs des membres de la Commune ! »
III. Le lendemain de la victoire socialiste. modifier
Supposons que ces descendants des Pastoureaux du XIIIe siècle, des Jacques du XIVe, des Paysans du XVIe siècle, de certaines hordes de 93, des insurgés de juin, des Communards de 71, prennent le pouvoir, dépouillent ceux qui possèdent, quel sera le lendemain ? Eux et leurs amis deviendraient-ils seulement propriétaires et capitalistes, s’ils changeaient les propriétaires et les capitalistes d’aujourd’hui en prolétaires ? Ils peuvent amonceler les ruines, faire banqueroute, comme un roi du bon vieux temps ou comme un sultan ; « flamber » les monuments et les hôtels, anéantir tous les titres de propriété, supprimer les bornages et détruire le travail des siècles ; faire main basse sur les usines et les outillages : barbares de l’intérieur, ils peuvent passer sur la civilisation actuelle comme une horde de Mogols ; ils peuvent emporter tout l’édifice social dans leur torrent ; mais ce dont je les défie, c’est de féconder le sol qu’ils auront bouleversé. Entre les ruines qu’ils auront semées erreront de nouvelles et plus lamentables misères que celles qui peuvent encore exister dans nos civilisations. Ces agents de destruction ont raison d’arbrer le drapeau noir. C’est un drapeau de deuil qui convient à ces fossoyeurs de la civilisation.
Du cataclysme qu’ils entrevoient dans leur cauchemar, ils ne pourraient même pas faire naître un droit permettant à un corps social de vivre, de se maintenir et de se développer.
IV. L’Endosmose socialiste. modifier
Ce qui est grave, c’est qu’ils trouvent tous les jours des hommes que j’appellerais leurs auxiliaires, si un parti, qui conspire au grand jour la destruction sociale par la force, pouvait compter d’autres membres que des complices.
Par l’oubli de tous les principes de notre droit public, par la phraséologie qui en résulte, par une sorte de sentimentalité qui rappelle « la sensibilité » qu’invoquait Robespierre pour envoyer à la guillotine « les traîtres » qui ne le considéraient pas comme l’incarnation de « la vertu », c’est à qui fera leur jeu.
Le Volkswart, leur journal allemand, vient de publier un article intitulé L’Endosmose dans lequel il montre les idées socialistes s’infiltrant partout en Allemagne, dans les gouvernements, dans les églises. Il en triomphe. C’est son rôle.
En France, nous assistons au même phénomène. Depuis moins de six semaines, deux fois les socialistes ont été les maîtres de la Chambre.
Le lundi 4 décembre, la proposition d’amnistie déposée par M. Paschal Grousset vient en discussion et réunit 226 voix dont 215 républicaines ; elle n’est repoussée que par 257 voix, dont 205 républicaines seulement.
La Chambre des députés, les yeux dessillés par l’explosion de la bombe de Vaillant, après avoir voté la loi sur la presse, les lois sur les associations de malfaiteurs et sur les explosifs, au lendemain des vacances, semblait revenue un peu plus sérieuse qu’au moment où la majorité républicaine votait l’amnistie et où le gouvernement n’était sauvé que grâce à l’appoint de la droite. On devait croire que la majorité des républicains s’était reprise et laissait les socialistes et les radicaux socialistes isolés avec les 124 voix qui, le 13 décembre, avaient appuyé l’ordre du jour Basly. Pas du tout. Le 16 janvier, les socialistes imaginent que puisqu’on réduit le taux d’intérêt des rentiers, il faut s’empresser d’en faire bénéficier les propriétaires. Ces bonnes âmes veulent engraisser leurs condamnés à mort.
Ils réunissent 280 voix contre 240, une majorité de 40 voix, formée de beaucoup de ces condamnés à mort complaisants, et il a fallu toute l’énergie de M. Casimir Périer, président du Conseil, pour faire réparer par un vote sur l’ensemble ce vote qui mettait en demeure, en vertu de la logique parlementaire, le Président de la République d’appeler M. Jaurès pour former un cabinet avec lequel il aurait commencé, en compagnie de MM. Guesde, Goblet, Jourde, Baudin, à faire passer de la théorie à la pratique la politique du Quatrième État.
Le Sénat lui-même « s’est mis dans le train », avant que les purs socialistes l’aient envahi, en adoptant la loi sur les sociétés coopératives.
La discussion, entre hommes sérieux dont beaucoup sont des légistes, a révélé un oubli de tous les principes sur lesquels repose notre législation.
Effrayé des conséquences que cette loi peut avoir, M. Marcel Barthe avait déposé un amendement ainsi concu : « La loi reconnaît en faveur des ouvriers de l’industrie et du commerce, quatre espèces de sociétés coopératives auxquelles elle accorde certaines immunités fiscales. »
Qu’est-ce à dire ? Voilà des « sociétés faites en faveur des ouvriers. » On aurait eu des brevets d’ouvriers. Nous revenons à la législation de castes.
Les partisans de la loi ont réclamé le privilège de l’exemption de l’impôt pour les sociétés coopératives, en se servant de qualifications comme celle-ci : « impôt sur la pauvreté. »
M. Tolain, qui est resté toujours socialiste, a dit : « C’est un privilège, je ne recule pas devant le mot. » Et M. Volland, en combattant la loi, a repris : « J’admets une loi de privilège pour les petits, pour les humbles », transportant ainsi dans le vocabulaire juridique le vocabulaire de la chaire, comme si, en droit, au nom du principe de l’égalité devant la loi, il y avait « des petits et des humbles. » Et M. Marty, ministre du commerce, lui, soutenant la loi, l’a qualifiée « de loi de philanthropie, de loi de justice », comme si la philanthropie, qui est une attitude de sympathie pour certaines personnes, avait quelque corrélation avec « la justice » qui est un acte d’impartialité envers tous ; et comme si, accorder « par philanthropie » des « privilèges aux humbles et aux petits » ce n’était pas violer le principe de « la justice », en vertu duquel tout privilège est une spoliation !
Telle est la cacophonie d’idées à laquelle a donné lieu, au Sénat, la discussion de la loi sur les Sociétés coopératives ; et il l’a adoptée, « par philanthropie » en considération « des humbles et des petits », quoiqu’en fait, on lui ait prouvé que les sociétés coopératives pouvaient n’être que des machines à vendre dans la main de grands négociants, usant déjà du prestige que donne ce titre et devant se servir de la loi nouvelle pour écraser de leur concurrence privilégiée « les petits et les humbles » du commerce.
M. François Coppée parle à l’Académie française de « l’heure des concessions », tout en conseillant de ne pas « céder aux menaces d’en bas », et demande qu’on ne crie pas « à l’impossible devant certaines réformes qui paraissent exorbitantes », et il espère qu’avec « leur cœur, » « les privilégiés de ce monde régleront la question de la misère, car il n’y pas d’autre question sociale[6]. »
À tout instant, par suite de sentimentalité, de molle philanthropie, et d’oubli des principes, même ceux qui croient y résister, se laissent aller à donner leur aval aux théories socialistes.
De ce que vous les faites vôtres, cessent-elles d’être socialistes ? La qualité des idées n’est pas modifiée par les intentions de ceux qui les soutiennent.
Au contraire, ceux qui caressent cette politique, au lieu d’en dénoncer le péril, servent à sa propagande, en lui donnant pour point d’appui leur autorité personnelle.
Dans les administrations, dans l’armée même, on trouve des gens qui, regardant la girouette, se mettent dès maintenant du côté de ce qu’ils considèrent comme le manche. Il y a eu des ministres et des préfets qui ont appuyé les socialistes dans les dernières élections.
Le 16 janvier, le commissaire du gouvernement près le conseil de préfecture de la Seine a soutenu la validation de l’élection des prud’hommes, nommés sous le patronage d’un Comité de vigilance, qui, en tête de son programme, mettait :
Art. 1er. — Tout candidat, comme conseiller prud’homme, déclare que le but qu’il poursuit est la suppression complète du patronat et du salariat ; que pour arriver à ce résultat, il se déclare partisan de la lutte des classes.
L’homme qui prend cet engagement doit remplir l’office de juge ; et le conseil de préfecture déclare solennellement qu’il présente des garanties d’impartialité suffisantes pour le remplir !
Depuis longtemps, j’ai protesté contre la complicité de braves gens timides, de bourgeois, de gens riches, de négociants, de capitalistes, avec les anarchistes et les socialistes révolutionnaires qu’ils commanditent, dont ils subventionnent les journaux, directement ou en annonces, dont ils payent les frais de propagande.
Les socialistes représentent le parti de la guerre sociale et de la confiscation. Eux-mêmes le proclament. Tout accord, toute combinaison, toute complaisance avec eux constituent une trahison à l’égard du reste de la nation. Les républicains, dignes de ce nom, doivent les tenir à l’écart, comme ils tenaient les boulangistes.
V. La Politique de résistance. modifier
— Mais ce que vous soutenez, c’est une « politique de résistance » disent quelques radicaux qui se suicident avec résolution au profit des socialistes. « Politique de résistance ! » crient, avec indignation, ces aimables socialistes qui, en même temps, reconnaissent qu’ils ne peuvent triompher que par la force !
Quelle autre politique voulez-vous donc qu’on ait à l’égard de gens qui se déclarent vos ennemis et annoncent bien haut qu’ils veulent conquérir vos dépouilles ? Voulez-vous une politique de condescendance ? Voulez-vous une politique d’alliance avec ces ennemis ? Soit : mais alors soyez logiques jusqu’au bout : millionnaires qui marchez avec eux — et il y en a — partagez ! déposez vos fortunes, vos terres, vos rentes sur l’autel du collectivisme, de manière qu’on ne puisse pas supposer que, si vous hurlez avec les loups, c’est pour les jeter sur les voisins, avec le lâche espoir d’être épargnés et de profiter du butin commun.
VI. Rôle des économistes. modifier
Quels sont les hommes qui peuvent lutter avec efficacité contre les socialistes, qui se mettent en avant ? Ce sont les économistes. Or, les économistes ne sont pas populaires. Ils ont la faiblesse de représenter la science contre le préjugé et le charlatanisme, l’intérêt général contre des intérêts privés.
Cependant leurs adversaires ont l’habitude de les qualifier d’optimistes, de disciples de Pangloss, et affirment que nous trouvons que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
J’ai déjà répondu que nous aurions un bien heureux caractère, si nous étions satisfaits de la manière dont on applique nos idées, et dont nous sommes traités par les protectionnistes d’un côté, par les socialistes de l’autre.[7]
Des égoïstes ! nous qualifie le philanthrope Henry Maret. Parce qu’un journal a raconté qu’une pauvre femme est morte de misère, il conclut que « toute propriété qui n’est pas le gain du travail est un vol » et il s’écrie : « Laissez faire l’exploiteur, ainsi le veut la liberté, ainsi le veut l’économie politique, ainsi le veut Gournay. »
Si M. Henry Maret se donnait la peine d’observer un peu l’histoire, il saurait que les prôneurs de charité, les fondateurs de prix de vertu, les rêveurs sentimentaux, les écrivains pathétiques, les orateurs larmoyants, les poètes pleureurs n’ont joué qu’un rôle insignifiant dans la lutte contre la misère, dans le développement du bien être, dans le progrès de la richesse et sa diffusion ; il apprendrait que tous les utopistes, depuis Platon jusqu’à Cabet, n’ont servi qu’à amuser des naïfs et qu’à détourner les malheureux du travail utile et de l’épargne qui leur auraient donné ce qu’ils demandaient en vain à des chimères. Quant aux théoriciens et aux praticiens de guerre sociale, aussi bien ceux de 1848 que ceux de 1871, il ne doit pas ignorer qu’ils ont pris des ruines pour piédestal, et qu’ils n’ont laissé d’autres traces que des souvenirs d’épouvante.
Les gens qui se lamentent autour d’un moribond ne l’ont jamais guéri. Les gémissements des pleureuses espagnoles n’ont jamais ressuscité un de ces morts que Laborde met debout en lui tirant la langue. L’homme utile, au chevet d’un malade, c’est le médecin ou le chirurgien, dont le devoir est de paraître impassible, et qui cherche les moyens pratiques de guérir ou de soulager les souffrances, avec méthode, et non d’après ses fantaisies et les variations de ses sentiments. Aux hommes utiles et silencieux qui ont augmenté la production du blé et du bétail ; qui ont permis à tout le monde, dans les quelques pays, dits civilisés, qui se trouvent sur le globe, d’avoir du linge et des souliers ; qui ont facilité les transports, les transactions, appris la comptabilité, développé le crédit, permis à tous de prendre des habitudes d’épargne et de prévoyance ; qui ont abaissé les obstacles que les divers gouvernements avaient mis entre les producteurs et les consommateurs ; qui ont essayé d’introduire dans le monde ces droits méconnus : la liberté du travail et de la circulation, l’humanité réservera sa reconnaissance quand elle aura une réelle conscience des conditions de ses progrès ; et parmi ces destructeurs de la misère, elle placera au premier rang, Gournay, ses amis les physiocrates et les économistes qui, mettant leur devoir au-dessus de la popularité, continuent de déblayer la voie de tous les obstacles qu’y amoncèlent à l’envi les ignorants et les marchands d’orviétan social.
VII. Notre devoir. modifier
Nous avons un devoir à remplir. Nous ne devons pas nous laisser intimider par les injures, les calomnies, les menaces,le tapage et les cris de victoire que poussent les socialistes. Non seulement nous devons défendre contre eux les principes de liberté et de justice qu’ils veulent détruire, mais nous devons les attaquer ; opposer propagande à propagande, défendre la liberté, la propriété, la légalité, la paix sociale, la patrie contre la tyrannie socialiste, contre le collectivisme, contre la guerre sociale, et contre l’internationalisme révolutionnaire ; et de même qu’ils ont fait l’Union socialiste, nous devons faire l’Union individualiste, sans réserves ni équivoques politiques, avec la volonté et l’ambition d’aider à l’évolution pacifique de la République, en harmonie avec les Principes de 89.
On aura beau les dédaigner et les repousser, ils sont solides. Ce sont les assises sur lesquelles repose le droit public moderne. Nous devons prendre garde qu’on ne les escamote ou qu’on ne les tourne. En leur nom, nous devons nous dresser contre tous ceux, qu’ils viennent de droite ou de gauche, du passé ou de l’étranger, qui veulent les fausser ou les saper.
17 janvier 1894.
Livre 1 — Préjugés et principes modifier
Chapitre I — Les préjugés modifier
Pas de principes. — Le sentiment. — Les circonstances. — Définition du préjugé. — Préjugés héréditaires. — Préjugés d’éducation. — Préjugés d’autorité. — Interversion de préjugés. — L’intellect du biberon. — Galilée et l’opinion publique. — Le besoin de fixité. — Nécessité de remplacer les préjugés par des principes.
Je vois d’ici les sourcils relevés, le pli dédaigneux de la lèvre, les yeux effarés et le haussement d’épaules de plus d’un homme politique en lisant ce mot : — Principes !
Et je l’entends s’écrier :
— Des principes ? en politique, en économie politique, il n’y en a pas !
— Bien ! Et alors en vertu de quelles sortes de considérations vous décidez-vous ? quels sont les mobiles de vos actions ?
— Mon sentiment !
— Mais qu’est-ce qu’un sentiment ? une aspiration vague, un embryon d’idée restée dans les limbes.
— Les circonstances !
— Mais quand elles se présentent, pourquoi prenez-vous à leur égard plutôt tel parti que tel autre ? pourquoi votez-vous blanc ou bleu ? Si vous déclarez que vous n’agissez pas en vertu de principes, vous avouez que vous agissez en vertu d’idées acceptées sans examen ; mais que sont des idées de ce genre ? sinon des préjugés et vous reconnaissez qu’ils vous gouvernent ainsi que la très grande majorité des hommes.
Le contraire serait étonnant, alors qu’ils s’imposent à nous, avec la double force de l’hérédité et de l’éducation.
Tout homme a reçu de ses aïeux des aptitudes, des habitudes, des actions réflexes emmagasinées par les siècles, ce qu’on appelle l’instinct chez les animaux : et le plus souvent l’éducation a fortifié ces acquisitions ancestrales.
La plupart des gens ont une opinion parce qu’ils l’ont reçue de leur père et de leur mère, à moins que ce ne soit de leur nourrice et de leur bonne ; de leur professeur ou du prêtre qui les a préparés à la première communion ; et ils ne peuvent la soutenir qu’en l’affirmant. De là, leur intolérance dans la discussion. Ils n’examinent pas. Ils se défendent.
Pères, mères, professeurs, prêtres ont dit au jeune homme : — Voici ce que tu dois croire ou ne pas croire d’après l’autorité d’Aristote, de Platon ou de Cicéron, de saint Paul ou de saint Augustin, et ils invoquent même celle des représentants de l’esprit de doute et de libre examen comme Montaigne, Descartes, Voltaire ou Diderot, sans s’apercevoir de la contradiction qu’ils commettent.
Les Anglais, si personnels qu’ils soient, ingurgitent à haute dose aux jeunes gens de leurs universités la Bible et leur ordonnent, hommes du XIXe siècle, mécaniciens, chimistes, biologistes, négociants, navigateurs, industriels, de conformer leur intellect à celui des pâtres qui erraient, il y a trois mille ans, sur les bords du Jourdain.
Le jeune homme peut bien quelquefois se prétendre et se croire prêt à toutes les innovations. En fait, il est rarement affranchi ; et s’il est porté, par tempérament, besoin d’action, à rompre avec les liens qui l’attachent plus directement à un certain passé, le plus souvent c’est pour les renouer à un autre passé. Tel qui a quitté la religion du Christ, a embrassé celle de Robespierre. Quelques-uns ont pris celle d’Auguste Comte. Il y en a, et en grand nombre, qui ont adoré et adorent encore Napoléon ; d’autres qui s’affirment anarchistes, ne parlent de Bakounine qu’en saluant ce nom comme les enfants de chœur saluent l’autel de l’église, et les vrais socialistes du jour génuflexent devant le nom de Karl Marx.
Tel qui passe pour hardi penseur, s’il se rappelle qu’en nourrice il avait telle idée, considère que là une présomption pour qu’elle soit excellente. Il est tout fier de dire : J’ai toujours pensé comme cela !…
Il déclare, sans s’en douter, qu’il considère que tout developpement intellectuel eût été mauvais pour lui, et il met son honneur à conserver un intellect attaché à son biberon.
N’allez pas émettre une idée nouvelle, car immédiatement on vous répondra : — Personne n’est de votre avis ! tout le monde est du mien !
Quand Galilée déclarait que la terre tournait, il était seul de son opinion, preuve que les gens qui se trompent peuvent additionner leurs ignorances et leurs erreurs sans en faire des vérités.
L’homme est entraîné à ce préjugé de l’opinion commune par la loi du moindre effort. Il est sûr d’être applaudi, d’arriver à tous les succès et, en la choyant, d’être choyé. Les convenances de la pensée et de l’intérêt s’accordent trop bien pour que, dans la plupart des cas, toute velléité de résistance ne soit pas promptement écartée. Seulement cette opinion commune n’est pas toujours consciente d’elle-même ; elle ne sait pas exactement où elle s’arrête ni où elle va ; elle est susceptible de retours imprévus. L’homme à prejugés solides vire avec elle. Où pourrait-il aller, livré à sa décision personnelle ?
En un mot, la plupart des hommes ne peuvent invoquer à l’appui de leurs opinions que les arguments suivants :
— Mon père l’a dit.
— Un tel l’a dit.
— Je l’ai toujours eue.
— Tout le monde est de mon avis.
Que représente cette aptitude aux préjugés ? — Le besoin de fixité.
Paul aura beau déclarer qu’il ne veut rien décider en raison d’idées préconçues, il en a, et sur toutes les questions : ou s’il n’en a pas, il n’est qu’une girouette tournant à tous les vents, un grain de poussière emporté dans tous les tourbillons.
Nous avons, d’une manière plus ou moins consciente, un certain nombre d’idées générales, auxquelles nous rapportons nos actes, nos opinions de détail, sur lesquelles nous faisons reposer tranquillement notre certitude, sans vérifier la solidité de la base sur laquelle nous la faisons reposer.
Le préjugé est un principe faux.
Chapitre II — Les principes : définition modifier
L’homme qui a lu le Larousse. — La théorie de l’ignorance. — La méthode scientifique. — Le but de la science. — Lois scientifiques. — Définition du principe. — Tous nos actes basés sur des principes. — Lois de l’arithmétique, de la géométrie, de la physique, de la chimie. — Progrès scientifique : dégager de nouvelles lois naturelles. — Les astrologues et les alchimistes.
On m’a présenté un jour, dans une réunion populaire, avec admiration, un brave homme qui avait lu tout le Larousse. Je le félicitai de se patience, et je n’osai pas lui dire qu’il aurait beaucoup mieux employé son temps à étudier quelques questions.
Ce brave homme et ses admirateurs représentaient le préjugé d’après lequel un savant est un homme qui s’est bourré la mémoire d’un tas de mots, de noms, de faits, de détails, et ils représentaient précisément la conception de l’ignorance.
