Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 4/Chapitre 3

Nécessité d’une garantie constitutionnelle pour les Droits individuels
◄   Chapitre II Livre IV
Chapitre III
Chapitre IV   ►


CHAPITRE III


Nécessité d’une garantie constitutionnelle pour les Droits individuels.



Ce qui a manqué aux diverses constitutions. — Limites des droits du Congrès américain. — Le pouvoir judiciaire. — Caractère de son intervention. — La journée de 8 heures et la Cour de New-York. — Mandat limité du congrès. — Pouvoirs du mandataire dans le droit privé. — Lacune de la constitution de 1875. — Nécessité d'une révision. — Principes à établir.


Au Bill of Rights anglais, à la Déclaration des Droits de l’homme de 89, aux articles de la Charte les consacrant, à la Constitution de 1852 qui se mettait sous leur patronage, ce qui manque, c’est une sanction.

Le Bill of Rights a été établi contre le roi ; mais si la Chambre des communes devient oppressive à l’égard du citoyen, quelle sera la sauvegarde de celui-ci ? N’a-t-on pas dit qu’elle pouvait tout faire, sauf changer une femme en homme ? Rien que la faible résistance des lords, qui peut toujours être réduite par une fournée, ne s’oppose donc aux lois tyranniques qu’il pourrait convenir à une Chambre des communes d’établir. Nous la voyons ainsi s’immiscer dans le contrat de travail, en intervenant pour réglementer sa durée, en imposant l’assurance obligatoire en cas d’accidents, et menacer la liberté individuelle de nouveaux empiètements. C’est le despotisme de la majorité.

Aux États-Unis, il en est autrement.

« Le congrès américain, dit James Bryce, est doublement limité. Il ne peut faire des lois que pour certains objets déterminés par la Constitution, et en légiférant sur eux, il ne peut transgresser aucune des dispositions de la Constitution elle-même. Le courant ne peut pas remonter au-dessus de sa source. »

Qui maintiendra le courant ? Le pouvoir judiciaire.

Le pouvoir judiciaire institué par l’article III de la Constitution des États-Unis est formé d’une Cour suprême et de Cours fédérales. Dans toutes les causes concernant les ambassadeurs, les autres ministres publics ou les consuls, et dans les causes dans lesquelles un État est partie, la Cour suprême exerce la juridiction du premier degré. Dans tous les autres cas, la Cour suprême a la juridiction d’appel tant sur le droit que sur le fait.

Le pouvoir judiciaire s’étend à toutes les causes en matière de droit et d’équité qui s’élèvent sous l’empire de cette Constitution.

Et l’article VI déclare :

Cette Constitution et les lois des États-Unis qui seront faites en conséquence composeront la loi suprême du pays. Les juges de chaque État seront tenus de s’y conformer, nonobstant toute disposition qui, d’après les lois ou la constitution d’un État quelconque, serait en opposition avec cette loi suprème.

Comme l’a fait remarquer avec raison M. James Bryce[1], les juges américains ont, non pas à contrôler la législature, mais à interpréter la loi : et si la loi est contraire à la constitution, ils donnent raison au citoyen qui refuse de s’y conformer. C’est ce qui est arrivé quand l’État de New-York, en 1878, voulut réduire à huit heures la journée de travail pour les travaux faits pour le compte de l’État, ou des communes. D’après la jurisprudence de la cour de New-York, le contrat privé prime la loi[2] qui disparaît devant lui, au nom des libertés assurées au citoyen par la constitution.

En un mot le congrès a reçu de la constitution un mandat limité, et il ne peut pas plus le dépasser qu’un mandataire ayant reçu procuration pour recevoir des fermages ne pourrait hypothéquer, vendre ou acheter des propriétés ; qu’un représentant de commerce, chargé de vendre de la marchandise, n’a qualité pour en toucher le prix, sans délégation spéciale. S’il outrepasse son mandat, les tribunaux déclarent ses actes entachés de nullité : et cette règle du droit privé, le pouvoir judiciaire des États-Unis, l’applique au Congrès. Ce fait vient encore à l’appui de ce que j’ai dit : c’est que l’œuvre à accomplir, c’est de transporter dans le droit politique les règles des contrats privés.

Or, en France, si nous avons proclamé des droits, nous n’avons pas donné de sanction à leur transgression. Quand la Convention a foulé ouvertement aux pieds les principes de 89, où s’est trouvé le pouvoir pour s’y opposer ? Les deux Empires, comme la Restauration, ont continué plus ou moins ouvertement ; et jamais un citoyen n’a pu dire : — Voilà une loi, une mesure, une pratique administrative qui viole les principes de 89 : je vais en appeler !

Notre constitution actuelle, non seulement n’a pas prévu ce cas, mais elle n’est précédée ni suivie d’aucune déclaration, d’aucun article, réservant ce que les citoyens entendent ne pas mettre en commun. De là ce résultat : si dans un moment d’aberration, le suffrage universel envoyait à la chambre des députés une majorité socialiste, qui ne trouvât pas une force de résistance au Sénat, elle pourrait rétablir l’emprisonnement sans jugement, supprimer toute liberté de parole et de presse, établir un impôt de confiscation, briser tous les contrats passés par l’État, abolir la dette publique et confisquer toutes les propriétés à sa convenance.

Il serait peut-être prudent, pendant que nous avons une majorité sénatoriale sérieuse, de nous prémunir aussi bien contre les entraînements d’une réaction que d’une majorité socialiste en mettant sous la sauvegarde de la Constitution un certain nombre de principes et en donnant au pouvoir judiciaire réorganisé, une extension d’attributions qui l’en constituât le gardien.

La Constitution devrait déclarer nulle toute loi qui ne serait pas conforme aux principes suivants :

La liberté individuelle, comprenant la liberté des contrats de travail et d’échange ;

La propriété individuelle ;

L’égalité de tous devant la loi ;

L’unité de la loi ;

L’impôt réel et proportionnel.

Au point de vue des attributions de l’État, elle devrait spécifier qu’il a pour objet d’assurer la sécurité intérieure des citoyens et la sécurité extérieure de la nation ; que les contributions publiques ne peuvent être levées que pour les dépenses de gouvernement, d’administration, de justice, de la force publique, de travaux publics, de services ou d’ouvrages qui, non rémunérateurs, ne sauraient être accomplis par des particuliers.


  1. The American Commonwealth, t. I, p. 347.
  2. V. Tyrannie socialiste, p. 111.