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CHAPITRE VIII
Les vrais criminels.
Tandis que les grévistes qui menacent et assomment les gens tranquilles récoltent ces sympathies, des hommes fort sincères, non les premiers venus, demandent que le contrat de travail, de civil qu’il est, entre dans la législation criminelle. Non seulement M. Bovier-Lapierre voulait que tout patron qui refusait d’embaucher ou renvoyait un ouvrier, risquât la police correctionnelle, l’amende et la prison ; mais un savant de mes amis, qui ne songe point à flatter les passions de certains électeurs pour chercher leurs votes, qui ne dit que ce qu’il pense et avec un désintéressement complet, considère que les patrons sont tous de grands criminels, à qui devrait être exclusivement réservé l’usage de la guillotine.
Le Dr Ch. Letourneau, à force d’étudier les civilisations collectivistes primitives, en est arrivé à croire que le progrès doit nous y ramener ; ce physiologiste prend pour emblème du progrès le serpent qui se mord la queue, cercle d’autant plus vicieux qu’il est parfait.
Dans un de ses livres, bourrés de documents, répertoires inépuisables de faits, reliés par les considérations les plus suggestives, il en arrive à dire :
« Poignarder un homme, lui prendre sa bourse ou en empoisonner un grand nombre dans des usines homicides où l’on ne s’occupe que du prix de revient des objets fabriqués, ce sont là des actes parfaitement comparables. Lequel des deux est le plus coupable ? Ce n’est peut-être pas le premier[1]. »
Cette théorie pénale nous ramène directement vers l’âge de la pierre brute. Elle mettrait les ouvriers à l’abri de tout risque professionnel, car elle supprimerait radicalement tous ceux qui auraient voulu les employer. Je me demande comment Letourneau osera faire monter un couvreur sur son toit. Il peut avoir un vertige. Le pied peut lui manquer. Il tombe. Letourneau, par l’appât d’un gain, a provoqué sa mort. Il en est responsable, d’après sa théorie. S’il ne l’a pas poignardé, il l’a assommé.
Comment un capitaliste de Douarnenez osera-t-il fréter une barque à sardines ou un capitaliste de l’île de Groix une barque à chalut ? Pour l’ensemble du Finistère, la longévité humaine est réduite à vingt-huit ans, par suite des décès à la mer. Équiper un bateau, c’est envoyer des hommes aux naufrages. Il n’y a pas d’année où le banc de Terre-Neuve ou la mer d’Islande ne dévorent quelque vie humaine. L’armateur de Saint-Malo et de Dunkerque est donc un criminel ?
La mortalité accidentelle des mineurs, due beaucoup moins au grisou qu’aux éboulements, n’est que du cinquième de celle des pêcheurs. Tout directeur de mines est-il un criminel ? et Letourneau supprime-t-il de notre existence le charbon, comme il a déjà supprimé le maquereau, la sardine et la morue ?
Il y a des charpentiers qui se donnent des coups de hache, des emballeurs qui se scient les doigts, des mécaniciens qui se laissent broyer un membre par un engrenage : Letourneau va-t-il traiter comme des criminels tout entrepreneur de charpente, tout patron emballeur ou mécanicien ?
Le cardage des matelas n’est pas très sain pour les poumons. Letourneau condamne-t-il à mort la femme qui, ayant l’audace de se charger de carder les siens, prendra une aide ?
Si Letourneau pense à la céruse, il lui suffirait d’aller en visiter une fabrique pour apprendre que maintenant le broyage du carbonate de plomb se fait dans l’huile et que les poussières dangereuses sont supprimées.
Cependant il y a encore un consommateur qui exige que la céruse lui soit livrée en poudre ; et ce consommateur, c’est le gardien de l’hygiène, c’est la providence que Letourneau veut donner à chaque individu pour remplacer l’ancien manitou, c’est le dispensateur des peines, c’est l’État !
Si un entrepreneur de cardage de matelas est plus coupable que le meurtrier qui poignarde le passant pour lui voler sa bourse, de même n’est-il donc pas coupable le parent du malade atteint de diphtérie qui appelle un médecin à son chevet ? En échange d’un salaire de quelques francs, il lui demande de venir s’exposer à un terrible danger ; non seulement, en sortant de cette chambre, le médecin peut emporter des germes de mort pour lui, mais encore pour les siens. Letourneau, qui est médecin, a-t-il pensé à ce cas ? S’il est logique, le parent du malade et le malade sont des assassins ; et ils doivent être frappés de mort avant de perpétrer leurs exécrables forfaits.
Si Letourneau veut supprimer toutes les professions qui ne sont pas destinées à produire des centenaires, quelle est celle qui restera ? L’agriculture ? la profession qui compte le plus d’accidents est celle de charretier. Le laboureur, tantôt les pieds dans la boue, tantôt la tête au soleil, est sujet à toutes sortes d’accidents pulmonaires, à des congestions cérébrales, à des rhumatismes. La mortalité la plus forte par profession constatée en Angleterre, où cette statistique a été mieux établie qu’en France, est pour les garçons de café et d’hôtel de 25 à 65 ans, de plus de 34 par 1.000, tandis qu’elle n’est que de 14.6 pour les couvreurs, de 13.8 pour les ouvriers mineurs, et de 8 1/2 pour les ecclésiastiques[2]. Les maîtres de café et d’hôtel sont donc pour Letourneau des criminels qui doivent périr sur l’échafaud comme d’affreux assassins, et il ne tolérera que la profession d’ecclésiastique ?
La vérité, c’est que nous mourons tous du métier qui nous fait vivre. Est-ce que les hommes de lettres ne courent pas des accidents ? Est-ce que les savants ne risquent pas à tout instant leur vie dans leurs recherches ? Pasteur a été frappé d’hémiplégie en 1868 à la suite de ses longues séances micrographiques dans les magnaneries. Laborde et d’Arsonval ont subi des accidents toxiques dans leurs laboratoires.
Letourneau en arriverait à supprimer la chimie. L’abus de la lecture use les yeux ; donc suppression des livres et des lumières.
Toute théorie socialiste aboutit au nirvanâ, à l’anéantissement de l’action humaine.
Pour conserver l’homme, il faut le pétrifier.