Il faut bien dire que les méthodes suivies pendant longtemps dans notre enseignement public, ayant pour sanction des examens dans lesquels on demandait, par exemple, en géographie, les noms des cours d’eau les plus insignifiants[8], ont contribué à entretenir ce préjugé. J’ai entendu des députés mettre en doute la compétence de directeurs de ministères parce qu’ils ne s’étaient pas trouvés en mesure de leur répondre sur une question de détail à l’improviste : et il était impossible de leur faire saisir leur erreur. Elle n’était pas extravagante ; car ce n’est que d’hier que nous commençons à nous rendre compte des conditions de la méthode scientifique ; et la très grande majorité des hommes, même vivant dans les pays où ont vécu Léonard de Vinci, Galilée, Copernic, Bacon, Newton, Descartes, Lavoisier, Claude Bernard, les ignore encore.
Nous nous permettons donc de les rappeler en quelques pages.
Toute science a pour but de dégager et de formuler certaines vérités générales qui sont la base des vérités de détail : on les appelle des lois scientifiques.
Cette loi « devient un principe, dit Jean-Baptiste Say, lorsqu’on l’invoque comme une preuve ou comme la base d’un plan de conduite[9]. »
— Et vous, mon cher législateur, qui faites si bon marché des « principes », il n’y a pas un acte de votre vie, si insignifiant qu’il soit, que vous n’essayiez de conformer à un principe.
— Moi ?
— Oui, vous ! Vous comptez tous les jours de votre vie, et vous admettez cette vérité nécessaire que 2 + 2 = 4. Si, comme le dit Herbert Spencer, un sauvage ne peut additionner 7 + 5 ou si un enfant se trompe dans cette addition, l’impuissance du premier, l’erreur du second n’empêcheront pas le total de ces deux chiffres d’être 12. Vous acceptez cette vérité générale. Vous ne contestez pas non plus que deux choses égales à une troisième sont égales. Si vous doutez que la ligne droite soit le chemin le plus court d’un point à un autre, vous n’êtes pas capable de tracer une route ou de mesurer un champ.
Si vous ne vous conformez pas au principe d’Archimède, d’après lequel tout corps plongé dans un liquide perd de son poids une partie égale au poids du liquide qu’il déplace, vos bateaux iront au fond de l’eau.
Le savant, ou pour me servir d’un terme moins prétentieux et plus exact, l’homme compétent est celui qui peut rapporter une question donnée, si complexe qu’en paraisse l’aspect, à un certain nombre de lois précises et certaines.
Le progrès intellectuel de l’humanité a consisté à dégager de nouvelles lois. Les anciens n’avaient pas remarqué ce phénomène si simple, qui s’appelle le niveau des liquides dans deux vases communiquants : et c’est pour cela qu’ils ne construisaient que des aqueducs et ignoraient les siphons.
La chimie n’a été fondée que le jour où elle a considéré comme irréductible ce principe : « Rien ne se crée, rien ne se perd », principe d’autant plus difficile à dégager et à affirmer qu’il était en contradiction avec toutes les cosmogonies religieuses. Elle a débarrassé l’esprit humain des rêveries et du charlatanisme des alchimistes quand elle a constaté, par maintes expériences, la démarcation entre les corps composés et les corps simples, dont la nature et le poids se maintiennent invariables.
Chapitre III — Les objectivistes et les subjectivistes modifier
Les objectivistes. — Les subjectivistes. — Bossuet, de Bonald, de Maistre. — J.-J. Rousseau. — Le général Cavaignac. — V. Cousin. — Discussions scolastiques. — Toutes les sciences sont constituées sur des réalités objectives. — Les axiomes sont des lois scientifiques. — L’unité intellectuelle de l’humanité. — Unité de foi et uniformité de méthode. — Les sciences expérimentales. — La science générale devient toujours plus indépendante des connaissances spéciales.
On peut diviser les hommes en deux catégories : les objectivistes et les subjectivistes.
Les objectivistes essaient de faire reposer leurs jugements et leurs conceptions sur la coordination d’observations contrôlées.
Les subjectivistes ont l’habitude d’accepter des opinions, des idées, des conceptions a priori, sans les avoir vérifiées ni contrôlées, de se payer de mots, de croire à la vertu des mots et de tirer de ces affirmations des déductions plus ou moins rigoureuses, mais forcément inexactes. M. Ritti a défini la folie, la prédominance du subjectivisme sur l’objectivisme. Interrogez un aliéné ; il partira d’une conception a priori, sans réalité ; et pour la justifier, il entassera raisons sur raisons. Il vous dira, par exemple, qu’il a une horloge dans la poitrine, et de ce fait il tirera des déductions souvent fort logiques.
Une fois le principe du droit divin monarchique affirmé, Bossuet, de Maistre, de Bonald en tiraient aussi des conclusions fort logiques ; mais ils oubliaient de montrer le titre qui l’établissait.
Rousseau affirmait que « l’homme était né bon ». Une fois cette vérité admise, il prouvait que la société l’avait corrompu. Seulement il oubliait de montrer les preuves qui lui permettaient d’affirmer la bonté native de nos aïeux de l’âge de pierre et de nous dire ce qu’était qu’une société constituant une personnalité à part des hommes qui la composaient. Il ne nous montrait pas non plus ses titres au droit divin qu’il lui donnait. Quand il disait: « La volonté générale est toujours droite, » il émettait une affirmation en contradiction tellement flagrante avec les faits, qu’il éprouvait le besoin d’ajouter: « Mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. »
Quand le général Cavaignac essayait de légitimer la République par des arguments comme celui-ci : « Il n’est pas possible que Dieu, qui savait ce qu’il faisait, ait laissé l’ordre politique dépourvu de tout principe, qu’il ait refusé, si je puis ainsi dire, l’émanation de sa pensée dans l’ordre des choses politiques, » il faisait aussi, lui, du subjectivisme.
Quand M. Cousin s’écriait : « Il est un certain nombre de vérités universelles et nécessaires qui portant avec elles le caractère de l’évidence, ne se démontrent pas et deviennent, au contraire, les principes de toute démonstration, par exemple : L’homme doit faire ce qu’il croit juste[10] », il faisait du subjectivisme.
Il y a moins de vingt ans, j’ai assisté à des discussions entre républicains, si ardentes qu’elles allaient jusqu’à l’excommunication, pour savoir si la République était au-dessus de la « Souveraineté du peuple » ou si « la Souveraineté du peuple » ne venait qu’après. Ils faisaient du subjectivisme exactement comme les docteurs de l’Église et les hérétiques discutant sur la nature de l’eucharistie.
Toutes les sciences sont constituées sur des réalités objectives, même celles dans lesquelles la méthode déductive prédomine. Vous entendez tous les jours des gens, incapables de justifier leur affirmation première, répondre à votre observation qu’il faudrait d’abord la vérifier : « Les axiomes sont des vérités évidentes par elles-mêmes et non démontrables. » Cette petite phrase, placée en tête de la plupart des traités de géométrie, a produit les ravages les plus étendus dans l’intellect, même d’hommes instruits, en leur permettant, par analogie, de considérer comme inutile la démonstration de certaines assertions a priori. Or, ils commettent une erreur. Les axiomes sont des lois scientifiques vérifiables par l’observation et l’expérience. On peut constater à tout moment que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Nous n’avons pas la même ressource pour le droit divin.
Les religions ont cherché à constituer l’unité intellectuelle de l’humanité, par l’affirmation de leurs dogmes, et la plupart ont essayé de la rendre obligatoire par la force. Elles entendaient par cette unité l’uniformité de foi. « L’hérétique, disait Bossuet avec horreur, est l’homme qui a une opinion. »
Maintenant, nous cherchons aussi à constituer l’unité intellectuelle de l’humanité, au moins de celle qui est la plus rapprochée de nous, de nos concitoyens et des peuples qui sont à peu près au même degré d’évolution ; mais ce n’est plus par l’unité de foi, mais par l’uniformité de méthode.
Les savants y sont déjà arrivés pour toutes les sciences où on peut avoir recours aux expériences directes et répétées. La seule question qui se pose au moment d’une découverte est de savoir si l’expérience s’est accomplie dans les conditions indiquées, si l’expérimentateur n’a pas mis une part de subjectivisme dans l’interprétation qu’il en fait.
De cette uniformité de méthode, il résulte que le développement des sciences se fait dans le sens d’une généralité plus grande et qu’Herbert Spencer a pu dire avec raison que « la science générale devient toujours plus indépendante des connaissances spéciales ».
En raison de la méthode, nous ne devons pas être effrayés de l’accumulation quotidienne des faits nouveaux. Toute la question est de les mettre en ordre.
Chapitre IV — Unité morale par uniformité de méthode modifier
La méthode objective et la sociologie. — Expériences. — Nécessité de la prudence. — Le seul moyen d’apaisement social. — Les astrologues et les alchimistes sociaux. — La puissance de l’Etat. — La mauvaise volonté des gouvernants. — Nécessité de la vérité. — Les vertus intellectuelles et les vertus morales. — Loi de Buckle. — Vertus morales stationnaires, vertus intellectuelles progressives. — Traité de Westphalie. — L’économie politique et la morale. — Unité morale par uniformité de méthode.
L’application de la méthode objective à la sociologie présente une grosse difficulté. Un physiologiste, comme Claude Bernard, peut sacrifier des lapins et des cobayes dans des expériences multiples, destinées à contrôler des hypothèses et à provoquer des séries d’observations faites toujours dans les mêmes conditions. Pasteur peut inoculer la rage à des chiens et faire vérifier à l’aide de témoins sacrifiés la qualité de ses bouillons de culture[11].
En matière politique et sociale, on ne peut avoir recours qu’à des observations de faits déjà accomplis, dans un temps plus ou moins rapproché, et dont le plus souvent on connaît d’une manière imparfaite les origines, les causes et les répercussions. Toute expérience politique et sociale est un acte décisif et irrémédiable. La postérité pourra profiter de la leçon qui en résultera : le plus souvent, il est de telle nature que, s’apercevrait-on que l’acte accompli présente les plus grands inconvénients, fait courir les plus grands périls, il est impossible de revenir en deçà, de mettre les choses en l’état où elles se trouvaient auparavant. Les législateurs et les gouvernants devraient toujours se rappeler ces conséquences de leurs actes, et si je les indique, c’est pour leur conseiller, non pas la timidité, mais la prudence.
Si l’expérience présente, en matière sociologique, les difficultés que mon ami Léon Donnat avait essayé de résoudre en partie dans sa Politique expérimentale[12], est-ce donc une raison pour renoncer d’y introduire la méthode objective ?
Loin de là, je dis, au contraire, que c’est le seul moyen d’aboutir à ce qu’on appelle l’apaisement social.
Aujourd’hui, faute de reconnaître en sociologie un certain nombre de vérités élémentaires, les Cardan, les Nostradamus, les Mathieu Laensberg, politiques et sociaux, ont beau jeu pour halluciner des dupes dans la vision de leurs horoscopes. Les adeptes de l’hermétisme social rougissent l’horizon des lueurs de leurs fourneaux, qu’ils réallument avec les tisons mal éteints des incendies de la Commune. Pourquoi donc les foules seraient-elles plus incrédules que les papes, les princes, les nobles, les gens riches et se croyant instruits qui, pendant tant de siècles, malgré des déceptions accumulées et constantes, ont été les dupes, aveugles jusqu’à la ruine, serviles jusqu’au crime, des alchimistes ? Ils ne se sont complus dans cette aberration que faute d’avoir une petite notion, toute petite, celle qu’il y a des corps doués de propriétés invariables.
Cet ouvrier, ce paysan, et même ce petit bourgeois écoutera l’alchimiste social, l’assurant que l’État peut faire de la richesse à son gré, le combler de munificences, lui assurer de larges gains, des rentes à la fin de ses jours, élever ses enfants, doter ses filles, lui donner des transports gratuits, lui faire vendre cher ses produits et acheter bon marché ses objets de consommation ; qu’il suffit pour obtenir toutes ces félicités et ces résultats contradictoires d’avoir foi en certains mots comme celui de socialisme, de répéter certaines maximes, comme des prières, d’exiger qu’elles soient écrites dans la loi ; et ce naïf finira par être convaincu que, si la terre ne se transforme pas du jour au lendemain en Eldorado, c’est la faute des gouvernants qui, par un satanique mauvais vouloir, empêchent la réalisation de ces miracles. Il écoutera, avec une passion avide, l’astrologue social dont l’horoscope lui annoncera un bouleversement dans lequel il deviendra le premier et les autres les derniers. C’est le paradis mis à la portée de sa main.
Essayez de prêcher la résignation à l’homme condamné à un travail pénible, rebutant, fatigant, dangereux, et dont la rémunération est loin de correspondre, non seulement à ses désirs qui sont illimités, mais même à ses besoins immédiats : pourquoi donc vous prêterait-il une oreille docile ? Si vous lui proposez comme dérivatif le paradis à la fin de ses jours, il vous répondra que ce séjour merveilleux est trop loin pour que l’espérance d’y demeurer éternellement soit une compensation suffisante à son malaise présent ; et beaucoup ajouteront qu’il ne leur présente pas un caractère de certitude suffisant pour les engager à renoncer aux jouissances dans cette vie.
Non, ce ne sont point des phrases édulcorées, des considérations morales, des berquinades, des tableaux de la vie du brave ouvrier, laborieux, économe, sobre, bon père, bon époux, des récits de la morale en action qui peuvent détourner les foules des alchimistes sociaux.
Il n’y a qu’un moyen d’action qui soit digne des publicistes, des hommes d’État qui ont conscience de leur tâche : c’est de leur exposer la vérité, réelle, brutale, telle qu’elle est, sans fard, dépouillée d’oripeaux. C’est de faire pour tous la démonstration, nette et précise, des conditions des problèmes politiques, économiques et sociaux.
Les partisans de l’ancien régime vous disent souvent : La France était jadis unie dans la personne de son roi, dans sa foi monarchique et religieuse. Cette unité faisait sa force. Maintenant qu’elle a disparu, la France va à l’aventure et tombe dans l’anarchie. Comment reconstituerez-vous son unité morale ?
Sans examiner le point de fait de savoir si cette unité demandée par les légistes du temps de Louis XI et poursuivie par Richelieu et Louis XIV n’avait point de nombreuses fissures, je reconnais qu’il est nécessaire pour un peuple d’avoir une unité intellectuelle et morale. — Mais peut-elle se concilier avec l'esprit d’examen et de libre discussion ? — Oui, par l’uniformité de méthode.
« Toute connaissance exacte, dit Huxley, est de la science et tout raisonnement juste est du raisonnement scientifique. » Nous devons donc déterminer le caractère et les procédés de la méthode à laquelle la science doit tous ses progrès, afin que nous prenions l’habitude de les transporter dans la science sociale.
Aristote avait distingué les vertus en vertus intellectuelles et en vertus morales. Les premières ont pour but la vérité, les secondes la vertu ; et les anciens philosophes faisaient de la connaissance du bien, de la manière de se conduire, la souveraine science, la philosophie. Buckle, s’inspirant de Condorcet, a posé la question de la manière suivante : Le progrès moral se rapporte à nos devoirs, le progrès intellectuel à notre connaissance. Consentir à faire son devoir, voilà la partie morale ; savoir comment l’accomplir, voilà la partie intellectuelle. Le progrès est le résultat de la double action de ces éléments du progrès mental. Or, nous trouvons dans les vieux livres de l’Inde, de la Chine, de la Judée, de la Grèce, et même chez des peuples qui n’ont aucun livre, les mêmes maximes : faire du bien à autrui, contenir sa passion, honorer ses parents. Elles constituent avec deux ou trois autres préceptes dans le même sens, tout le stock des vérités morales amassé par l’humanité. Elles sont stationnaires. Les vérites intellectuelles nées de l’esprit d’examen sont seules progressives. Les gens, qui en brûlaient d’autres au nom de la religion, se croyaient vertueux. C’est le progrès intellectuel qui a supprimé ces pratiques. Les diplomates du traité de Westphalie (1648) n’étaient ni personnellement ni intentionnellement vertueux ; mais en éliminant la question religieuse des guerres européennes ils ont fait un grand acte moral. Actuellement aucun ministre n’oserait dire, comme Lord Shaftesbury en 1672 : « Il est temps de faire la guerre à la Hollande pour rétablir notre commerce ; » comme Lord Hardwicke, en 1743 : « Il faut ruiner le commerce de la France pour nous ouvrir des débouchés sur le continent ! » La théorie des sentiments moraux d’Adam Smith n’a pas eu grande action sur la direction de l’humanité ; mais Buckle a pu dire avec raison de son traité de la Richesse des nations que « c’est probablement le livre le plus important qu’on ait jamais écrit et qu’il a plus fait pour le bonheur de l’homme » que tant d’agitations qui, le plus souvent, ont manqué leur but. Quand les philosophes français et les physiocrates élaboraient dans leurs cabinets respectifs les Principes de 89, ils faisaient plus pour le développement de l’humanité que tous les prédicateurs qui enjoignaient dans leurs chaires la charité et l’humilité aux grands, l’obéissance et la résignation aux petits[13]. Quand les employeurs et les travailleurs seront convaincus de la vérité des lois économiques, qu’ils les connaîtront, qu’ils sauront que les économistes ne peuvent pas plus « abroger la loi de l’offre et de la demande » que les physiciens « la loi de la pesanteur », que ce qu’il s’agit de faire, c’est d’en chercher la meilleure application possible, les guerres sociales auront disparu comme ont disparu aujourd’hui les guerres religieuses. Les vertus morales sont aussi impuissantes à établir la paix sociale qu’elles l’ont été pour empêcher des guerres commerciales. On ne peut y parvenir que par la vertu intellectuelle ; Et qu’est-ce ? c’est la rigueur dans la méthode.
Loin de flatter des préjugés sous prétexte de sentiments, d’essayer de palliatifs empiriques, il faut apporter, dans l’étude de tous les phénomènes sociologiques la rigueur des procédés de la méthode objective.
Chapitre V — Les lois naturelles modifier
Caractère des lois naturelles. — Une loi naturelle est un rapport constaté entre des phénomènes déterminés. — Elle devient une puissance mentale et une puissance matérielle. — Ses preuves. — Netteté de ses conséquences. — Non à cause de, mais conformément à… — La loi de la chute des corps. — La loi de l’offre et de la demande. — Loi humaine. — Une loi humaine est d’autant plus efficace que la sanction en est plus précise et plus immédiate. — Principe établi.
Il est nécessaire, tout d’abord, de rappeler le véritable caractère d’une loi scientifique.
Les phénomènes de cet ensemble de matières et de forces que nous appelons la Nature, sont tous liés les uns aux autres d’une manière intime. Si nous les séparons, si nous les définissons, si nous les classons, c’est en vertu d’une action mentale, l’abstraction. Quand nous parlons donc d’une « loi naturelle », il ne faut pas s’imaginer qu’elle est de celles que Moïse a rapportées du Sinaï. Elle n’est gravée sur aucune table de pierre ; elle n’a été édictée par personne.
Un exemple. On a pu mesurer, par différents procédés, les espaces parcourus par un corps qui tombe librement, et on en est arrivé à établir :
1o Que tous les corps, dans le vide, tombent avec une égale vitesse ; 2o que les espaces parcourus par un corps qui tombe dans le vide sont proportionnels aux carrés des temps employés à les parcourir ; 3o que les vitesses acquises par un corps qui tombe dans le vide sont proportionnelles aux temps écoulés.
Quand une certaine cause est toujours suivie d’un certain effet, nous appelons cette constance de relations loi naturelle.
Une loi naturelle est un rapport constaté entre des phénomènes déterminés.
Cette loi, dit fort bien Littré[14], devient une puissance mentale, car elle se transforme en instrument de logique ; une puissance matérielle, car elle nous donne le moyen de diriger les forces naturelles.
Une telle loi n’admet aucune exception. Son exactitude se prouve par la netteté de ses conséquences. Huxley a remarqué avec juste raison que la loi naturelle, fixée par nous, n’est pas la cause des phénomènes ; mais elle indique les phénomènes qui se produiront, dans certaines circonstances, d’une manière implacable. Si vous jetez une pierre par la fenêtre, vous la voyez tomber immédiatement. Ce n’est pas à cause de la loi de la pesanteur qu’elle tombe, mais conformément à la loi de la pesanteur que l’homme a pu préciser ; elle ne tombe pas avec les vitesses que nous venons de rappeler à cause des lois des espaces et des vitesses, mais conformément à ces lois.
La loi de l’offre et de la demande n’est pas la cause de la baisse ou de la hausse du prix des marchandises. C’est une formule d’après laquelle on est certain que si, sur un marché, il y a plus de marchandises offertes que de marchandises demandées, leur prix baissera, et que, si le contraire se produit, leur prix haussera.
La loi élaborée par le législateur a le même caractère. Il fixe certains rapports et détermine certains effets qui résulteront de l’observation ou de la non-observation de la loi.
Telle ou telle loi vous oblige à payer tel impôt. C’est une obligation dont vous vous déchargeriez volontiers sur votre voisin, avouez-le entre nous, si bon citoyen que vous puissiez être. Cependant vous payez ; pourquoi ? Non pas à cause de la loi, mais à cause des effets qu’elle comporte.
Vous savez que la loi a des sanctions qui la rendent obligatoire et que, si vous ne vous y conformiez pas volontairement, vous y seriez contraint. Par accoutumance, vous accomplissez aisément ce devoir, de même que lorsque du cinquième étage vous voulez descendre dans la rue, vous consentez sans hésitation aux détours de l’escalier au lieu de prendre la verticale.
Une loi humaine est d’autant plus efficace que la sanction est plus précise et plus immédiate.
En constatant le caractère et l’efficacité des lois naturelles, nous en arrivons déjà à déterminer, dans une formule, un des caractères des lois positives. Nous venons d’établir un principe.
Chapitre VI — Des faits et des chiffres modifier
Les faits et les chiffres ne sont que des rapports. — Les superstitions. — Corrélation entre les faits. — Post hoc, ergo propter hoc. — Les a priori français et anglais. — Les enquêtes. — Qui fait l’enquête ? — Les enquêtes sur les tarifs de douanes. — Contradictions morales. — Les déposants. — Les intérêts particuliers et l’intérêt général. — L’enquête sur la crise économique de 1884. — L’enquête sur la grève d’Anzin. — Compétence de l’État. — Dangers de ces enquêtes. — Nécessité des principes.
J’entends le théoricien de l’empirisme me dire :
— Moi aussi, je suis un objectiviste ; mais j’ai peur de vos lois dites scientifiques quand elles s’appliquent aux phénomènes sociaux. Je ne veux que des faits et des chiffres.
— Mais qu’est-ce qu’un fait ? est-ce qu’un fait est isolé ? un fait n’est qu’une résultante et une cause. Quelles en sont les causes, les ramifications, les conséquences ? et les chiffres ? vous les étalez sur un tableau noir : ils ne signifient rien par eux-mêmes. Ce sont les relations des faits et des chiffres qui ont de l’importance ; et ils ne prouvent que si vous établissez les liaisons qui peuvent exister entre eux.
Les superstitions reposent sur des faits dépourvus de rapport. Si vous vous embarquez un vendredi au Havre et rencontrez une tempête qui traverse l’Atlantique ; si vous trouvez un corbeau le matin et faites un mauvais marché dans la journée, vous voudrez, en vain, établir une corrélation entre ces faits, vous ne pourrez la justifier. Ce ne sont pas seulement les intelligences primitives qui ont une tendance à essayer de coordonner des actes sans lien entre eux. À tout instant, les médecins commettent l’erreur bien connue, qualifiée par ces mots : Post hoc, ergo propter hoc, « après, donc parce que ». Dans les polémiques de la presse et du Parlement, au sujet de telle ou telle mesure politique, de telle ou telle loi, chacun cherche à établir, selon son opinion et son parti, une relation de cause à effet qui n’existe souvent qu’à l’état subjectif.
On a dit qu’en science sociale, les Anglais partaient d’un a priori et ensuite accumulaient les faits pour le confirmer, tandis que les Français et les Latins se contentent d’un a priori tout seul.
Je considère qu’Howard a rendu un grand service quand, en 1773, pour la réforme des prisons, il essaya d’appliquer la méthode d’observation en provoquant des enquêtes[15]. Le théoricien de l’empirisme en est volontiers partisan. Elles donnent, en effet, des faits et des chiffres. Est-ce à dire qu’elles soient infaillibles ?
D’abord, qui fait l’enquête ? Nous en avons vu des enquêtes : l’Enquête sur les Actes du gouvernement de la Défense nationale, l’Enquête sur les marchés, l’Enquête sur les Faits administratifs de 1888, l’Enquête sur le Panama.
Les membres de ces commissions d’enquête n’avaient-ils donc d’autre préoccupation que la recherche de la vérité ? Aucun n’y attachait-il des intérêts politiques dans un sens ou dans un autre ? Avaient-ils tous fait abstraction de préoccupations de parti et de haines personnelles ou politiques ? N’y en avait-il pas, au contraire, qui s’étaient fait mettre dans ces commissions avec la passion et le désir d’y établir des guillotines morales et de s’élever au pouvoir sur les cadavres de leurs victimes ? Ce n’étaient pas des juges, c’étaient des adversaires des uns ou des autres. M. Delahaye a dénoncé 170 ou 104 — les chiffres ont varié — députés, comme ayant été corrompus par la Compagnie de Panama. Les ministres, sans faire une réserve, les députés qui étaient injuriés, le président, qui était dans les suspects, laissent se produire ces outrages et ces accusations ! La Chambre a obéi servilement à ces injonctions, et a nommé une commission d’enquête moins pour les contrôler que pour les corroborer. Elle ne réfléchit même pas que si l’accusation était vraie, elle devait se récuser ; car c’étaient les parlementaires qui étaient sur la sellette, et ils ne devaient pas à la fois être juges et partie. Elle ne connaissait pas les noms des accusés. Elle pouvait donc nommer parmi les enquêteurs des gens exposés à être enquêtés eux-mêmes : et le fait s’est produit.
Qu’ont prouvé toutes ces enquêtes ? Qu’ont prouvé l’enquête de 1888 et l’enquête de 1892 ? Elles ont développé la passion calomniatrice, introduit dans le Parlement des mœurs de délation, fait germer et éclore des ferments de haine et excité dans le public des curiosités malsaines et dépravées, en lui faisant croire que la politique, pour les uns, était l’art d’exploiter le pays au profit d’intérêts privés et, pour les autres, le devoir de dénoncer ces corruptions.
En même temps qu’on érige en maxime de morale farouche, que jamais celui qui a reçu un mandat électif ne doit le faire servir à ses intérêts privés, si on nomme une commission d’enquête sur les tarifs de douanes, des candidats demandent à en être membres en disant : « Nommez-moi ! car je suis propriétaire, et par conséquent, compétent pour défendre les intérêts de l’agriculture. » — « Nommez-moi ! car je suis métallurgiste, et par conséquent, je saurai défendre les intérêts de la métallurgie. » — « Nommez-moi, car je suis filateur de coton, et par conséquent compétent pour défendre les intérêts de la filature… Nommez-moi, afin que je puisse défendre mes intérêts privés contre l’intérêt général. » Cette qualité, hautement invoquée, qui devrait être un motif d’exclusion, devient un motif d’élection ; et la commission nomme pour chaque genre de production, comme rapporteur, le personnage le plus intéressé à sa protection. Cette commission fait une enquête et entend les dépositions ; mais qui entend-elle ? Des producteurs, des fabricants, des industriels, des propriétaires, des agriculteurs, tous gens qui se croient intéressés, chacun de son côté, à supprimer la concurrence étrangère à l’aide de tarifs de douanes. Si un original demande à être entendu comme simple consommateur, on lui répond que la commission n’a rien à faire avec lui. Les consommateurs, étant tout le monde, sont mis à la porte. Le fait s’est produit, en 1881, pour M. Marc Maurel, de Bordeaux.
Des enquêtes faites dans ces conditions peuvent fournir des renseignements de détail qui sont à contrôler. Mais elles sont surtout le tableau des prétentions de certains producteurs, et elles ne prouvent pas qu’il faille leur sacrifier l’intérêt général du pays.
On a fait aussi des enquêtes sur les conditions du travail, sur la crise économique. À propos de la grève d’Anzin, en 1884, M. Clemenceau demanda une enquête : proposition facile, qui n’engage à rien, qui ne préjuge aucune solution, qui vous donne l’apparence de faire quelque chose. M. Clemenceau montrait la notion qu’il a de la méthode, en disant : « Faites une enquête ! deux jours suffiront ! »
Lui-même ne déposa son rapport qu’une fois la grève terminée ; et elle avait duré cinquante-six jours. Qu’y trouve-t-on ? des dépositions d’ouvriers et d’administrateurs des mines. Les ouvriers voudraient gagner davantage et travailler moins ; les directeurs des mines disent qu’ils ne peuvent pas donner plus. Est-ce qu’une commission d’enquête est compétente pour trancher ces différends ? Est-ce qu’elle peut dire aux industriels : « Je vais fixer les salaires que vous donnerez ! Si vous vous ruinez, tant pis ! je vous l’ordonne. »
Des enquêtes de ce genre ont l’inconvénient de donner à un certain nombre de personnes l’envie de croire qu’un gouvernement a des pouvoirs qu’il ne saurait avoir ; que le législateur peut intervenir à son gré dans les contrats privés : elles font plus pour la propagation des idées socialistes que les prédications de leurs plus farouches apôtres.
Nous citons ces exemples afin de démontrer la nécessité pour les hommes politiques, gouvernants et législateurs, de fixer certaines vérités générales qui les préserveront de pratiques trop souvent employées dans les investigations sociales ou politiques, quelque bonne foi qu’on y apporte.
Chapitre VII — Caractère de certitude des lois sociologiques modifier
Certitude de certaines lois économiques. — La règle d’Auguste Comte. — La complication des hypothèses. — Utilité des généralisations. — Kepler et Newton.
Le théoricien de l’empirisme continue ses objections en me disant :
— Vous montrez vous-même la difficulté d’appliquer la méthode objective aux phénomènes sociaux. Les lois qui ont été dégagées de leur observation ont-elles et pourront-elles jamais avoir le caractère de certitude des lois dégagées par les sciences mathématiques, physiques ou biologiques ?
À cette objection, deux réponses. D’abord, certaines lois sont vérifables tous les jours, à chacun de nos actes, par chacun de nous ; la sanction est précise et immédiate. Il ne peut y avoir aucune incertitude à leur égard. De ce nombre sont des lois économiques dont je ne citerai qu’une en ce moment : la loi de l’offre et de la demande.
Quant aux autres qui n’ont pas encore acquis ce caractère de précision, nous devons essayer de les déterminer en suivant rigoureusement la règle d’Auguste Comte : — « Construire l’hypothèse la plus simple que comporte l’ensemble des documents à notre disposition. »
Tout à l’heure, j’ai parlé du fou qui s’imagine avoir une horloge dans le ventre. Questionnez-le. Poussez-le à bout. Il vous racontera comment il l’a eue. Vous lui faites une objection. Il y répond par une autre affirmation. Plus vous le pressez, plus il multiplie les hypothèses.
Écoutez un club des légendaires madame Pipelet. Sur la plus petite observation, d’une suscription de lettre, d’un mot surpris, elles construiront des romans aussi enchevêtrés et invraisemblables que ceux de Ponson du Terrail. Rocambole répondait à leur intellect.
Les astrologues et les alchimistes multipliaient les hypothèses : ils le faisaient par penchant naturel, vice de méthode ; ils se complaisaient d’autant plus dans ces opérations compliquées qu’elles leur donnaient plus de prétextes pour excuser leurs avortements.
On peut dire que la politique paraît d’autant plus compliquée qu’on s’éloigne davantage des milieux où elle s’exerce dans toute son intensité. Quelquefois, j’ai été stupéfait en entendant quelqu’un, dépourvu de toutes sortes d’informations, me révéler les mystères de la politique intérieure et extérieure, raconter les plus secrètes pensées des empereurs, rois, ministres, avec tant d’assurance que j’aurais peut-être pu croire qu’il avait un don de divination, s’il ne s’était pas avisé de vouloir me révéler les miennes, avec des plans et des projets auxquels je n’avais jamais pensé.
Il est possible que quelques-uns des documents indispensables soient connus d’une manière incomplète ou insuffisante. Cependant nous ne devons pas craindre d’essayer d’en tirer les conséquences possibles. La généralisation que nous ferons ne servirait-elle que de point d’appui à la critique que nous aurions encore rendu un service. Les critiques des généralisations scientifiques antérieures ont été les instruments des progrès scientifiques. Et nous savons qu’une généralisation, ne représentant pas la vérité complète, mais en approchant, peut rendre de grands services.
Les trois lois de Kepler ne sont pas d’une rigueur absolue : et cependant c’est sur elles que repose toute l’astronomie planétaire.
L’accord du calcul de Newton avec les résultats de l’expérience n’eût pas été complet sur l’identité entre la force qui retient la lune dans son orbite et la gravité à la surface de la terre, s’il eût été obligé de tenir compte de diverses causes perturbatrices ; mais elles étaient alors inconnues et furent corrigées par des compensations fortuites de petites erreurs.
Chapitre VIII — Le danger des principes modifier
Nécessité de la vérité quand même. — L’escroquerie intellectuelle.
Les principes et leur application.
Le théoricien de l’empirisme s’écrie : — Mais les principes que vous dégagez peuvent être dangereux !
C’est parce que les clergés ont cru la géologie, la chimie, l’évolution biologique dangereuses, qu’ils les ont combattues avec tant d’acharnement. Ils ont pu retarder le progrès de ces sciences, paralyser certains savants, dont le caractère n’était pas à la hauteur de l’intelligence. Mais où sont leurs objections, aujourd’hui ? Disparues, évanouies. Il ne leur en resterait que l’humiliation, si elles n’étaient pas oubliées.
C’est une lâcheté inutile que d’ériger la dissimulation de la vérité en méthode par peur de ses conséquences. Cette escroquerie intellectuelle a l’inconvénient, non seulement de provoquer de terribles réactions de la part de ceux qui en ont été victimes ; mais elle provoque chez beaucoup le droit de dire avec vraisemblance : « On ne nous dit pas la vérité ! » — et de jeter ainsi l’esprit de méfiance parmi ceux qu’il faudrait éclairer.
Les chefs du socialisme représentent aujourd’hui leurs adversaires comme des hommes attachés au passé par leurs préjugés et leurs intérêts, des rétrogrades qui redoutent les innovations, alors que ce sont eux, comme je l’ai prouvé dans la Tyrannie socialiste, qui sont des rétrogrades et des arriérés, imbus de préjugés dont les racines plongent dans les profondeurs les plus lointaines des civilisations de l’âge de la pierre, non seulement polie, mais brute.
Il faut leur opposer la vérité sans ambages, sans détours. Les principes sont ce qu’ils sont. On aura beau les nier, ils n’en existeront pas moins avec leurs conséquences obligatoires. Il faut répéter avec J-B. Say :
« Ce n’est pas raisonner sagement que de s’élever contre les principes d’une science par le motif qu’il peut être dangereux de les appliquer à contretemps[16]. »
Chapitre IX — Les systèmes et la pratique modifier
Apologie du hasard. — Nécessité du système. — Qualité du système.
Enfin, le théoricien de l’empirisme a un dernier argument :
— Vous n’êtes pas un homme pratique, vous êtes un homme à système.
Cette accusation est grave et fait de vous, dans la plupart des milieux politiques, un homme suspect ; et cependant elle tend à ériger en système que les meilleurs de nos gouvernants et de nos administrateurs doivent être des imprévoyants qui agissent au petit bonheur, sans plan, sans méthode, au hasard des circonstances.
Si une maison de commerce était gérée de cette manière, chacun n’hésiterait pas à en prédire la ruine. On en arrive à cette contradiction que ce qui serait absurde pour les affaires privées, ce qui est impossible en fait, est considéré comme sage, excellent, recommandable pour les affaires publiques, et que la seule manière de les gérer correctement, ce serait de les livrer à l’aventure. De quelque manière qu’on juge leur œuvre, on est forcé de reconnaître que des hommes comme Richelieu et Colbert, qui ont laissé leur empreinte si fortement marquée sur la France, étaient des hommes à système, et qu’est-ce que l’histoire politique ? sinon l’étude des divers systèmes qui ont dominé à diverses époques la direction de divers pays.
Un pilote prend des alignements, laisse de côté les zones dangereuses ; et une fois son parti arrêté, il s’y tient. Mais avant de le prendre, il a réfléchi : vaudrait-il mieux qu’il se laissât aller à tous les courants et, sous le coup de chacune de ses impressions successives, changeât de route ?
Tout homme qui ne se dirige pas d’après un système, c’est-à-dire un ensemble de conceptions liées entre elles et se prêtant un appui mutuel, est un imprévoyant qui doit être disqualifié. Il n’y a qu’une question : savoir si telles ou telles conceptions ont une base objective ou si elles ne sont que subjectives ; si elles sont réellement liées les unes aux autres ou en contradiction les unes avec les autres. La nécessité du système ne fait pas de doute ; ce qui importe, c’est la qualité du système.
Livre 2 — Les principes de 1789 modifier
Chapitre I — Erreur des contempteurs modifier
Le Centenaire de 89. — I. La condamnation des « immortels principes ». — II. Rayonnement extérieur des principes de 89. — III. La révolution anglaise. — Différence. — Les amendements à la constitution des États-Unis et la Déclaration des Droits. — IV. Les principes de 89 sont des conceptions concrètes. — Les cahiers des États généraux.
I. — La France a célébré avec beaucoup d’éclat, de pompe et de retentissement le Centenaire de 89. La tour Eiffel s’est dressée comme un symbole de la puissance industrielle de notre époque, écrasant du haut de ses trois cents mètres les cent quarante-deux mètres de la pyramide de Chéops et les cent cinquante-six mètres de la flèche de la cathédrale de Cologne.
Mais il a manqué au centenaire de 1789 la conviction de la grandeur de la date que nous célébrions. Le seul mot juste qui ait été dit à propos de l’ouvrage de Taine sur la Révolution, l’a été par M. Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes, quand il a évoqué le caractère religieux et catholique, dans le sens d’universel, de la Révolution. Elle n’a pas été seulement un fait local, comme la révolution anglaise de 1688 ou l’affranchissement des colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Cet acte a rayonné sur le monde. Cette date de 1789 est de celles qui marquent, dans la route de l’humanité, un point de départ. C’est une ère nouvelle.
Des publicistes, inspirés par M. Taine, ont profité du Centenaire pour railler agréablement « les immortels principes ». M. Freppel a fait un livre de protestation[17], dans lequel il prophétise « la réaction des réalités contre les chimères et les fictions ». D’autres, qui n’étaient même pas chrétiens, ont repris contre « les immortels principes » les anathèmes fulminés par de Bonald et de Maistre ; d’autres ont répété que la Révolution était le produit de « l’esprit classique », que l’œuvre de l’Assemblée nationale était le résultat de « la raison raisonnante » ; qu’elle n’était qu’une abstraction métaphysique, et, au nom d’une prétendue méthode historique, empruntée à l’Allemagne, se sont mis à lancer toutes sortes de pierres « contre l’arche sainte[18] ». D’autres, comme M. Charles Benoist[19], ont réédité les critiques de Bentham. M. de Mun s’unissait, en même temps, aux socialistes pour essayer de détruire, au point de vue de la liberté économique, l’œuvre de la Révolution ; et tous s’entendaient pour célébrer « le bon vieux temps » des corporations, maîtrises et jurandes.
Pendant que nous allions à Versailles, le 5 mai 1889, célébrer l’œuvre de nos pères, on essayait de la saper dans l’opinion ; des gens qui se prétendent « avancés », s’efforçaient de faire une législation de privilèges et de castes, d’accord avec les descendants des émigrés ; et cette œuvre continue.
Petits doctrinaires, réactionnaires de tempérament, de passion et d’opinion, socialistes révolutionnaires et germanisés, regardent de haut « les immortels principes ». Ils les traitent de vieilles lunes qu’il est temps de remiser avec celles de Villon. Si vous montrez quelque étonnement, on vous rit au nez et on hausse les épaules.
— Vous n’êtes pas dans le train. Vous croyez à ces antiques machines-là, vous ? Et vous vous imaginez être un libre penseur ! Vous n’êtes qu’un métaphysicien, produit de l’esprit classique. Taine l’a dit, et nous le répétons.
II. — M. Ferneuil insiste dédaigneusement sur « la stérilité des principes de 89 ». Il affirme « qu’ils n’ont pas conquis le monde ».
Il oublie de nous montrer la nation dans laquelle il n’y ait rien eu de changé depuis 1789, et qui n’en ait ressenti le formidable contre-coup. Les émigrés eux-mêmes se chargeaient de les propager et, en 1795, Mallet du Pan se plaignait amèrement « que tous ceux qui se trouvaient à la Cour d’Autriche en fussent infectés. »
Il oublie, ce partisan de la méthode historique, l’enthousiasme qu’ils excitèrent en Belgique, en Hollande, en Italie, dans l’Allemagne du Rhin, en Suisse, où nos armées furent accueillies comme des libératrices : et, si Napoléon put promener si aisément le drapeau tricolore dans toute l’Europe, c’est que ce drapeau les portait dans ses plis. Dans toute l’Allemagne, en Espagne, en Pologne, en Illyrie, en Dalmatie, même en Russie, partout les peuples en gardèrent si bien l’empreinte que les dynasties des Habsbourg, des Hohenzollern, des Romanoff furent obligées de s’en inspirer pour grouper leurs peuples autour d’elles. Non seulement la Charte de 1815 fut obligée de respecter les principes de 89, mais ce furent eux qu’évoquèrent dans leurs efforts de libération tous les peuples opprimés en Espagne, à Naples, en Piémont, en Grèce, en Belgique, ceux des États du Pape, des États secondaires de l’Allemagne, qui demandaient des constitutions, ceux de l’Amérique espagnole et portugaise, en proclamant leur indépendance ; et sont-ils donc complètement étrangers à l’affranchissement des serfs en Russie ?
Si nous ne comprenons plus très bien aujourd’hui en France l’influence exercée par les Principes de 89, il y a un siècle, c’est qu’elle a été trop profonde. Nous ne pouvons plus nous représenter la situation sociale et politique de la France telle qu’elle était à la mort de Voltaire (1778) ou de Diderot (1784). Quand nous parlons de l’ancien régime à des ouvriers et à des paysans, ils le considèrent comme une histoire aussi ancienne que celle des Égyptiens ou des Babyloniens.
Si la célébration du Centenaire de 89 n’a pas provoqué plus d’enthousiasme intime, c’est qu’il manquait d’actualité. L’œuvre de nos pères a été si complète qu’elle a enseveli, même dans notre souvenir, les destructions qu’elle a accomplies. Et alors, comme si la Déclaration des Droits de l’homme n’avait pas reçu d’application, des hommes étonnés, comme MM. Ferneuil et Charles Benoist, s’éveillent et disent : — Les immortels principes ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
III. — On oppose la révolution anglaise de 1688 à la Révolution française. Est-ce qu’il y a la moindre analogie entre une révolution se réclamant du « pacte primitif conclu entre le roi et le peuple », se faisant au cri : « Un parlement libre et la religion protestante ! » et la Révolution française[20] ?
On oppose la Déclaration des Droits des États-Unis à celle de la France : est-ce que la situation était la même ? et cependant, il n’y a pas de différence dans la conception des droits essentiels qui doivent être assurés à l’homme des deux côtés de l’Atlantique.
Les amendements à la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787 sont des garanties de droits : liberté de la parole, de la presse, de religion et de réunion ; liberté individuelle, sécurité de la propriété ; et l’article IX ajoute : « L’énumération faite, dans cette Constitution, de certains droits ne pourra être interprétée de manière à exclure ou à affaiblir d’autres droits consacrés par le peuple. »
Or, quels sont les principes dégagés par la Déclaration des droits de l’homme ?
Liberté, propriété, sûreté, égalité devant la loi ; — accessibilité de tous à toutes les fonctions, selon les capacités ; — garanties de la liberté individuelle ; liberté des opinions, même religieuses ; liberté du travail ; — l’impôt réel et proportionnel perçu exclusivement au profit de l’État sans privilège ; — consentement de l’impôt et contrôle des finances ; — contrôle de l’administration publique ; séparation des pouvoirs.
IV. — Mais, à la suite de M. Taine, on prétend que la Déclaration des Droits n’est qu’une conception abstraite ; et, ceci dit, on croit avoir tout dit.
Quant à moi, je le répète : je m’en tiens nettement aux Principes de 89, tant qu’on ne m’aura pas montré mieux.
Au point de vue de la méthode, je vais prouver que, loin d’être des conceptions abstraites, ce sont des conceptions concrètes, que loin d’être des produits subjectifs, les Principes de 89 reposent sur des réalités objectives. Si on peut reprocher au texte de la Déclaration certaines formes métaphysiques, ces principes sont très positifs, très réalistes, et impliquent une application très perceptible et très nette.
Les prétendus disciples de la méthode historique qui les font jaillir de l’imagination de Rousseau, non seulement commencent par confondre 93 avec 89, mais ils négligent les énormes volumes qui contiennent les Cahiers des États généraux. Ils n’oublient que ce détail. Autrement s’ils s’étaient donné la peine d’interroger cette enquête, ils en auraient compris l’origine.
Chapitre II — Les faits et les principes modifier
I. L’absolutisme royal et la liberté politique. — Les Droits du Roi et les Droits de l’Homme. — II. Désordres dans les finances. — Nécessité du contrôle. — Inégalités de l’impôt. — Impôt réel et proportionnel. — III. Extermination des hérétiques. — Liberté religieuse. — Persécutions contre la pensée. — Liberté de penser. — Lettres de cachet. — Liberté individuelle. — IV. La noblesse, ses privilèges. — Droits féodaux. — Principes de légalité. — Le clergé. — Protestants et juifs. — L’égalité. — V. Multiplicité des lois et des juridictions. — Égalité de tous devant la loi. — La loi une pour tous.
I. — Loin de moi l’idée de refaire le tableau de la France en 1789. Il a été fait et bien fait par beaucoup[21]. Mais puisque des publicistes, au nom de leur méthode historique, oublient l’histoire afin de répéter que les principes de 1789 ne sont que des éclosions métaphysiques, je crois utile de montrer, en quelques lignes, leur raison d’être objective. Les abus, les injustices, les barbaries dont ils sont la contre-partie étaient tels que beaucoup de ceux qui en profitaient étaient obligés de les condamner. La Déclaration des Droits a creusé le fossé entre l’ancien régime et le droit public moderne.
La maxime des Césars de Rome et des empereurs de Byzance : Quidquid principi placuit legis habet vigorem, « le bon plaisir du prince, voilà la loi », fut traduite sous Philippe le Bel, par les « Chevaliers de la loi » en celle-ci, non moins expressive : « Si veut le roi, si veut la loi. Jus est id quod jussum est. » Après les troubles de la Ligue, le Tiers-État, aux États de 1614, proclama la divinité de la monarchie, et Bossuet déclare que « Dieu établit les rois comme ses ministres. Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne. »
Louis XIV affirme que « la volonté de celui qui a donné les rois aux hommes est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement ». Cette affirmation est renouvelée à maintes reprises dans des circonstances solennelles par ses successeurs. Louis XVI répond aux observations du parlement, en 1787 : « C’est légal parce que je le veux. »
D’après ce système, dans la nation, il y a un homme et des sujets. Qu’a fait la Révolution ? Elle a opposé aux Droits du Roi les Droits de l’Homme.
II. — Le roi avait assumé la complète responsabilité du gouvernement et de l’administration du pays. Il avait toute puissance, mais aussi toute responsabilité. Ayant épuisé toutes ses ressources, il dut s’adresser au pays pour en trouver. La Révolution est la banqueroute de la monarchie. Sa manière de gérer était telle qu’elle avait inspiré de légitimes méfiances. Les Necker et les Calonne étaient obligés d’avouer les dilapidations, les abus qui provenaient du gouvernement. Le roi n’avait d’autre limite pour l’établissement des impôts que l’impossibilité de payer du contribuable. Le contrôle de leur emploi n’existait que par les rivalités et les dénonciations de la cour. La plus grande partie des impôts, loin de servir à l’intérêt général du pays, était employée en donations, pensions, cadeaux de toutes sortes, aux courtisans, aux favoris ou favorites.
Les impôts, au lieu d’être perçus sur tous les contribuables, n’étaient perçus pour la plupart que sur les roturiers : la taille était un impôt roturier auquel étaient soustraits les riches et les nobles. Si les nobles étaient soumis à la capitation, la plupart étaient parvenus à s’en faire exempter. Les aides, impôts indirects, auraient dû frapper également tous les produits : elles n’atteignaient pas les vins du seigneur.
Ne suffit-il pas de mentionner simplement cette situation pour comprendre les principes de la Déclaration des Droits de l’homme :
— Séparation des pouvoirs ; contrôle de l’administration publique ; consentement de l’impôt et contrôle des finances ; impôt réel et proportionnel[22] perçu exclusivement au profit de l’État, sans privilèges.
Ces principes n’ont point germé spontanément dans la tête de métaphysiciens politiques : ils sont les produits accumulés d’une expérience séculaire et désastreuse.
III. — L’hérésie, ou opinion différente de la religion dominante, était considérée comme le plus grand des crimes : le code pénal de tous les parlements commençait par l’hérésie, qu’on appelait crime de lèse-majesté divine au premier chef.
Non seulement Louis XIII et Louis XIV avaient fait à leur sacre le serment d’exterminer les hérétiques, mais Louis XVI le renouvela. Non seulement on gardait en 1789 le souvenir des dragonnades et de la révocation de l’édit de Nantes de 1684 ; mais pendant tout le XVIIIe siècle les persécutions avaient continué, des protestants avaient été envoyés aux galères, leurs enfants enlevés. En 1780, l’assemblée du clergé déclare que « l’autel et le trône seraient également en danger si l’hérésie venait à rompre ses fers ».
En opposant à ces pratiques la liberté de conscience, l’Assemblée Nationale avait-elle donc pour point de départ une conception métaphysique et se bornait-elle à l’énonciation d’un vague principe ?
Si Voltaire est gentilhomme de la chambre, il n’a trouvé de sécurité qu’en dehors de la France ; et Stendhal a eu raison de dire de lui : « L’homme le plus brave de son siècle. » Ce mot est juste quand on pense que c’était sur ses vieux jours (1772) qu’on mettait à la question ordinaire et extraordinaire, on étranglait et on brûlait à Abbeville le chevalier de la Barre, accusé de n’avoir pas salué une procession de capucins. On brûlait avec régularité les livres suspects et de malheureux colporteurs étaient condamnés aux galères pour avoir essayé d’en vendre quelques-uns. Mais la liberté de penser avait pénétré si profondément dans les mœurs que ceux mêmes qui étaient chargés de la réprimer se rendaient complices de ceux qui la représentaient, comme Malesherbes qui mettait chez lui, à l’abri des perquisitions, les ouvrages qu’il devait saisir.
On sait que n’importe quel individu pouvait être emprisonné indéfiniment par une lettre de cachet : « Car personne ; disait Malesherbes en 1770, n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis de la ferme. » On a calculé que sous Louis XV plus de 150.000 lettres de cachet avaient été distribuées et vendues, sous Louis XVI plus de 14.000.
L’affirmation du principe de la liberté individuelle est la destruction de ces odieuses pratiques.
IV. — Si les nobles avaient une infériorité, l’obligation de ne se livrer à aucun travail agricole ou industriel, sous peine de déchéance, ils avaient, non seulement le privilège d’occuper exclusivement les emplois de la cour et de recueillir les faveurs royales, mais encore d’obtenir les grades dans l’armée et dans la marine, les riches fonctions de l’Église et les hautes charges de la judicature.
En 1789, sur une population d’environ 25 millions d’habitants, on comptait à peu près 140.000 nobles, possédant un cinquième du sol ; et non seulement ce sol était exempt d’impôts, mais il était chargé de droits féodaux et de corvées : tailles seigneuriales pour les noces des seigneurs et pour les couches de leur femmes ; droit de fouage, contributions ; droit de guet, contribution pour se dispenser de garder le château du seigneur ; droit de pulverage pour la poussière que les troupeaux soulèvent sur les routes ; banalités ; droit de contraindre les vilains à venir au moulin, au four féodal ; défense de planter des vignes hors certaines conditions ; droits féodaux perpétuels ou irrachetables, dîmes ecclésiastiques.
Les seigneurs possédaient le domaine public, la place du village, les routes, les rivières non navigables.
Au moment de la convocation des États Généraux, il y avait encore de véritables serfs mainmortables qui ne pouvaient disposer de leurs biens.
Les privilèges de la noblesse concernaient les personnes et les biens : tout d’abord, il était interdit aux roturiers d’acquérir des terres nobles ; puis ils rachetèrent cette prohibition, en payant pour ces biens s’ils s’en rendaient acquéreurs, tous les vingt ans, un droit de franc-fief.
Dans des provinces entières comme le Maine et l’Anjou, il n’y a pas de fiefs sans justice.
Parmi ces droits, les rentes sur les immeubles, les droits de mutation, les dîmes, terrages, champarts, rapportaient de sérieux profits : les autres étaient d’autant plus vexatoires et irritants qu’ils s’adressaient à des gens plus intelligents. C’était un maigre privilège pour le noble de pouvoir établir une girouette sur son château ; c’était une humiliation pour le paysan ou le bourgeois de n’en avoir pas le droit.
En 1776, un arrêt du Parlement de Paris condamne au feu le livre de Boncerf réclamant l’abolition des droits féodaux.
Le clergé était le plus grand propriétaire du royaume et percevait aussi des droits féodaux, un revenu d’environ 80 millions de dîmes sur les autres propriétaires, et avait sa justice ecclésiastique et sa justice féodale. Les curés et les vicaires qui desservaient les 36,156 cures n’avaient pas de part à ce qu’on appelait les biens du clergé, tout entiers concentrés dans les mains de 11 archevêques et 116 évêques, de grands vicaires et chanoines, de 715 abbayes de commande, de 703 prieurés, de 11 chapitres de chanoines nobles et 520 collèges ou petits chapitres. Ils n’avaient pour ressources que la dîme et le casuel, les gros profits allaient aux nobles qui entraient dans l’Église. Quand la Déclaration des droits de l’homme proclama l’égalité, les curés et les vicaires de campagne n’accueillirent pas ce mot avec dédain.
La proclamation du principe de l’égalité de droits de tous n’est-elle donc qu’une vaine formule ? L’affirmation que l’impôt ne doit être perçu que pour des services publics ne correspondait-elle à aucune nécessité ?
Pour les comédiens et les protestants à qui les droits de citoyens furent conférés le 24 décembre 1789 ; pour les juifs de Bordeaux et d’Avignon qui les obtinrent le 28 janvier 1790 ; pour les juifs d‘Alsace et de Lorraine, le 28 septembre 1791, le mot égalité n’était pas considéré comme une illusion.
V. — La justice était personnelle ; les nobles étaient exempts des tribunaux de première instance ; l’Église avait ses tribunaux spéciaux ; les personnes privilégiées ressortissaient selon leurs qualités respectives de la Chambre souveraine, des Bureaux ecclésiastiques du Clergé, des officialités primatiales, archiépiscopales et diocésaines ; du tribunal du point d’honneur, tenu par les maréchaux de France.
De plus les juridictions se multiplièrent selon la nature des causes : la chambre des comptes, les cours des aides, les bureaux des trésoriers de France, les Elections, la Table de marbre des eaux et forêts, les chambres du Domaine, les cours et les tribunaux des monnaies, des greniers à sel.
Les attributions du Parlement de Paris étaient mal définies ainsi que celles des douzes parlements locaux. Ils n’étaient pas seulement des cours de justice, mais ils se mêlaient aussi d’administration.
La noblesse avait envahi la plupart d’entre eux et ils avaient pour jurisprudence de ne jamais donner gain de cause à un roturier contre un noble.
Quand la Déclaration des droits de l’homme proclama que la loi est une pour tous, elle posait un principe qu’aujourd’hui nous devons nous rappeler plus que jamais.
Dans le droit musulman, toutes les terres appartenaient au calife. Dans la théorie de l’absolutisme monarchique, il en était de même. Louis XIV dit dans ses mémoires pour l’instruction du Dauphin, (t. V, p. 121-122) :
« Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États nous appartient au même titre. Vous devez être persuadé que les rois ont la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c’est-à-dire suivant le besoin général de leur État. »
De là, ces conséquences : droit de lever des impôts selon le caprice royal, jusqu’à la confiscation ; expropriation sous prétexte de travaux, mais sans fixation d’indemnité, autre que le bon plaisir, et sans payement préalable ; et on sait que le roi n’avait qu’un respect médiocre pour les engagements et les contrats passés en son nom.
La proclamation du respect de la propriété, dans la Déclaration des droits de l’homme, n’était donc pas un mot vain et inutile[23].
Chapitre III — Les corporations, maîtrises et jurandes et la liberté du travail modifier
I. Faut-il revenir aux corporations ? — Monopole absolu de certains commerces. — Emiettement des monopoles. — Procès et rivalités. — L’équipement d’un cheval. — Les poulaillers et les rôtisseurs. — Ecrasement des corporations faibles. — Marchands et artisans. — Les six corporations de Paris. — II. Les maîtres. — Les apprentis. — Mauvais traitements. — Limitation du nombre des apprentis. — « Le valet ». — Limitation du nombre. — Obligations des « valets ». — L'accès à la maîtrise. — Le chef-d’œuvre. — Le monopole des maîtres. — III. Inégalités à l’intérieur des corporations. — IV. La royauté et les corporations. — Le trafic des maîtrises. — V. Les règlements de Colbert. — Les formules de fabrication. — Défense d’innover. — VI. L’inspection du travail. — VII. Les heures, les époques et les lieux autorisés. — VIII. Préambule de l’édit de Turgot. — La liberté du travail.
I. — La Révolution a abrogé dans la nuit du 4 août les corporations, maîtrises et jurandes et proclamé la liberté du travail.
La liberté du travail ! encore un mot abstrait ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour résoudre les questions sociales, établir la paix sociale, le seul moyen n’est-il pas de reconstituer les corporations de l’ancien régime, avec leurs « bons maîtres », leurs « compagnons et leurs apprentis », qui « faisaient partie de la famille ? » Voilà le langage que tiennent les socialistes chrétiens, et les socialistes révolutionnaires ne sont pas loin de s’entendre avec eux.
Il est donc nécessaire de tracer un rapide tableau de cette organisation de l’industrie et du commerce avant la Révolution française.
Le commerce et l’industrie de Paris appartenaient à six corporations : les drapiers, les épiciers, les merciers, les pelletiers, les bonnetiers, les orfèvres. Ils avaient le droit exclusif de recevoir les princes et de porter le dais sur leur tête. Jamais, malgré leur puissance, les bouchers ni les boulangers ne furent admis à le partager. Ce ne fut qu’en 1585, après une longue lutte, que les marchands de vins purent obtenir ce privilège.
Nul ne peut donc s’établir boucher à Paris sans l’agrément de la corporation des bouchers ; et elle ne le donne jamais. Quand la famille d’un boucher de la grande boucherie de Paris s’éteint, son étal fait retour à la communauté. Entre les mains de dix-neuf familles en 1260, elle n’est plus la propriété que de quatre familles en 1529 qui, au commencement du XVIIe siècle, avaient encore la prétention d’être propriétaires de tous les étaux de Paris et d’avoir seules le droit d’en disposer.
Quand le duc Geoffroy accorde « à tous les cordonniers et savetiers de Rouen la ghilde de leur métier », il a bien soin de spécifier : « que nul n’exerce leur métier, si ce n’est avec leur autorisation ».
Mais ce n’est pas seulement tout un grand commerce ou une grande industrie qui devient le monopole d’une corporation. Les métiers et les commerces se spécialisent jusqu’à l’émiettement. De petites corporations se saisissent de telle et telle partie et se hérissent contre leurs voisines en prétendant que les autres veulent empiéter sur leur domaine.
Il fallait, pour le harnachement d’un cheval, le concours de six corporations : les chapuisiers faisaient le fond de la selle ; les bourreliers, les troussequins ; les peintres selliers, les ornements ; les blasonniers, les armoiries ; les lormiers, le mors, les gourmettes et les étriers ; enfin venaient les éperonniers. En 1299, les lormiers firent un procès aux bourreliers qui se permettaient de vendre et de réparer de vieux freins et de vieux éperons ; en 1304, nouveaux procès pour le même motif entre les lormiers et les selliers. Ces procès-là duraient un demi-siècle et recommençaient toujours.
La lutte fut surtout terrible entre les fripiers d’un côté, les chaussiers, les tailleurs, les drapiers de l’autre. Il s’agissait de résoudre cette grave question : A quel moment un vêtement devient-il vieux ? A Paris, les procédures judiciaires entre fripiers et tailleurs, en deux cent quarante-six ans, de 1530 à 1776, sont émaillées de plus de vingt mille arrêts !
Les drapiers, les foulons et les teinturiers soutiennent entre eux des procès aussi interminables.
Il y eut aussi, dans le XIVe siècle, un grand combat entre les rôtisseurs et les poulaillers. Les poulaillers reconnaissaient aux rôtisseurs le droit de rôtir un bœuf, mais leur déniaient le droit de rôtir un poulet. Louis XII accorda cependant à ces derniers le droit de rôtir toutes sortes de viandes, en poil et plumes, habillées, lardées et rôties. Les poulaillers protestèrent devant le parlement contre cet abus de pouvoir du roi : François Ier soutint la décision de son prédécesseur. En 1578, le parlement jugea enfin la cause. Il donna encore raison aux rôtisseurs. Mais les poulaillers, qui ne se décourageaient pas, obtinrent en 1628 un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs de faire nopces et festins et de vendre, ailleurs que chez eux, plus de trois plats de viande bouillie et trois plats de fricassé.
Les corporations puissantes écrasaient les plus faibles. Ainsi les drapiers, plus forts que les tisserands à façon et les foulons, contraignaient ceux-ci à accepter en payement de leur travail des marchandises de toute sortes, au lieu de deniers comptants. Deux ordonnances du prêvot de Paris, un arrêt du parlement ne purent supprimer cet abus.
Les marchands, se considérant d’une caste supérieure, ne voulaient avoir rien de commun avec « les artisans ». Les merciers se vantaient d’avoir détaché de leur corps les tapissiers qu’ils considéraient comme devant appartenir à cette dernière catégorie.
II. — Il nous suffira de jeter un coup d’œil sur la situation des apprentis et des compagnons à l’égard du maître pour constater si le retour vers le régime des corporations est — je ne dis pas possible — mais a quelque raison d’être souhaitable.
Les maîtres formaient une caste à part. Ils étaient les véritables possesseurs de la corporation : pour eux, pour leur famille, tout était faveur ; toutes les difficultés qui se dressaient devant l’étranger, étaient aplanies pour leurs fils.
L’apprenti qui n’était point fils de maître, devait, pendant de longues années, non seulement travailler pour le maître, sans salaire, mais payer lui-même. Il devait encore payer vingt sous d’argent chez les boîtiers, quarante sous chez les faiseurs de boucliers de fer. L’année était évaluée en moyenne à vingt sous d’argent. Celui qui ne pouvait payer en argent devait s’acquitter en sacrifiant un nombre d’années égal au nombre de sous d’argent stipulés.
C’étaient les maîtres qui avaient fait les règlements et ils avaient poussé cette exploitation de l’apprenti aussi loin que possible. L’apprentissage durait quatre ans chez les cordiers, six ans chez les batteurs d’archal, sept ans chez les boîtiers, huit ans chez les fabricants de boucliers de fer, neuf ans chez les baudoyeurs, dix ans chez les cristalliers, douze ans chez les patenôtriers.
Et c’était là un minimum. Le règlement permettait d’augmenter la charge, jamais de la diminuer. « Plus argent et plus service peut le maître prendre, si faire se peut. »
Les maîtres ne manquaient point de déclarer que ces conditions étaient indispensables et qu’on ne pouvait bien faire un chapelet qu’au bout de douze ans, en payant quarante sous d’argent par an. En réalité il n’y avait qu’une raison : l’intérêt du maître qui usait de son apprenti comme d’une machine passive.
L’engagement de l’apprenti avait lieu devant témoins et était irrévocable. Livré tout entier à son maître, soumis à tous ses caprices et à toutes ses exigences, l’apprenti n’était pas admis à déposer contre lui devant les prud’hommes. Si, accablé sous les coups, écrasé de misère, il prenait la fuite, nul ne pouvait lui donner asile. Il devait être ramené et livré à son patron. C’était un serf. Comme d’un serf son patron pouvait en tirer parti. Il y en avait qui trafiquaient de leurs apprentis et les revendaient avec bénéfice.
Tous les règlements parlent des devoirs de l’apprenti : aucun, sauf celui de la corporation des drapiers, ne parle des obligations du maître.
Même à ces conditions, c’était une faveur que d’obtenir le droit d’être apprenti. Leur nombre est limité : les crépiniers ne peuvent en prendre qu’un ; les tanneurs et les maîtres teinturiers, deux. Dans certaines professions le maître ne pouvait prendre d’apprentis pendant les trois premières années de son établissement.
Le fils de maître était, lui, ouvrier de naissance.
L’apprentissage terminé, l’ouvrier s’appelait « valet ». Cette expression montre bien sa position.
Le nombre des valets que peut employer un maître est limité comme le nombre des apprentis. Le maître fourbisseur ne peut en avoir plus d’un. Si le travail presse, qu’un client ne s’avise pas, ne pouvant faire exécuter sa commande par un maître, de s’adresser à un valet : le valet doit refuser, dût-il mourir de faim, car il empiéterait sur le privilège du maître.
Chez son patron, il est soumis aux mêmes obligations que du temps de son apprentissage. Il doit se rendre chez lui à la pointe du jour, n’en quitter qu’au soleil couchant. S’il est engagé pour un mois ou pour un an, son patron aura beau être brutal et acariâtre, il ne peut le quitter, il est rivé ; l’engagement est irrésiliable.
Dans certaines corporations, il ne devait jamais avoir l’ambition de dépasser cette situation ; eût-il épousé la propre fille de son maître, ce titre par alliance ne lui donnait pas accès dans la corporation. Même celles qui paraissaient plus ouvertes, étaient fermées, en fait, surtout à partir du XIVe siècle.
Tout d’abord, le candidat à la maîtrise devait faire un chef-d’œuvre, pièce inutile, mais coûteuse de temps, d’argent, et présentant toutes les difficultés imaginables. Il était enfermé dans une maison spéciale, soumis à une étroite surveillance, livré à ses propres ressources. À chaque phase de son travail, les jurés venaient examiner sa manière de procéder.
La confection du chef-d’œuvre demandait souvent plusieurs mois, quelquefois huit mois. Après l’avoir terminé à la satisfaction des plus difficiles, le candidat devait payer une somme plus ou moins forte, quelquefois s’élevant à plusieurs centaines de livres, pour le brevet de maître, une autre somme pour la confrérie, puis venaient des dons gratuits, mais obligatoires, aux maîtres sous divers prétextes, et enfin des dîners et des banquets dont le minimum, fixé par les statuts, devait toujours être dépassé, l’estomac des jurés étant aussi profond que leur conscience ; et les maîtres gavés, gorgés, pouvaient encore arrêter à la porte de la corporation, par un simple veto, leur valet de la veille qu’ils ne tenaient point à voir leur égal.
Le compagnonnage fut la corporation des « valets », créée pour résister aux maîtres. On comprend l’importance que le secret avait pour ses membres. De là ses traditions, ses épreuves, ses pratiques, et son esprit de farouche exclusivisme.
Le fils du maître ne rencontrait point ces difficultés. Pour lui, la production du chef-d’œuvre n’était qu’une formalité, toujours facile, point onéreuse, ni comme temps, ni comme argent.
III. — L’esprit d’inégalité subsistait même dans la corporation. Tous les maîtres n’étaient point élevés à la même dignité. À Paris, les maîtres boulangers se divisaient en deux catégories : ceux qui tenaient du roi leur maîtrise, ceux qui l’obtenaient des seigneurs dont les terres étaient enclavées dans l’enceinte ; puis au-dessous, se trouvaient les fourriers ou conducteurs de fours banaux et les boulangers forains. Dans plusieurs corporations, les maîtres se divisaient en anciens, modernes et jeunes ; chaque grade n’était accessible qu’après un stage et l’acquittement de certains droits. Les maîtres des rubaniers de Paris se partageaient en dix catégories.
Chaque corporation était gouvernée par un Conseil appelé jurande, réunion de jurés choisis parmi les maîtres. C’étaient eux qui admettaient le chef-d’œuvre, défendaient la corporation, maintenaient les droits, les défendaient au dehors, les soutenaient au dedans, veillaient à l’observation des règlements, surveillaient ses membres. Et comme le plus souvent, quand le roi ne les nommait pas lui-même, ils se nommaient eux-mêmes, ils absorbaient toute la corporation et ruinaient leurs concurrents.
IV. — Louis IX avait fait dresser par Étienne Boileau le livre des corporations pour étendre sur elles le pouvoir royal. Louis XI, par son ordonnance de 1467, créa des lettres de maîtrise en vertu desquelles le roi pouvait faire des maîtres pris en dehors de la corporation. Ses successeurs, pour donner des munificences qui ne leur coûtassent rien, gratifiaient un prince ou une princesse de la faculté de créer des maîtrises et de les vendre à leur profit : et par son édit de 1559, François II dispense les acquéreurs de l’obligation du chef-d’œuvre. En 1581, Henri III organise en corps de métiers tous les artisans du royaume, prélève un impôt sur le travail, et crée des maîtrises au profit de sa sœur. Dans son préambule il annonce qu’il a pour but de soustraire le compagnon à la tyrannie des maîtres, en lui permettant d’obtenir plus facilement le degré de maîtrise. Au lieu d’être un privilège de la corporation, il devint un privilège royal. Cet édit arrache le compagnon au despotisme du maître, mais pour le soumettre à la domination royale. Henri IV, par un édit de 1608, sous prétexte de remédier aux abus qui étaient résultés de ce régime, révoqua toutes les créations de maîtrises antérieures à son avènement, fit fermer les boutiques et ouvroirs de tous ceux qui en étaient pourvus. C’était une excellente spéculation. Les anciennes maîtrises étant détruites, il fallait en créer de nouvelles : cette exploitation fiscale dépossédait des gens qui avaient acheté des maîtrises sur la foi du privilège royal ; mais dans ce bon temps, on n’y regardait pas de si près : le travail étant un droit régalien, que le roi pouvait vendre à son gré, il était bien juste qu’il en tirât le meilleur parti possible.
Le roi, pour faire à l’aise le commerce des maîtrises, les constitua en sorte de fiefs qu’il livra aux officiers royaux. Ceux-ci les eurent à leur disposition, les soumirent à leur juridiction et en tripotèrent tout à l’aise.
Le grand chambrier eut juridiction dans tout le royaume sur les drapiers, les merciers, les pelletiers, les tailleurs, les fripiers, les tapissiers et sur tous les autres marchands de meubles et d’habits ; le valet de chambre barbier, sur tous les barbiers de France ; le grand pannetier, sur tous les boulangers ; le bouteiller, sur les marchands de vin ; le premier maréchal de l’écurie du roi, sur les maréchaux et autres gens de forge sur fer.
V. — Les corporations avaient des règlements ayant pour but d’uniformiser leur fabrication. L’esprit de concurrence en empêchait la stricte observation. Colbert résolut de les uniformiser pour toute la France, et de leur donner la sanction royale. Il fit faire une enquête dans laquelle on ne tint pas compte des protestations des artisans « intéressés à vivre dans le désordre et le relâchement » ; en quelques années, il édicta cent cinquante règlements et, en 1669, quatre grandes ordonnances qui serrèrent l’industrie dans un réseau d’où elle ne pouvait s’échapper. Toute initiative personnelle était sévèrement réprimée. Il donna certains procédés qui devaient être employés à l’exclusion de tous autres : toute innovation constituait une contravention. L’ordonnance du mois d’août 1669 prescrit les longueur et largeur que doivent avoir les draps, serges rases, façons de Metz, de Châlons, de Reims, les camelots, bouracans, étamines, fracs, droguets, tiretaines. Elle accorde, pour son exécution, un délai de quatre mois, après lequel tous les anciens métiers seront brisés. Le nombre des fils à la chaîne, la longueur du peigne, la qualité de la laine sont déterminés.
Tous les draps devaient être visités ou marqués au retour du foulon, et confisqués, s’ils n’étaient pas conformes aux règlements.
Le 18 mars 1671, Colbert publie une instruction en trois cent dix-sept articles pour composer les couleurs. Les règlements concernant le tissage entrent dans les plus minutieux détails. Les laines doivent être visitées avant d’être mises en vente. Elles ne doivent pas être tenues dans un lieu humide, ni être mouillées, ni être mêlées de qualités différentes, sous peine de cent livres d’amende.
L’ordonnance du 16 octobre 1717 prescrit un poids de quatre onces pour les bas d’hommes, ni plus ni moins. Toutefois, elle permet de fabriquer des bas de moindre poids pour l’étranger. Elle accorde, en outre, à la ville de Lyon la permission de fabriquer des bas avec de la soie teinte ; mais elle maintient la prohibition pour les autres villes de fabrique. Un arrêt du 21 novembre 1720 autorise la fabrication de bas à deux fils pour l’Italie et autres pays du Midi. Une nouvelle ordonnance du 6 mai 1769 augmente le poids des bas : les bas de filoselle pour hommes pèseront cinq onces, pour femmes trois onces.
En 1676 paraît un règlement pour les fabriques de toile de Normandie, prescrivant la qualité du lin ou du chanvre, le nombre des fils pour les toiles blancardes et fleuret, la longueur et la largeur qu’elles doivent avoir, défendant de les blanchir et de les acheter sans qu’elles soient marquées. L’ordonnance de 1711 impose l’obligation de porter à cette fin, à la halle de Rouen, toutes les toiles de métier.
Cependant, jusqu’au 23 octobre 1699, la chapellerie avait échappé à ces règlements ; alors, s’ils lui permettent l’emploi de la pure laine, du castor et de quelques autres poils ; ils prohibent formellement celui du poil de lièvre.
Des chapeliers s’étant avisés, pour rendre les chapeaux plus solides, de mêler le poil de vigogne au poil de castor, la corporation elle-même demanda un édit qui interdît cette innovation. Elle l’obtint, mais par cela même supprima notre exportation en Angleterre et en Allemagne.
À tout instant, nos fabricants s’apercevaient qu’ils ne pouvaient produire ce que leur demandait l’étranger. Alors, ils sollicitaient le gouvernement de vouloir bien apporter quelques modifications à ses règlements. Ainsi, en 1669, prescription d’une largeur spéciale pour les draps du Levant ; arrêt du conseil du 22 octobre 1697 la modifiant ; autre arrêt du 20 novembre 1708 apportant de nouvelles modifications.
Une ordonnance de 1669 fixe à une aune la largeur des serges et ratines du Dauphiné. Les étrangers refusent de les prendre. Ce ne fut qu’en 1698 qu’on permit aux fabricants de revenir à l’ancienne largeur. Pendant vingt-neuf ans, cette industrie avait donc été condamnée à perdre ses débouchés au dehors.
Le 20 novembre 1743, un arrêt règle les largeurs des draps de Sedan ; le 12 janvier 1744, un autre prescrit de nouvelles largeurs.
Aujourd’hui le fabricant tissait une étoffe que le lendemain un règlement lui défendait de vendre.
Au XVIIe siècle, des fabricants de Nantes et de Rennes voulurent établir des manufactures d’étoffes de laine, fil et coton ; ils avaient fait de nombreuses préparations qui leur garantissaient une bonne et solide couleur ; mais à peine leur établissement était-il fondé, que la compagnie des sergiers leur contesta le droit de fabriquer l’étoffe et la corporation des teinturiers le droit de la teindre. L’arrêt, rendu en 1660, leur donnait raison, vu que ce genre de fabrication n’était pas compris dans les règlements antérieurs ; mais ils avaient épuisé leurs ressources et durent abandonner leur entreprise.
Les chefs des toiliers, des merciers, des fabricants de soie, de Tours et de Rouen, parvinrent à arrêter complètement l’industrie de toiles peintes en criant bien haut qu’elle ruinerait le royaume et réduirait à la mendicité la population ouvrière ; que tout était perdu si l’administration ne s’opposait à l’établissement de la nouvelle industrie.
Quand Argant eut inventé les lampes à double courant, ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux grossiers, poussèrent d’immenses clameurs et soutinrent que les statuts avaient réservé aux membres de leurs corporations le droit exclusif de fabriquer des lampes.
Revillon ne put fabriquer en paix des papiers peints qu’après avoir obtenu le titre de manufacture royale qui lui conféra un monopole.
Lenoir ayant besoin d’un petit fourneau pour préparer des métaux, s’étant avisé d’en construire un, les syndics de la corporation des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Nouvelle tentative ; nouvelle exécution. Il ne fut tranquille que grâce à une autorisation du roi qui lui fut accordée, non sans peine, par exception extraordinaire.
VI. — Pour maintenir cette réglementation, sans cesse la maréchaussée, les inspecteurs tombaient dans les ateliers, bouleversant tout, s’appropriant les procédés secrets, les dévoilant, suspendant le travail, ruinant souvent le crédit par une fausse ou mauvaise interprétation de l’état des affaires ; « coupant, dit Roland, qui était un de ces inspecteurs, souvent quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d’étoffe, dans une seule matinée, en confisquant un nombre énorme, frappant en même temps le fabricant de lourdes amendes, brûlant les objets de contravention en place publique, les jours de marché, les attachant au carcan avec le nom du fabricant, et menaçant de l’y attacher lui-même en cas de récidive. Et pourquoi toutes ces sévérités, toutes ces inquisitions ? Uniquement pour une matière inégale, ou pour un tissage irrégulier ou pour le défaut de quelque fil en chaîne, ou pour celui de l’application d’un nom, quoique cela provînt d’inattention, ou pour une couleur de faux teint quoique donnée pour telle.
« J’ai vu faire, continue Roland, des descentes chez des fabricants avec une bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l’effroi dans leur famille, couper des chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner, ajourner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amendes, les sentences affichées, et tout ce qui s’ensuit : tourments, disgrâces, la honte, frais, discrédit. Et pourquoi ? Pour avoir fait des pannes en laine qu’on faisait en Angleterre, et que les Anglais vendaient partout, même en France ; et cela, parce que les règlements de France ne faisaient mention que de pannes en poil. »
Cela se passait à la fin du XVIIIe siècle. Un arrêt de 1784 prescrit que la longueur des mouchoirs fabriqués dans le royaume sera égale à la largeur.
VII. — L’homme est aussi réglementé que la chose. La religion s’en mêle. Nul ne peut être apprenti, s’il n’est catholique et né de légitime mariage. Il y a aussi des limites d’âge. Nul homme marié ne peut plus apprendre un métier. Il y a des limites de pays. Pour la fabrication de Lyon, l’apprenti devait être né à Lyon, dans le Forez, le Beaujolais, le Bourbonnais, la Bresse, le Bugey, l’Auvergne ou le Vivarais, non ailleurs.
L’époque du travail est déterminée. Défense à certaines fabriques de travailler en telle saison. Par ordonnance du 28 juin 1723, toutes manufactures de toiles à canevas et rayées, siamoises, fichus, steinkerques, à l’exception de celles de la ville de Rouen, cesseront chaque année toute fabrication, depuis le 1er juillet jusqu’au 15 septembre. L’ordonnance du 20 février 1717 défend de blanchir les toiles et linons avant le 15 mars et après le 10 octobre, sous peine d’une amende de 500 livres, portée par l’arrêt du 24 août de la même année à 1.500 livres.
Les statuts ne pouvaient laisser l’homme libre de travailler ou de se reposer à son heure et à ses jours. De l’interdiction du travail de nuit n’étaient exceptés que les menuisiers qui fabriquaient des cercueils.
Les jours de fêtes et les dimanches, toute occupation était prohibée, sauf pour les pâtissiers.
VIII. — Dans le préambule de son édit de 1776, Turgot décrit ainsi les effets de cette organisation :
« Dans presque toutes les villes, l’exercice des différents arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres, réunis en communauté, qui peuvent, seuls à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif : en sorte que ceux de nos sujets qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi nuisibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits et à des exactions multipliés, par lesquels une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur atelier, ou même pour subsister, se trouve consommée en pure perte.
« Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces pertes sont réduits à n’avoir qu’une existence précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence ou à porter hors de leur pays une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’État.
« Toutes les classes de citoyens sont privées du droit de choisir les ouvriers qu’ils voudraient employer et des avantages que leur donnerait la concurrence par le bas prix et la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l’ouvrage le plus simple sans recourir à plusieurs ouvriers de communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les infidélités, les exactions que nécessitent les prétentions de ces différentes communautés et les caprices de leur régime arbitraire et intéressé. »
Turgot proclamait la liberté du travail dans ces termes :
« Dieu, en donnant à l’homme le besoin, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tous, et la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. »
Cette audace emporta Turgot qui dut abandonner le ministère, la même année ; et cependant plus d’un siècle et demi auparavant, le tiers état, dans les cahiers qu’il présenta aux États généraux de 1614, avait demandé que « toutes maîtrises de métiers érigées depuis les États tenus dans la ville de Blois, en 1576, fussent éteintes, sans que, par ci-après, elles pussent être remises, ni aucunes autres nouvelles établies : et fut l’exercice des dits métiers laissé libre aux pauvres sujets, sans visitation de leurs ouvrages et marchandises par experts et prud’hommes. »
Ce système de corporations, de maîtrises et de jurandes faisait si bien partie de l’échafaudage de féodalité et d’inégalité de l’ancien régime que ce fut dans la nuit du 4 août qu’il disparut. « C’est pour toujours, dit un adversaire de la Révolution, M. de Sybel, que l’Assemblée française a conquis dans la nuit du 4 août la liberté du travail et l’égalité des droits. » Cette proclamation de la liberté du travail n’était-elle donc pas la conséquence d’expériences séculaires et quotidiennes ? Que si on veut parler de méthode historique, n’en a-t-elle pas été le résultat le plus net ? et n’avons-nous pas le droit, à notre tour, de nous retourner vers ceux qui l’invoquent si haut au profit de toutes les aberrations et de toutes les iniquités, passées, présentes ou futures, pour leur opposer des principes que l’humanité n’a acquis que par tant de souffrances et de misères[24] ?
Chapitre IV — Le critérium modifier
Les constitutions et les droits individuels. — Le Bill of Rights. — États-Unis. — Suisse. — Caractère commun des constitutions modernes. — Les Principes de 89 reconnus par la Charte de 1814. — Réalité objective des Principes de 89. — Les progrès réalisés y sont conformes. — Le socialisme, dans sa doctrine et sa pratique, est-il conforme aux Principes de 89 ?
Je me garde bien, ici, d’entrer dans les discussions concernant le caractère du droit, la définition du droit. Voulant écarter toute discussion métaphysique, je n’examine pas s’il y a des droits naturels ou non. J’ajoute que je préférerais que la Déclaration des Droits fût débarrassée de quelques locutions superflues et discutables, empruntées à la phraséologie à la mode à cette époque.
Je me borne bien à constater que ce n’est pas seulement en France que les auteurs des constitutions ont eu la préoccupation de leur donner le caractère de garantie de droits.
En octobre 1689, les Anglais ont proclamé leur Bill of Rights, leur Déclaration des droits, qui commence par un réquisitoire contre les actes inconstitutionnels de Jacques Ier. Par ses treize articles, il a pour but d’assurer l’intégrité de la justice, de garantir le peuple anglais contre les exactions et les entreprises tyranniques de la Couronne, d’empêcher celle-ci de lever des impôts, d’avoir une armée permanente, sans le consentement du Parlement.
Macaulay dit que cette Déclaration, bien que n’étant pas une loi, quoique n’ayant pas de sanction, est l’origine de toutes les bonnes lois qui ont été adoptées depuis en Angleterre.
Qu’est-ce, en définitive ? C’est l’organisation de la défense de la propriété, de la liberté, de la sécurité des individus contre l’État.
Dans la Constitution des divers États des États-Unis, les droits individuels sont placés au-dessus de la loi, et cette déclaration n’est pas de pure forme : les autorités judiciaires doivent déclarer inconstitutionnels les actes législatifs qui méconnaissent ces droits, et elles le font[25].
Dans les vingt-cinq constitutions de la Suisse, se trouvent aussi les mêmes déclarations en faveur des droits individuels ; seulement elles n’ont pas la sanction du pouvoir judiciaire. Les auteurs de la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 avaient aussi oublié d’en rendre le respect obligatoire par les gouvernements et les parlements.
On peut dire que toutes les constitutions modernes ont un caractère commun : — Soustraire les individus à l’arbitraire du pouvoir social, représenté soit par un homme, soit par des Assemblées.
Les Principes de 89 avaient si bien pénétré la nation toute entière, que sur les dix premiers articles de la Charte de 1814 huit sont employés à confirmer l’égalité des Français devant la loi, leur égalité d’admissibilité aux emplois de l’État, l’égale proportionnalité de l’impôt pour tous, la garantie de la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté de presse, la sécurité et la propriété.
Si les émigrés, en revenant en France, se voyaient obligés de confirmer les Principes de 89, n’est-ce pas la preuve qu’ils les reconnaissent comme la base indestructible du droit public français ?
Je n’ai pas à examiner, ici, le degré de sincérité de cette reconnaissance, si tous les gouvernements, à commencer par la Convention, les ont toujours respectés. Je me borne à constater :
1° Qu’ils ne sont point suspendus dans le vide, comme on s’est plu à le dire, mais qu’ils reposent solidement sur une expérience aussi longue que décisive ;
2˚ Que les progrès incontestables réalisés dans notre législation et dans notre politique y sont conformes.
Ces principes ont donc une réalité objective qui nous permet de les prendre comme critérium pour apprécier la valeur de telle ou telle mesure, de tel ou telle loi ou proposition de loi, de tel ou tel système.
La question que nous allons donc examiner est celle-ci :
— Le socialisme, dans ses doctrines ou dans sa pratique, est-il conforme aux Principes de 89 ?
Au lieu d’en être le développement, n’a-t-il pas pour conséquence fatale de nous ramener à un état social qui, loin de constituer un progrès, représenterait un recul vers l’organisation de l’ancien régime ?
Livre 3 — Les principes de 89 et les doctrines socialistes modifier
Chapitre I — L’égalité et le socialisme modifier
La Déclaration des Droits de l’homme et l’égalité. — Le parti socialiste allemand. — Le Tiers État et le Quatrième État. — Critérium du Quatrième État. — La fortune ? — Pas de capital. — Le cens. — La blouse de Thivrier. — L’instruction ? — Les boursiers de l’École polytechnique. — Le salaire ? — Travail manuel ? — Des mains d’ouvrier. « Travailleur de la plume. » — « L’ouvrier des ouvriers. » — Preuve que le Quatrième État n’existe pas. — Sa définition par le parti ouvrier. — Inconséquence. — Le cens moral. — Le scrutin bourgeois. — Le parti de classe. — La politique centrifuge et la politique centripète. — La politique rayonnante et la politique dépressive.
Il n’y a pas un Français qui, revendiquant les titres de gloire de sa patrie, ne soit prêt à dire :
— C’est vrai, les Anglais avaient fait une Déclaration des Droits un siècle avant nous : ils avaient un Parlement, le contrôle de leurs finances, le vote de leurs impôts depuis 1688 et nous n’avons fait notre Révolution qu’en 1789. Mais nous avons eu l’honneur de supprimer toutes les distinctions de naissance, et de déclarer la loi une pour tous et tous les Français égaux devant elle, et qu’il n’y aurait d’autre supériorité que celle du mérite. Nous avons ainsi affirmé l’égalité de tous les hommes entre eux, quels qu’ils soient, sans nous inquiéter de leur race, de leur religion, de leur naissance ou de leur fortune. L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’homme est ainsi conçu :
La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
— Le socialisme actuel est-il conforme au principe d’égalité proclamé par la Révolution ?
— Non. Les socialistes germanisés n’entendent plus l’égalité comme nos grands-pères de 1789.
Ils ont rapporté de l’Allemagne, restée encore féodale par tant de côtés, l’idée du Quatrième État. Les socialistes allemands ont déclaré au Congrès de Gotha de 1875 que « l’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire. » Cette déclaration a été renouvelée au Congrès de Halle de 1890 qui organisa le parti socialiste allemand et au Congrès d’Erfurt de 1891 avec insistance : « Toutes les autres classes, malgré les querelles d’intérêt qui les divisent, reposent sur la propriété privée des moyens de production et ont pour but commun les fondements de la société actuelle. »
Ils répètent que la Révolution sociale doit faire pour le Quatrième État, ce que la Révolution de 1789 a fait pour le Tiers État.
Ils oublient que le Tiers État était facilement distinct de deux autres ordres. Le roturier supportait des charges que ne supportaient ni le prêtre ni le noble et ceux-ci avaient des privilèges refusés au premier.
Mais maintenant où sont les frontières du Quatrième État ? où commence-t-il ? où finit-il ?
Est-ce que l’ouvrier n’a pas les mêmes droits que n’importe quel citoyen ? On a fait une exception, il est vrai, en sa faveur ; on a manqué aux principes que la loi doit être une pour tous, que tous doivent avoir les mêmes juridictions, en lui donnant une juridiction spéciale, celle des prud’hommes, sur laquelle nous reviendrons. Mais quel est le signe qui constitue un individu membre du Quatrième État ?
La fortune ? un gentilhomme décavé fait-il partie du Quatrième État ? Un homme qui a fait faillite, qui se trouve sans ressources avec la tache déshonorante qui frappe son nom, fait-il partie du Quatrième État ? Faut-il être pauvre de naissance ? Mais la pauvreté est relative comme la richesse. L’enfant élevé par l’assistance publique est censé plus dépourvu que l’enfant élevé par ses parents. La première condition sera-t-elle exigible pour être reconnu digne du Quatrième État ? Ses membres doivent-ils jurer solennellement qu’en dehors de leur salaire, ils n’ont pas un sou et qu’ils ne placent jamais rien à la caisse d’épargne ? car les quelques francs qu’ils pourraient y avoir, étant un commencement de capital, les feraient sortir du Quatrième État. Pour s’éviter toute tentation à cet égard, doivent-ils prendre l’engagement de consommer intégralement tout ce qu’ils gagnent et de prendre le marchand de vins, comme collaborateur ?
Sous la Restauration, quand la qualité d’électeur ne s’acquérait que moyennant le payement d’une contribution directe quelconque de 300 francs, sous le gouvernement de Juillet quand elle comportait encore un cens de 200 francs et pour la qualité d’éligible un cens de 500 francs, tous ceux qui ne faisaient pas partie des 220.000 électeurs se trouvant en dehors du pays légal, pouvaient dire qu’ils étaient relégués dans un Quatrième État. Le cens formait une frontière nettement déterminée que la Révolution de 1848 a emportée. Maintenant, tout Français de sexe masculin, âgé de vingt ans, est électeur, de vingt-cinq ans, est éligible. Il n’est même pas soumis à l’exception qui existe en Angleterre pour l’individu inscrit à l’assistance publique dans les trois dernières années. Thivrier a arboré la blouse, comme symbole du Quatrième État ; mais en la portant à la Chambre des députés, il a montré que le Quatrième État n’existe pas, puisque ceux qui prétendent en faire un parti exclusif, sont obligés de se déguiser pour le représenter.
L’instruction ? mais maintenant tout élève se distinguant dans une école peut obtenir des bourses et suivre tout le curriculum de notre enseignement. Dans l’école qui est considérée comme la première de toutes, qui peuple toutes les administrations des plus hauts fonctionnaires, les corps savants de l’armée, l’industrie de ses directeurs et de ses ingénieurs, l’École polytechnique, il y a 80 % de boursiers ? Font-ils partie du Quatrième État quand ils y entrent ? À coup sûr. Mais d’après Benoît Malon et ses amis, ils ont gagné, par leur travail et leurs efforts, d’en être exclus, quand ils en sortent.
La dernière inégalité, celle du service militaire, qui pouvait se racheter par l’argent, a disparu en 1889.
Comment un homme peut-il faire actuellement pour se confiner dans le Quatrième État ? Qui peut dire : — « Moi je suis un pur du Quatrième État ? » Où est la barrière ?
Est-ce le salaire ? mais alors, je déclare que je suis du Quatrième État, car je n’ai jamais vécu que de mon salaire. Tel directeur de société financière, de compagnie de chemins de fer, de grande usine peut réclamer aussi son entrée dans le Quatrième État : car la plupart ne sont point des millionnaires, et si quelques-uns le sont devenus, ils ont commencé tout d’abord par n’être que des salariés.
Le salaire ne suffit donc pas. Est-ce le travail manuel ? mais où en est la limite exacte ? Voilà un constructeur d’instruments de précision : son travail est-il purement manuel, ne comporte-t-il pas une partie intellectuelle ? Est-ce qu’un horloger et un charpentier ne font pas de géométrie ? Dans ces conditions, un ouvrier qui gagne dix, quinze, vingt francs et plus par jour ferait partie du Quatrième État, mais le petit instituteur qui gagne quelques centaines de francs par an en serait exclu, le petit employé en serait considéré comme indigne ?
Un jour, M. Curé était candidat au Conseil municipal de Paris à Vaugirard. Curé était fils de paysans bourguignons, avait commencé par être ouvrier jardinier, puis s’était établi maraîcher. Il avait pour concurrent un petit monsieur, à l’air chétif, malingre, qui criait sur tous les tons :
— C’est moi que vous devez élire, car je représente le parti ouvrier, je suis ouvrier.
Quand il eut fini son discours, Curé le prit par le bras à son grand effroi et l’amena sur le bord de la tribune, puis il lui cria :
— Montre ta main ! voici la mienne !
Alors aux applaudissements de l’auditoire, il étala, à côté de la main « de l’ouvrier », fine et blanche, une main large et pleine comme un battoir, puis il dit dédaigneusement :
— Lequel de nous deux est le véritable ouvrier ?
L’homme qui prétendait incarner le Quatrième État s’effondra.
Il est vrai qu’il avait la ressource de dire en s’en allant :
— Moi je suis un travailleur de la pensée ! Je suis un travailleur de la plume.
Alors Victor Hugo faisait partie du Quatrième État, comme Alexandre Dumas ou Renan. Sans y avoir autant de titres que l’auteur de l’Assommoir, j’y réclame aussi ma place.
Si vous excluez le travailleur de la plume, c’est bien grave : vous mettez à la porte du Quatrième État toute cette malheureuse légion de comptables, si souvent dépourvus de places, et tous les malheureux plumitifs qui travaillent chez Bonnard-Bidault. Ils font pourtant un travail manuel.
Du reste, le parti ouvrier donne en général ses pouvoirs à des gens qui manquent de la première qualité requise par lui. Ils ne sont pas ouvriers.
Quelques-uns l’ont été, mais ils sont devenus ensuite cabaretiers, instituteurs comme M. Lavy, comptables comme M. Dumay, ou bien, ils n’ont jamais tenu d’autre outil que la plume. C’est un peu gênant. Mais ils ont une ressource que M. Jules Guesde leur a indiquée très habilement quand il s’est déclaré : « l’ouvrier des ouvriers. »
La meilleure démonstration de notre régime d’égalité est l’impossibilité de trouver une définition du Quatrième État, de montrer la ligne de démarcation qui le sépare et l’isole du reste de la nation.
Les chefs veulent en faire une armée ; mais ils ne peuvent pas arriver à distinguer entre les intrus et ceux qui ont le droit d’y être enregimentés ; et la plupart de ses chefs, aussi bien M. Vaillant que M. Guesde, en sont exclus par leur situation de fortune ou par la nature de leurs occupations.
Le journal Le Parti ouvrier[26] a essayé de donner la définition du Quatrième État. — En font partie tous ceux qui sont ralliés « au principe absolu de l’abolition du patronat et du salariat. »
Parmi les membres du parti ouvrier, il est vrai qu’il y a des patrons, comme l’était hier encore M. Chauvin, qu’il y a des rentiers et des propriétaires qui ne vivent que « par le patronat et le salariat. » Mais le parti ouvrier est tolérant : il ne les somme pas de mettre d’accord leur théorie et leur existence ; s’ils touchent des revenus, s’ils sont propriétaires et patrons, « c’est pour le bon motif » ; et ce bon motif ils le prouvent moyennant le prélèvement, au profit du parti qui demande leur expropriation, de quelques louis par an.
Le Parti ouvrier reconstitue le cens aboli par la Révolution de 1848. Il est vrai qu’il ne s’agit plus d’un cens pécuniaire, mais d’un cens moral.
L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme fait résider le principe de toute souveraineté dans la nation.
Le journal Le Parti ouvrier le mutile de la manière suivante :
Cette souveraineté sociale, exercée par les producteurs utiles, est pour nous le vrai suffrage universel, le seul légitime. La participation au scrutin bourgeois, temporairement admise par les uns, repoussée par les autres, n’apparaît à tous que comme un moyen de combat et de propagande. Nos élus à la Chambre des députés ou au Conseil municipal ne sont ni des députés ni des conseillers municipaux ; ce sont des délégués à l’ordre du socialisme révolutionnaire, chargés de porter dans ces assemblées les revendications ou les résolutions des comices corporatifs.
« Le scrutin bourgeois ! » que méprisent les socialistes, c’est le scrutin auquel tous les citoyens sans exception, ni de religions, ni de races, ni d’opinions, ni de fortunes, peuvent prendre part.
La véritable souveraineté, c’est « celle des fédérations, syndicats, groupes d’études et de propagande, ralliés au principe absolu de l’abolition du patronat et du salariat. »
Si les représentants du scrutin bourgeois n’obéissent pas, les socialistes se réservent le droit de les dompter par la force, chaque fois qu’ils le pourront.
« La Révolution sociale, dit le doux Benoit Malon, par le vote ou par le fusil, selon les circonstances, ne pourra être accomplie que par le prolétariat, organisé en parti de classe. »
Les hommes de la Révolution de 89 voulaient embrasser le monde dans leur étreinte. Ils brisaient les classes, les castes, pulvérisaient les barrières, supprimaient les frontières, enveloppaient l’humanité de toute leur chaude sympathie. Dans leur enthousiasme optimiste, en proclamant les Droits de l’homme, ils ne distinguaient point entre les religions ni les races.
Ils rayonnaient. Dans son impulsion et son mouvement, leur politique était centrifuge.
Ce n’est pas celle des socialistes. Leur politique, à eux, est centripète jusqu’à l’écrasement. Ils se recroquevillent dans un petit compartiment. Ils se confinent dans un ghetto où ils prétendent être enfermés. On leur demande en vain : « Mais où sont vos barrières ? Est-ce que vous ne pouvez pas demeurer partout, aller et venir à votre gré ? Êtes-vous condamnés au bonnet jaune ? Où sont vos signes de servitude ? » – Ils ne peuvent les montrer.
— Eh bien ! alors, sortez donc de votre Quatrième État. Venez donc avec nous. Discutons, causons, parlons, soyons amis comme hommes, même si nous ne partageons pas les mêmes idées.
Ils se reculent, ils se resserrent, en lançant des anathèmes et des excommunications. La sèche, pour se défendre, vide sa poche de liqueur noire.
Ils se terrent dans leur oppression imaginaire et distillent leur haine. Ces délirants veulent être, quand même, opprimés, malheureux, persécutés. Conséquence : ces lypémaniaques sont possédés du délire persécuteur et de mégalomanie.
Ils se lovent pour projeter leur haine plus loin et leur ambition plus haut.
Chapitre II — La liberté et le socialisme modifier
La liberté et l’égalité. — Deux aspects de la même qualité. — Le Quatrième État et la liberté. — « Les triomphantes jacqueries. » — La conception de la liberté de la presse. — La conception de la liberté de réunion. — La conception de la liberté d’association. — Mise en interdit. — Excommunication. — Suppression de l’apprentissage. — La liberté d’association et la législation de 1791. — Erreur de la loi de 1884. — L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme. — Tyrannies privées des socialistes.
Tocqueville a commis l’erreur, qu’on a beaucoup trop répétée après lui, d’opposer la liberté à l’égalité. En réalité, ces deux mots ne représentent chacun qu’un aspect différent de la même qualité. La liberté et l’égalité, c’est le pouvoir pour tout individu de penser et d’agir. Dans une autocratie, ce droit est réservé à un seul. Tous les autres sont opprimés, mais aucun n’est son égal. Dans une oligarchie, la liberté est grande pour les uns et parcimonieusement accordée aux autres.
Le Quatrième État entend prendre tous les droits pour lui et les supprimer aux autres : privilèges pour lui, spoliation pour les autres. Nous connaissons cette vieille justice distributive. Elle a été pratiquée par tous les conquérants et dans tous les systèmes féodaux.
Il réclame la liberté pour lui, mais comme le faisait Veuillot : — Je vous demande la liberté pour moi, au nom de vos principes ; mais je vous la refuse, au nom des miens.
Il ne dissimule pas que la liberté politique lui est fort indifférente. Les théoriciens du socialisme, même les plus pacifiques de tempérament, n’attendent point de la seule propagande intellectuelle le triomphe de leurs doctrines. Ils ont la modestie de croire qu’elles ne portent pas avec elles la clarté qui donne la conviction solide. Ils ont raison.
Ce qu’ils voient dans la Révolution française, « ce sont les triomphantes jacqueries de 1789 », comme dit M. Benoît Malon[27] et ils attribuent à des désordres, qui lui ont été nuisibles, un triomphe qui n’est dû qu’à la force de ses idées.
Ils demandent « l’abolition de toutes les lois sur la presse, sur les réunions et les associations. »
Mais la liberté de la presse pour eux, c’est le droit d’insulter, de calomnier et de provoquer aux crimes. Ils n’ont pas à se plaindre : car la loi de 1881 leur a donné ce droit, ce qui n’aurait pas eu lieu si on avait aboli toute loi sur la presse et si on l’avait fait rentrer dans le droit commun.
Ils comprennent la liberté de réunion, d’une manière tout à fait simple : ceux qui ne sont pas de leur avis, ils les empêchent de parler ou les assomment. Ils ne discutent pas ; ils se livrent à des anathèmes contre les bourgeois, contre les capitalistes, et ils décrètent d’accusation ceux qui se rendent coupables de lèse-syndicat. J’en sais quelque chose ; j’ai été assommé le 11 mars 1883, salle Rivoli, parce que je voulais empêcher des maçons d’aller prendre part aux manifestations de Louise Michel et j’ai été, au mois de mai dernier, dans les réunions de la Bourse du travail, solennellement voué à « la vengeance du peuple. »
Quant à la liberté d’association, voici comment ils la comprennent.
Des gens se réunissent, disent : — « Nous sommes un syndicat, » et le syndicat est. Ils sont cinq, dix, vingt, trente, peu importe. Dès lors, ils prétendent reconstituer la vieille corporation à leur profit. Les meneurs du syndicat se constituent en jurandes comme aux jours d’avant 89. La plupart ne sont travailleurs que de nom, mais ils prétendent dès lors que tout le métier leur appartient. Ils entendent stipuler pour tous et traitent de traître quiconque n’obéit pas à leurs ordres. Ils décrètent les conditions du travail et surtout la grève. Ceux qui n’obéissent pas doivent tout au moins être boycottés, sinon écharpés. La liberté d’association n’est à leurs yeux qu’un moyen d’oppression.
Jamais ils n’ont pardonné à l’Assemblée nationale d’avoir redouté que la liberté d’association ne prît entre les mains des industriels, des commerçants et des ouvriers ce caractère : mais, en même temps, ils font tout le nécessaire pour justifier ces méfiances.
Je ne reviendrai pas sur les faits que j’ai cités dans la Tyrannie socialiste, je me bornerai à dire que le Congrès des ouvriers gantiers de Grenoble, tenu au mois de septembre 1893, a adopté une proposition aux termes de laquelle « tous les ouvriers gantiers sans exception seront contraints d’adhérer à un syndicat. »
— Mais s’ils refusent ? objecta timidement quelqu’un
— « En vue du bien général, nous aurons, a dit un délégué, le regret d’user de violences envers nos camarades récalcitrants.
« Il faudra agir avec vigueur contre ceux qui sont trop mous et ne pas s’arrêter à avoir de la considération parce qu’ils auront femmes et enfants. »
Un délégué allemand demanda même la suppression du travail à domicile, la surveillance et la propagande socialiste y étaient moins faciles. Un certain nombre de membres du Congrès trouvant qu’il allait trop loin, il répondit :
— Nous n’en finirions pas, si nous tenions compte des protestations, qu’elles émanent des patrons ou des ouvriers.
Ce passage d’une correspondance du Siècle (20 septembre 1892), nous indique les procédés employés par les syndiqués : « A Lourches où se trouvent les « fosses » ou les « puits exploités par la Compagnie de Douchy, le syndicat exerce sur toute la population la plus odieuse tyrannie.
« Les ouvriers non syndiqués sont appelés « oreilles blanches » et ne peuvent plus entrer dans un estaminet, le dimanche, sans s’exposer à recevoir des horions par les syndiqués ; ce sont à chaque instant des batailles sanglantes entre syndiqués et non-syndiqués
« Tous les commerçants de la localité ont été forcés de se mettre du syndicat des mineurs sous peine de perdre leur clientèle.
« Jusqu’aux mendiants, on les oblige à faire partie du syndicat ! »
La lettre ci-dessous, parue dans l’Union socialiste de Verviers du 15 octobre, expose dans toute sa naïveté la manière dont les syndicats comprennent la liberté.
« Compagnon rédacteur,
« Nous sommes heureux de vous donner connaissance de la marche de notre syndicat. Depuis notre fondation, plusieurs ouvriers de la fonderie Lahaye-Henrotte refusaient de faire partie de l’Association ; après une dernière tentative auprès de ces derniers, une délégation a été envoyée auprès du patron à l’effet d’obliger les récalcitrants, ou sinon grève immédiate. Le patron, comprenant sans doute l’efficacité de nos moyens, les a obligés à se soumettre à notre décision. Nos nouveaux compagnons (forcés il est vrai) se sont acquittés envers le syndicat le
jour même.
« Les retardataires de la fonderie Lamoureux ont accepté, sauf un, qui a préféré quitter. De sorte qu’aujourd’hui tous les ouvriers fondeurs de Verviers sans exception sont associés.
« Nous invitons tous les syndicats à faire de même et la victoire sera certaine. »
Récemment, le président de la Chambre syndicale des ouvriers coffretiers adressait à tous ses adhérents une circulaire dans laquelle il dénonçait à la corporation les ouvriers non syndiqués.
Il les traitait de renégats, de faux frères. Il réclamait qu’à l’avenir ils fussent « rejetés de tous les ateliers, comme l’on ferait d’un pestiféré ou d’un lépreux. »
La circulaire était suivie de la liste des noms des non-syndiqués, qualifiés de « lâches » avec invitation aux syndiqués de « graver ces noms dans leur mémoire. »
Un ouvrier qui figurait sur la liste dénonciatrice eut l’idée de s’adresser à la justice pour obtenir réparation de la manière dont il avait été mis à l’index et des épithètes injurieuses que le président du Syndicat lui avait, en nombreuse compagnie, généreusement octroyées.
Le juge de paix du IIIe arrondissement, saisi de l’affaire, condamna l’auteur du factum à 100 francs de dommages-intérêts.
Mais le 28 octobre 1890, la Cour de Grenoble avait ratifié par un arrêt la prétention d’un Syndicat d’imprimeurs sur étoffes de Bourgoin d’imposer à un patron le renvoi d’un ouvrier qui s’en était retiré et refusait d’y rentrer. Il est vrai que, sur les conclusions de M. Ronjat, la Cour de cassation en fit justice.
Mais cet arrêt n’a point modifié les procédés des syndicats qui ont redoublé de violence, sous la poussée des soixante-huit députés socialistes envoyés à la Chambre par les dernières élections.
Mise en interdiction d’usines et d’ateliers. Le Conseil fédéral fait des affiches dans ce genre : « Les ouvriers verriers sont prévenus qu’ils n’auront pas à se déranger pour aller à Saint-Etienne, à l’usine Durif ». La Chambre syndicale des verriers de Montluçon déclare que, « tout membre absent sera signalé à la corporation comme traître à la cause. » Pendant la grève du Pas-de-Calais, des délégués mineurs disaient : « Je suis délégué-mineur ; pas un des ouvriers de ma fosse n’oserait aller travailler sans ma permission ! »
Est-ce assez édifiant ?
Et de malheureux mineurs à qui on demandait : « Pourquoi allez-vous vous fourrer dans les bagarres ? » répondaient : — « Je suis bien forcé ! si nous n’y allions pas, on viendrait nous chercher. »
Et qui décrète ? qui mène ? qui dirige une grève ? Ils sont 47 qui se réunissent à Lens, le 26 octobre 1893, et décident la prolongation de la grève des mineurs ; ces représentants autorisés du travail comptent 23 cabaretiers, 1 ancien cabaretier, 15 ouvriers qui cumulent les fonctions de cabaretier avec leurs occupations habituelles, 1 marchand de nouveautés, et 7 ouvriers proprements dits.
On fait éclater des cartouches de dynamite devant les maisons de ceux qui voudraient travailler, on menace leurs femmes et leurs enfants, on les menace de susciter des vengeances dans la mine, et, en attendant, on se livre à de telles voies de fait à leur égard que les soldats et les gendarmes ne parviennent pas à les soustraire à des mauvais traitements, peut-être à la mort.
Pour défendre leur monopole, les syndicats s’acharnent à supprimer les apprentis. Les mécaniciens de Saint-Étienne s’étaient mis en grève parce qu’ils n’admettaient pas que les patrons prissent comme apprentis des enfants autres que leurs fils.
Le Syndicat des ouvriers en coffres exige au mois de septembre 1893, non-seulement le renvoi, par M. Guitat d’un de ses ouvriers, Colbert-Trincard, qui avait refusé de se mettre en grève avec eux, mais encore celui de son fils, apprenti dans la maison.
Le Congrès des gantiers de Grenoble a déclaré qu’il ne saurait être permis aux ouvriers de prendre des apprentis comme ils l’entendent. Il faut surveiller, limiter et réglementer l’apprentissage, car les apprentis en savent bientôt autant que leur maître, lui font concurrence, le poussent et le remplacent ! Comme exemple à suivre, certaines Sociétés de ganterie sont citées avec éloge, n’admettant, paraît-il, comme apprentis, que des fils de gantiers ! Et une motion applaudie, relative à la fondation d’une école de ganterie à Grenoble, spécifie très expressément qu’il en résulterait interdiction absolue de faire des apprentis en dehors de cette école.
J’arrête là ces citations. Elles suffisent pour montrer ce que les socialistes entendent par la liberté d’association : pour eux, c’est le droit d’opprimer les individus ; c’est le droit d’ériger en monopole fermé toutes les professions. Ces démocrates veulent des privilèges.
Ces procédés sont l’usurpation, sur l’autorité publique, de corporations, privées et irresponsables, oscillant entre tous les caprices et toutes les passions. Ils nous ramènent en deçà de 89 et nous donnent des conditions pires ; au moins les corporations, maîtrises et jurandes représentaient une organisation, avec une responsabilité, tandis que ces syndicats n’existent que par l’initiative et l’audace de ceux qui les forment. Je ne leur reproche pas ces deux qualités ; seulement, je considère que l’usage qu’ils en font, aboutit à des tyrannies privées qui sont la négation de la sûreté de ceux à l’égard de qui elles s’exercent.
Dans son désir de garantir les droits individuels, l’Assemblée nationale avait fait la loi du 14-17 juin 1791 dont l’article 1er était ainsi conçu :
« L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. »
Par l’article 7, « ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail, à l’industrie, seront poursuivis par la loi criminelle. »
La loi de 1884 sur les syndicats n’a pas aboli ces dernières dispositions ; mais elle a eu le tort de reconnaître aux syndicats professionnels une existence qui n’est pas donnée aux associations d’une autre nature qui peuvent en contrebalancer l’influence. Elle a organisé les corps de troupes pour la lutte sociale : patrons d’un côté, ouvriers de l’autre. C’est par une loi générale sur les associations, avec des sanctions effectives, qu’on pourra remédier à ce mal.
L’Assemblée nationale, par sa loi du 30 septembre-9 octobre 1791, avait interdit aux réunions et aux associations « d’apporter aucun obstacle à aucun acte quelconque de l’autorité, de mander devant elle aucun fonctionnaire ni aucun citoyen. » Elle avait raison. Il est fâcheux que cette loi n’ait pas été exécutée. Elle eût empêché la tyrannie du club des Jacobins que les syndicats socialistes voudraient recommencer aujourd’hui.
La loi à venir sur les associations devra s’inspirer de ces considérations, surtout de l’esprit de l'article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme, de la Constitution de 1791 :
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane directement.
En d’autres termes, aucune association, aucun individu ne peut se substituer à la loi ni à l’autorité régulièrement déléguée.
Chapitre III — Les voeux perpétuels modifier
Socialiste, mon ami, tu as une fille. Elle a été élevée au couvent. Tu es libre penseur, mais tu laisses faire ta femme, je connais cela. Ta fille veut devenir religieuse, Elle fait des vœux. Admets-tu que ces vœux soient perpétuels, qu’ils la lient pour toujours ? Que si elle veut les rompre, elle ne le puisse pas ? Que si elle veut quitter le couvent, on le lui interdise ? Que si elle se sauve, on la rattrape et on la brutalise ?
— Non, la Révolution de 89 a aboli les vœux perpétuels.
— Eh bien ! quand tu frappes d’interdit un travailleur, parce qu’il ne veut pas entrer dans ton syndicat, c’est-à-dire dans ton couvent ; quand, si tu l’as forcé d’y entrer, tu lui interdis d’en sortir, sous peine de le frapper d’excommunication, en le pourchassant d’atelier en atelier et en allant jusqu’à le maltraiter s’il résiste, tu rétablis les vœux perpétuels : tu fais pour ton syndicat ce que tu trouverais monstrueux de la part d’un couvent.
Chapitre IV — Les propriétés des unités modifier
Propriétés des unités. — Ni l’addition ni la soustraction ne leur donnent de grâces particulières. — Dix ne peuvent pas faire ce qui est interdit à un. — Préjugés des grévistes. — La grève ne leur donne pas de droits spéciaux. — Le syndicat n’augmente pas les droits individuels. — Le crime ou délit en bande. — Le principe de la souveraineté une. — La violence du nombre.
Je demande à M. le Ministre de l’Instruction publique de faire poser la question suivante à tous les candidats au brevet de l’enseignement primaire :
— Les propriétés essentielles des unités sont-elles altérées par les diverses opérations arithmétiques auxquelles elles sont soumises ?
Voici une pomme. Vous l’additionnez à une autre pomme. Devient-elle pêche ?
10 lièvres plus 10 lièvres font-ils un chevreuil ?
L’addition des unités ne change pas la qualité des unités
Voilà une règle que tous les instituteurs primaires doivent connaître et doivent surtout enseigner à leurs élèves, en ajoutant que l’homme n’est pas une unité d’une autre nature que les autres.
1 homme + 1 homme = 2 hommes ; 1 homme + 999 hommes = 1.000 hommes.
Mais cette addition ne donne pas une grâce particulière à chacune de ces unités agglomérées. Leurs propriétés essentielles ne sont pas changées.
La somme qu’elles produisent n’ajoute pas à chacune d’elles des vertus spéciales, des qualités nouvelles, des droits qu’elle n’avait pas, isolée.
De même la soustraction, jusqu’à la réduction à l’unité, n’enlèverait à aucune de ces unités aucune des qualités qui lui sont propres.
Si vous faites la soustraction de 25 louis, le dixième n’aura pas perdu sa qualité d’or et le dernier ne sera pas devenu du cuivre. 1 homme ajouté à 999 hommes continuera à respirer, à manger, à boire et à digérer ; si on retranche 500 hommes du groupe, ses besoins ne seront pas modifiés ; et s’il reste seul, il sera toujours obligé de respirer, de manger, de boire et de digérer. Les qualités essentielles de sa nature ne sont pas transformées.
Vous me répondez : — C’est évident. Tous les élèves de l’école primaire connaissent cette règle d’arithmétique.
— Soit, mais non seulement des élèves de l’école primaire, mais même des gens sortis d’écoles très supérieures l’oublient tous les jours, au moins quand il s’agit des hommes.
Au moment des fêtes données aux marins russes, dans la foule, certains individus s’arrogeaient le droit d’arrêter des fiacres et des omnibus et d’exiger des cochers qu’ils « saluassent le peuple » et criassent : « Vive la Russie ! »
Des cochers ayant résisté furent malmenés. L’un d’eux sur la place de l’Hôtel-de-Ville dut être porté dans une pharmacie. Le lundi 23 octobre, à onze heures du soir, sur la place de la République, un officier de paix fut blessé en voulant défendre un cocher d’omnibus, et les gardiens de la paix durent dégainer pour le dégager.
Dès le premier jour où ces faits s’étaient produits, le Siècle les avait dénoncés et avait rappelé un principe de droit que tout le monde semble oublier.
Si un monsieur vous abordait dans la rue et vous disait : « Saluez », fût-il l’homme le plus honorable du monde, vous l’enverriez promener et vous auriez raison. Devrez-vous obéir à une semblable injonction parce qu’elle sera faite par cinquante personnes ?
Qu’un individu interpelle un ouvrier qui se rend à son travail et lui dise :
— Je te défends de travailler !
L’interpellé lui répondra :
— De quel droit ? Je ne vous connais pas.
Si au lieu d’un individu, il en trouve dix, il en trouve cent, il en trouve mille, ces dix, ces cent, ces mille auront-ils davantage le droit de lui intimer l’ordre de ne pas travailler ?
Un homme loue son travail à un autre homme. Il a le droit de rompre son contrat, moyennant les dommages-intérêts prévus par les articles 1142 et 1780 du Code civil. C’est bien.
Dix hommes, vingt hommes ont le droit de faire de même.
Refuser à vingt, à cent hommes ce qui est permis à un seul, constitue une erreur semblable à celle que nous venons de relever.
Si un homme + un homme ne donnent pas plus de deux hommes, ils ne donnent pas moins de deux hommes. Les qualités des unités ne sont pas modifiées.
C’est le droit de grève.
Cent hommes ont, comme un homme, le droit de refuser leur travail ; mais reconnaissez-vous le droit à un homme de dire à un autre :
— Je t’interdis de travailler parce qu’il me plaît de ne pas travailler ?
Si vous ne reconnaissez pas ce droit à un individu, pourquoi le reconnaîtriez-vous à dix ou à cent ?
Voici quelques hommes qui se réunissent : ils forment un syndicat ; ce syndicat décrète qu’il aura le droit d’empêcher des gens de travailler de telle ou telle manière, chez telle ou telle personne, à telles ou telles heures, à tel ou tel jour.
Ils revendiquent hautement ce droit ; et même des légistes sont tout prêts à le leur reconnaître.
Un individu quitte son atelier. C’est bien. Ils sont dix. Ils s’appellent grévistes. Alors des députés prennent en main leur cause, les journaux ouvrent des souscriptions. S’ils assomment un camarade qui voulait travailler, c’est l’assommé qui a tort.
Un individu briserait des clôtures, détruirait des machines, menacerait de mort des individus : il serait dans son tort. Ils sont dix, vingt, cent, mille, qui se livrent à ces exercices : ils deviennent intéressants. Si des magistrats les condamnent, ces magistrats sont dénoncés au mépris et à la haine des citoyens.
Des députés interpellent le gouvernement, et les plus raisonnables demandent tout au moins l’amnistie pour ces gens qui ont commis en bande des délits ou des crimes.
Nous répondons, nous, que le refus du travail ne confère pas plus de droits à mille individus qu’à un seul.
Un syndicat est une addition d’individus, mais cette association ne leur confère pas de droits autres que ceux qu’ils avaient comme individus.
Ce qui est interdit à un seul n’est pas permis à plusieurs.
La puissance publique n’appartient à aucun particulier, et parce que des individus sont réunis, sont attroupés par une circonstance quelconque, ou associés, ils n’ont pas plus de droits qu’ils n’en auraient isolément.
C’est le principe qu’a voulu énoncer la constitution du 3 septembre 1791 dans l’article 1er du titre III.
« La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »
On peut trouver la forme de cet article métaphysique ; mais le principe n’en reste pas moins solide. En fait, il aboutit à ceci : — Des individus ou des groupes ne peuvent s’arroger des droits ou pouvoirs qui ne leur sont pas régulièrement conférés par la loi.
Nul n’a le droit de se substituer à l’action publique pour faire de la police privée et de la répression privée, selon ses caprices, ses fantaisies, ses intérêts et ses passions.
D’après certains syndicataires et grévistes, un homme plus un homme égaleraient deux tyrans qui auraient le droit d’obliger un troisième à leur obéir. Ils peuvent évidemment contraindre ce troisième à leur obéir, s’ils sont les plus forts, comme un seul individu peut abuser de sa force à l’égard d’un autre plus faible. Cette violence, loin de conférer un droit, est la négation même du droit.
Si vous assassinez en bande, votre acte ne vous recommande pas plus au prix Montyon que si vous l’aviez commis isolément.
Chapitre V — Laissez faire modifier
La liberté individuelle et M. Clémenceau. — La guerre sociale en douceur. — « Laissez faire ! » — « Ne provoquez pas. »
Ce ne sont pas seulement les vrais socialistes qui oublient ce principe, sans lequel il n’y a de sécurité pour personne ; mais des républicains qui leur sont associés de plus ou moins près et qui sont plus ou moins reniés par eux, éprouvent le besoin, sans même s'inquiéter des contradictions dans lesquelles ils tombent, de partager et de propager le préjugé que la qualité de syndicataire ou de gréviste donne le droit à des individus de commettre des crimes et des délits.
Ainsi, M. Clémenceau, dans son rapport sur la grève d’Anzin, en 1884, dit : « L’essence même du régime républicain, c’est de donner à tous la liberté en réprimant les atteintes au droit individuel. »
Par conséquent, M. Clémenceau devrait être aussi ennemi que moi de la tyrannie des syndicats et des procédés de boycottage employés par les grévistes à l’égard des camarades suspects de vouloir travailler.
Pas du tout. M. Clémenceau, à chaque grève, s’est indigné de ce que le gouvernement s’avisât de protéger les ventilateurs et les pompes contre les projets de destruction, hautement manifestés par les grévistes, et essayât d’empêcher ceux-ci de maltraiter et d’assommer tout à l’aise les camarades suspects de tiédeur.
Le 6 octobre 1893, M. Baudin prêche la grève générale et télégraphie à la reunion de la Maison du peuple : « Organisez-vous, car ce n’est que par la force et la terreur que vous obtiendrez quelque chose des gouvernants. »
Puis les compagnons Brunet et Georges disent que la seule guerre à faire n’est pas celle que rêvent les gouvernants, de peuple à peuple, mais bien celle que doivent prêcher tous les socialistes de toutes les nations « d’ouvriers à patrons, de gouvernés à gouvernants ».
La dépêche étant authentique, ces paroles étant entendues de tout le monde, des gens aimables, comme Tony Révillon, d’autres qui posent pour d’habiles politiques, s’empressent de dire :
— Que parlez-vous de guerre sociale ? Baudin est un agneau en dépit de sa barbe de bison. Turot n’a été arrêté que parce qu’il a voulu sauver un enfant. Si les compagnons Brunet et Georges disent que « la guerre à faire est celle d’ouvriers à patrons, de gouvernés à gouvernants », nous vous assurons que c’est par patriotisme ! Seulement vous ne voulez pas comprendre et vous vous entêtez à les provoquer.
Et alors Henry Maret arrive et dit :
— C’est bien simple. Laissez faire Baudin, les compagnons Brunet et Georges ! Il n’y aura pas de questions.
Vraiment ! et s’ils assomment les camarades qui voudraient travailler, ce n’est pas une question, cela ? et s’ils tiennent les corons sous la terreur, s’ils brisent les vitres des habitations de ceux qui ne veulent pas être leurs hommes-liges, s’ils blessent leurs femmes à coups de pierres, s’ils vont arracher les hommes de chez eux pour les promener dans un charivari agrémenté de coups, ce n’est pas une question, cela ? Ils s’amusent, les braves gens !
— Laissez-les faire, dit Henry Maret.
— Ne les provoquez pas, dit Tony Révillon.
Que pensent de ce « laissez-faire » les femmes insultées, frappées et blessées, les hommes qui, suspects, parce qu’ils voudraient travailler, sont injuriés et maltraités ? Le doux Henry Maret et le bienveillant Tony Revillon sont tout miel pour les agresseurs. Les victimes, ce sont ceux-ci, puisque les gendarmes et les soldats veulent les empêcher de se livrer à leurs exploits !
Ces néo-socialistes réservent leur bienveillance pour ceux qui frappent et leur malveillance pour ceux qui empêchent de frapper.
Henry Maret et Tony Revillon me disent en chœur :
— Comment ! vous, économiste, osez-vous protester ? Est-ce que vous n’avez pas pour devise le mot de Gournay : « Laissez faire » ? Eh bien ! laissez faire ces braves grévistes. Ne les empêchez pas d'assommer, de tuer au besoin, de détruire ! Il n’y aura pas de question !
Maret se trompe, en s’imaginant que les économistes ont jamais compris de cette manière le principe du « laissez-faire ».
Ce que Gournay a entendu par ces mots, c’est l’invitation à l’État, aux corporations et aux jurandes de laisser travailler, comme bon lui semblerait, selon sa volonté personnelle, chaque individu ; et le « laissez-faire » qu’entendent Henry Maret et Tony Révillon, c’est le droit pour des hommes audacieux et violents d’empêcher de travailler les autres où, quand et comme cela leur convient ; c’est le droit aux Baudin, aux Basly, aux Lamendin de dire à des hommes :
— Tu ne travailleras pas, parce que tel est mon bon plaisir !
Non, les économistes ne veulent point « laisser passer » les fantaisies de ce genre. Ils considèrent que, loin de représenter la liberté, elles constituent la plus monstrueuse des tyrannies.
Ils considèrent que, loin de supprimer les questions, les procédés des meneurs de grèves posent celle-ci :
— Que deviennent la loi, la sécurité, la liberté individuelle, dans un pays où, pendant un certain temps, sur une partie de son territoire, des citoyens paisibles peuvent être en butte aux outrages et aux violences, s’ils sont suspects du désir de travailler ?
Chapitre VI — La sécurité mise à prix modifier
M. Millerand et le Ministre de l’Intérieur. — « Débarbouillez-vous ! » — Le marchandage du Ministre et des Compagnies. — Service public devenant propriété privée. — La sécurité, chose commune et indivise. — Devoir du gouvernement ou abdication.
La Petite République du 18 octobre publiait le récit suivant d’une démarche de M. Millerand auprès de M. Dupuy, président du Conseil des ministres, Ministre de l’Intérieur :
« M. Millerand a été reçu à quatre heures, par M. Dupuy.
« M. Dupuy a répondu à M. Millerand qu’il ne croyait pouvoir, sous aucune forme, insister près des Compagnies pour leur faire accepter un arbitrage, et qu’il se bornerait à maintenir les instructions déjà données.
« Nous enregistrons, sans en être surpris, les décisions du gouvernement. Après avoir pris parti pour les Compagnies, en envoyant sur les lieux de la grève ses soldats et ses gendarmes, il se refuse même à user de son autorité pour obtenir d’elles la discussion contradictoire : la conduite est logique et la complicité patente. »
Le conclusion de cette note indique la singulière conception que les socialistes se font des devoirs de l’État. Il est bon de l’enregistrer ; car, de deux choses l’une : ou, si M. Millerand arrivait au pouvoir, il la renierait, et alors ses amis d’aujourd’hui auraient le droit de le lui reprocher ; ou il l’appliquerait, et alors il érigerait l’anarchie en système.
J’admire l’inconscience avec laquelle les socialistes, ayant même quelque instruction comme M. Millerand, prudents, avisés, pensant aux retraites possibles, comme lui, peuvent émettre des théories qui sont la négation de tous les progrès du droit public.
Henry Maret avait exprimé la même idée d’un manière encore plus nette, en 1892, au moment de la grève de Carnaux :
« Le gouvernement pourrait dire à la Compagnie : Vous prétendez que je ne peux vous forcer à rien ; soit. Mais vous, vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous ! »
Ces gens s’imaginent donc que la sécurité doit être l’objet d’un marchandage entre le gouvernement et ceux en faveur de qui elle s’exerce ? Le Ministre mettrait à prix le concours de la force publique ? Il dirait aux directeurs des houillères :
— Donnez 1 fr. 50 de plus par benne de charbon, ou bien, non seulement je n’envoie pas un soldat, mais pendant que les grévistes menacent de tout briser et de tuer les camarades qui voudraient travailler, j’ordonne aux gendarmes de ne pas mettre le nez à la fenêtre de leur gendarmerie, et je donne congé aux commissaires de police pour qu’ils aillent faire un voyage d’agrément.
— Mais 1 fr. 50 ! C’est la ruine absolue. Impossible.
— Eh bien ! mettons 0,75.
— Ce n’est pas possible.
— C’est mon dernier mot. Si vous ne cédez pas, ni commissaires de police, ni gendarmes, ni troupes. Débarbouillez-vous, comme l’a dit Maret.
Pour conclusion à ce marché, les directeurs de houillères seraient en droit d’ajouter :
— Et combien, monsieur le Ministre demande-t-il pour son compte personnel ?
Ce n’est pas encore tant les ventilateurs et les machines qu’il est nécessaire de protéger que les mineurs qui voudraient travailler, et qui ne le peuvent pas, mais qui par cela même qu’ils sont suspects de tiédeur, sont en butte à toutes sortes de vexations et de mauvais traitements. Faudra-t-il que le malheureux, exposé à être battu, blessé, peut-être tué, paye pour se faire garder ?
Cette mise à prix de la sécurité a existé sous la féodalité, quand les services publics étaient considérés comme des propriétés privées. Elle y a même survécu sous l’ancien régime. On dit qu’il y a des fonctionnaires qui n’ont pas complètement abandonné ce système en Espagne et en Italie. Il se pratique encore dans certains pays de l’Orient et chez les peuplades africaines. L’individu doit payer pour être protégé. S’il ne paie pas et qu’il lui arrive malheur, tant pis pour lui.
Ce que demandent M. Millerand et ses amis, c’est le retour à ces procédés barbares.
Je sais qu’ils répondront qu’il ne s’agit pas d’exiger des compagnies houillères de l’argent pour des ministres ou des fonctionnaires, mais pour des grévistes. Soit ; mais le principe reste le même : c’est la mise à prix de la sécurité !
C’est la proclamation de cette théorie que nul n’a le droit d’être protégé que selon le bon plaisir de ceux, petits ou grands, qui détiennent la police.
D’après le système de MM. Millerand et Maret, un maire dans une commune pourrait dire aux gens qui ont le mauvais goût de lui faire de l’opposition :
— Tant pis pour vous, si vous êtes volés ou assommés. La police ne vous protégera que lorsque vous serez revenu à de meilleurs sentiments à mon égard.
Maret a quelquefois fait de l’opposition à des gouvernements. Je suppose que l’un d’eux lui eût dit :
— « Si vous êtes assommé un de ces soirs en revenant du théâtre et jeté dans la Seine du haut du pont des Saints-Pères, ne vous en prenez qu’à vous. Vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous dans la Seine. »
Je suis convaincu que Maret aurait trouvé le procédé détestable sous tous les rapports.
Il y a des individus qui voudraient vivre volontiers du bien d’autrui. D’après le système de Maret, on dirait aux riches qui ne voudraient pas leur permettre de vivre de fainéantise :
— Vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous.
Chaque fois que des ouvriers réclameront des augmentations de salaires ou des diminutions d’heures de travail, MM. Millerand et Maret diront avec tranquillité aux patrons :
— Tant pis pour vous, je recours à votre égard aux procédés de Ravachol. Cédez ou débarbouillez-vous.
Ce n’est pas une hypothèse, car M. Millerand déclare lui-même avoir invité M. le président du Conseil à tenir ce langage.
— Exigez des compagnies qu’elles cèdent aux prétentions des grévistes ou retirez vos troupes. Sinon, je vous déclare complice !
Complice de quoi ? On est complice d’un crime ou d’un délit ; et voici le crime dont M. Millerand accuse le gouvernement.
Il se figure, ou plutôt il invite les naïfs à se figurer que les troupes, les commissaires de police, les gendarmes, les magistrats agissent pour le compte des compagnies, ont pour mission d’opprimer les grévistes, d’empêcher le triomphe de leurs demandes. Et M. Millerand voudrait qu’ils agissent pour le compte des grévistes. Mais si ces actes, dans le premier cas, avaient un tel caractère que M. Millerand crût devoir infliger la qualification de « complices » à ceux qui y participeraient, n’auraient-ils donc pas le même caractère dans l’alternative qu’il propose ?
Laissons de côté ces chicanes, cette terminologie venimeuse, et rappelons en deux mots les principes qui constituent la base du droit public de toutes les nations qui ne sont plus sous le régime féodal ou à la discrétion des pachas.
Quand des troupes, des commissaires de police, des gendarmes empêchent des grévistes de briser des ventilateurs, de briser des machines, d’assommer leurs camarades, ce n’est pas pour le compte de tel ou tel particulier, de telle ou telle compagnie, c’est dans un intérêt plus haut : celui de la sécurité.
J’apprends, puisque c’est nécessaire, à ces socialistes qui veulent fractionner la sécurité, en faire l’objet de contrats particuliers, que s’il est une chose commune et indivise, c’est elle.
Précisément parce qu’elle ne peut pas se morceler, parce que tous y sont également intéressés, parce qu’elle doit être répartie entre tous d’une manière uniforme, elle constitue la fonction primordiale de l’État. C’est un service public qu’un gouvernement doit à tous, qu’il ne marchande à personne.
Quand il ne le remplit pas, il abdique.
Chapitre VII — L’amnistie modifier
M. Ranc. — Contradiction d’un homme de gouvernement. — Les crimes en bandes. — Indulgence pour les criminels et mépris pour leurs victimes. — Désaveu des gendarmes. — Condamnation des magistrats.
Mais ce ne sont pas seulement M. Millerand, prisonnier du socialisme, MM. Henry Maret et Tony Révillon, socialistes fantaisistes, qui tiennent ce langage. M. Ranc, qui se prétend homme de gouvernement, qui réclame le titre d’autoritaire, a éprouvé le besoin, le 27 octobre 1893, au moment où, malgré tous les efforts des députés socialistes, la moitié des mineurs du Pas-de-Calais avait repris le travail, de se joindre à M. Millerand pour demander au gouvernement de faire comprendre aux compagnies « qu’elles devraient accepter un terrain de conciliation ». M. Ranc a le plus profond mépris pour les économistes. Je le conçois. Il n’a jamais étudié des questions économiques. Mais il devrait avoir quelque expérience politique, et en vertu de cette expérience il aurait dû savoir que les conseils qu’il donnait et qu’il appelait « politique d’apaisement », ne pouvaient avoir sur la grève que le résultat qu’aurait de l’huile jetée sur un feu près de s’éteindre.
M. Ranc, homme de gouvernement, ne devrait pas admettre que les syndicats, plus ou moins illégaux, pussent s’arroger le droit de légiférer, de décréter des interdictions de travailler, de frapper de pénalités ceux qui leur désobéiraient, de se livrer à des violences à l’égard des indépendants, de les maltraiter ainsi que leurs femmes et leurs enfants. Cependant, pour compléter sa première proposition, M. Ranc ne manquait pas de proposer l’amnistie !
M. Ranc est plein d’une douceur paternelle pour les gens qui assomment et d’indifférence pour les assommés.
M. Ranc, qui se dit homme de gouvernement, pense que le délit est en raison inverse du nombre de ceux qui le commettent ; s’ils n’étaient que cent grévistes, ils seraient encore coupables ; s’ils n’étaient que dix, on les laisserait se débrouiller avec la magistrature : mais pensez donc ! dans le Pas-de-Calais, ils ont été de gré ou de force 32.000 grévistes. Il y a eu des bandes, de véritables armées qui ont parcouru les routes, assiégé les corons, menacé les fosses. L’amnistie s’impose !
Le Code pénal considère que si des crimes ou délits sont commis en bande, c’est une circonstance aggravante ; M. Ranc, avec les socialistes, considère que c’est une circonstance si atténuante, qu’elle arrive à supprimer le crime ou le délit.
Non seulement M. Ranc et ceux qui, par sentimentalité irréfléchie, seraient disposés à le suivre, oublient les gens assommés, frappés, blessés, tenus sous le coup de la terreur par les meneurs de la grève, mais ils oublient le gendarme et le magistrat.
Le gouvernement dit aux gendarmes : « Empêchez de commettre des crimes et des délits, à vos risques et périls. Agissez avec douceur, mais énergie. Supportez les injures et même les coups avec placidité : et n’intervenez que pour empêcher les autres d’être malmenés, blessés ou tués. »
Puis, lorsque le gendarme a rempli, pendant un mois, des fonctions qui exigent à la fois, outre de la perspicacité, des vertus morales dignes de la canonisation, M. Ranc, qui se prétend un homme de gouvernement, arrive et réclame l’amnistie pour les individus qui se sont rendus coupables de crimes et de délits.
Est-ce pour que le gendarme voie les amnistiés lui rire au nez et les entendre lui dire : — « Ah ! ah ! mon bonhomme, ça n’était pas la peine de te gêner ! Tu vois que nous sommes les plus forts. Ça t’apprendra pour la prochaine fois. »
En présence de toute amnistie de ce genre, Pandore essaye de lier ses idées et n’y arrive pas. Il est bien obligé de reconnaître qu’au fond les grévistes ont raison de dire qu’ils sont les plus forts. Puisque le gouvernement est avec eux, pourquoi Pandore serait-il contre eux ?
Le procureur de la République a mis en mouvement la justice : il a eu le tort de croire que le Code pénal n’avait pas encore été abrogé complètement à l’égard des grévistes ; des magistrats l’ont appliqué. Ils ont eu cependant à subir de la part d’avocats-députés des violences et des menaces qui, dans d’autres conditions, entraîneraient la suspension des avocats qui les proféreraient. Pour résister à ces intimidations, il leur a fallu de la décision, du courage, la conviction qu’ils remplissaient leur devoir.
Alors M. Ranc s’adresse au gouvernement et au Parlement pour leur dire :
— Désavouez-les ! Dites bien haut, proclamez que les grévistes sont au-dessus du Code pénal !
Pour faire cette proposition, M. Ranc n’attendait même pas que la grève fût complètement finie. Il saisissait le moment où la moitié des mineurs était rentrée. Il semblait vouloir encourager les autres à renouveler leurs procédés d’intimidation à l’égard de ceux qui voulaient travailler, et il disait naïvement : « Quel moment pourrait être mieux choisi ? »
Il est vrai que M. Ranc étendait l’amnistie à tous, sans exception. Il la présentait « comme une mesure de clémence, d’oubli, d’effacement ». De la part de ceux qui l’accordent, oui, l’amnistie a ce caractère : de la part de ceux qui la reçoivent, nous n’avons pas vu que l’amnistie donnée aux condamnés de la Commune leur ait fait oublier ses beaux jours. Est-ce que, depuis qu’ils sont rentrés, la plupart n’ont pas sans cesse réclamé la revanche de la Commune ? M. Ranc n’en est pas à ignorer les manifestations qui se produisent, chaque année, le 28 mai, au Père-Lachaise.
Récemment encore, tandis que M. Réties protestait, comme rapporteur d’une commission au Conseil municipal de Paris, contre une proposition de donner à une partie de l’avenue de la République le nom de Gambetta, ne demandait-il pas qu’on « prit en sérieuse considération » les propositions d’honorer certaines rues des noms de Théophile Ferré, Eugène Varlin, Jules Vallès et Duval, le général de la Commune ?
Comment des hommes qui disent avoir quelque souci des principes du gouvernement ne perçoivent-ils pas que de pareilles propositions ne peuvent avoir pour résultat que d’augmenter l’audace des socialistes dans les prochaines grèves, de livrer les ouvriers timides à l’oppression des violents ; qu’elles semblent un désaveu de la gendarmerie, de l’armée et de la magistrature, soumises à des devoirs si pénibles pendant les grèves ?
Chapitre VIII — Les vrais criminels modifier
Un savant. — Le Dr Letourneau. — Suppression du couvreur. — Suppression de la pêche à la sardine et à la morue. — Suppression de la houille. — Plus d’emballeurs. — Plus de matelas. — L’Etat et la céruse. — Le malade et le médecin. — Plus d’agriculture. — Nirvana socialiste. — Pour conserver l’homme, le pétrifier.
Tandis que les grévistes qui menacent et assomment les gens tranquilles récoltent ces sympathies, des hommes fort sincères, non les premiers venus, demandent que le contrat de travail, de civil qu’il est, entre dans la législation criminelle. Non seulement M. Bovier-Lapierre voulait que tout patron qui refusait d’embaucher ou renvoyait un ouvrier, risquât la police correctionnelle, l’amende et la prison ; mais un savant de mes amis, qui ne songe point à flatter les passions de certains électeurs pour chercher leurs votes, qui ne dit que ce qu’il pense et avec un désintéressement complet, considère que les patrons sont tous de grands criminels, à qui devrait être exclusivement réservé l’usage de la guillotine.
Le Dr Ch. Letourneau, à force d’étudier les civilisations collectivistes primitives, en est arrivé à croire que le progrès doit nous y ramener ; ce physiologiste prend pour emblème du progrès le serpent qui se mord la queue, cercle d’autant plus vicieux qu’il est parfait.
Dans un de ses livres, bourrés de documents, répertoires inépuisables de faits, reliés par les considérations les plus suggestives, il en arrive à dire :
« Poignarder un homme, lui prendre sa bourse ou en empoisonner un grand nombre dans des usines homicides où l’on ne s’occupe que du prix de revient des objets fabriqués, ce sont là des actes parfaitement comparables. Lequel des deux est le plus coupable ? Ce n’est peut-être pas le premier[28]. »
Cette théorie pénale nous ramène directement vers l’âge de la pierre brute. Elle mettrait les ouvriers à l’abri de tout risque professionnel, car elle supprimerait radicalement tous ceux qui auraient voulu les employer. Je me demande comment Letourneau osera faire monter un couvreur sur son toit. Il peut avoir un vertige. Le pied peut lui manquer. Il tombe. Letourneau, par l’appât d’un gain, a provoqué sa mort. Il en est responsable, d’après sa théorie. S’il ne l’a pas poignardé, il l’a assommé.
Comment un capitaliste de Douarnenez osera-t-il fréter une barque à sardines ou un capitaliste de l’île de Groix une barque à chalut ? Pour l’ensemble du Finistère, la longévité humaine est réduite à vingt-huit ans, par suite des décès à la mer. Équiper un bateau, c’est envoyer des hommes aux naufrages. Il n’y a pas d’année où le banc de Terre-Neuve ou la mer d’Islande ne dévorent quelque vie humaine. L’armateur de Saint-Malo et de Dunkerque est donc un criminel ?
La mortalité accidentelle des mineurs, due beaucoup moins au grisou qu’aux éboulements, n’est que du cinquième de celle des pêcheurs. Tout directeur de mines est-il un criminel ? et Letourneau supprime-t-il de notre existence le charbon, comme il a déjà supprimé le maquereau, la sardine et la morue ?
Il y a des charpentiers qui se donnent des coups de hache, des emballeurs qui se scient les doigts, des mécaniciens qui se laissent broyer un membre par un engrenage : Letourneau va-t-il traiter comme des criminels tout entrepreneur de charpente, tout patron emballeur ou mécanicien ?
Le cardage des matelas n’est pas très sain pour les poumons. Letourneau condamne-t-il à mort la femme qui, ayant l’audace de se charger de carder les siens, prendra une aide ?
Si Letourneau pense à la céruse, il lui suffirait d’aller en visiter une fabrique pour apprendre que maintenant le broyage du carbonate de plomb se fait dans l’huile et que les poussières dangereuses sont supprimées.
Cependant il y a encore un consommateur qui exige que la céruse lui soit livrée en poudre ; et ce consommateur, c’est le gardien de l’hygiène, c’est la providence que Letourneau veut donner à chaque individu pour remplacer l’ancien manitou, c’est le dispensateur des peines, c’est l’État !
Si un entrepreneur de cardage de matelas est plus coupable que le meurtrier qui poignarde le passant pour lui voler sa bourse, de même n’est-il donc pas coupable le parent du malade atteint de diphtérie qui appelle un médecin à son chevet ? En échange d’un salaire de quelques francs, il lui demande de venir s’exposer à un terrible danger ; non seulement, en sortant de cette chambre, le médecin peut emporter des germes de mort pour lui, mais encore pour les siens. Letourneau, qui est médecin, a-t-il pensé à ce cas ? S’il est logique, le parent du malade et le malade sont des assassins ; et ils doivent être frappés de mort avant de perpétrer leurs exécrables forfaits.
Si Letourneau veut supprimer toutes les professions qui ne sont pas destinées à produire des centenaires, quelle est celle qui restera ? L’agriculture ? la profession qui compte le plus d’accidents est celle de charretier. Le laboureur, tantôt les pieds dans la boue, tantôt la tête au soleil, est sujet à toutes sortes d’accidents pulmonaires, à des congestions cérébrales, à des rhumatismes. La mortalité la plus forte par profession constatée en Angleterre, où cette statistique a été mieux établie qu’en France, est pour les garçons de café et d’hôtel de 25 à 65 ans, de plus de 34 par 1.000, tandis qu’elle n’est que de 14.6 pour les couvreurs, de 13.8 pour les ouvriers mineurs, et de 8 1/2 pour les ecclésiastiques[29]. Les maîtres de café et d’hôtel sont donc pour Letourneau des criminels qui doivent périr sur l’échafaud comme d’affreux assassins, et il ne tolérera que la profession d’ecclésiastique ?
La vérité, c’est que nous mourons tous du métier qui nous fait vivre. Est-ce que les hommes de lettres ne courent pas des accidents ? Est-ce que les savants ne risquent pas à tout instant leur vie dans leurs recherches ? Pasteur a été frappé d’hémiplégie en 1868 à la suite de ses longues séances micrographiques dans les magnaneries. Laborde et d’Arsonval ont subi des accidents toxiques dans leurs laboratoires.
Letourneau en arriverait à supprimer la chimie. L’abus de la lecture use les yeux ; donc suppression des livres et des lumières.
Toute théorie socialiste aboutit au nirvanâ, à l’anéantissement de l’action humaine.
Pour conserver l’homme, il faut le pétrifier.