Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 17

La propriété et les principes de 89
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CHAPITRE XVII


La propriété et les principes de 89.



Le collectivisme monarchique. — Le roi propriétaire de toute la France. — Révolution : affirmation de la propriété individuelle. — Propriété personnelle et propriété objective. — La liberté de la propriété. — Rejet par la Convention de la définition de Robespierre. — Affirmation de la propriété dans la Constitution de 1793. — Décret du 18 mars 1793 contre toute loi agraire. — La Constitution de l'an III. — Article 544 du Code Napoléon. — Mauvaise rédaction. — Les restrictions pour les mines. — La propriété mobilière, — constituée par la liberté du prêt. — La propriété industrielle. — La propriété littéraire.


Avant la Déclaration des Droits de l’homme et la Constitution du 3 septembre 1791, la France jouissait du collectivisme vers lequel veulent nous ramener les socialistes. Elle était le domaine du roi. L’ordonnance de 1692 proclame solennellement « la propriété supérieure et universelle du roi sur toutes les terres ». Les docteurs de la Sorbonne affirmaient également cette doctrine. Saint-Simon dit : « Louis XIV ne douta plus que tous les biens de ses sujets ne fussent siens et que ce qu’il leur en laissait ne fût de pure grâce. » Nous avons cité le passage des mémoires de Louis XIV dans lequel il proclame bien haut ce principe[1] et M. de Villeroy le confirmait quand, en montrant à Louis XV, enfant de cinq ans, le peuple assemblé, il lui disait : « Sire, tout ce que vous voyez est à vous. »

Que signifiaient ces affirmations ? sinon l’incarnation dans l’absolutisme royal du collectivisme primitif d’où l’homme a évolué peu à peu, à travers les siècles, pour aboutir à la propriété individuelle — ce que déplorent, mais ce que reconnaissent eux-mêmes les socialistes de bonne foi[2].

La Révolution, dégageant l’individu de cette absorption dans la personne royale, devait affirmer la propriété individuelle, parce que la propriété est l’agrandissement, le prolongement de la personnalité humaine. Les physiocrates avaient proclamé bien haut la propriété personnelle de chaque individu sur lui-même ; mais cette propriété personnelle serait précaire, si elle n’avait pour complément une propriété objective.

D’où cette conséquence : chaque individu doit pouvoir faire tous les actes nécessaires à acquérir et doit pouvoir user des choses acquises à son gré, au mieux de ses intérêts, tels qu’il les entend : c’est la liberté du travail. Chaque individu doit être assuré qu’un ou plusieurs ne le dépouilleront pas de ses biens, par vol, par fraude ou par violence : c’est la sûreté.

La propriété est un corollaire de la liberté : et c’est avec raison que la Déclaration la place immédiatement après.

Le 28 septembre 1791, dans le code rural, l’Assemblée nationale proclame que le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l’habitent. Ainsi toute propriété territoriale ne peut être sujette envers les particuliers qu’aux redevances et aux charges dont la convention n’est pas défendue par la loi, et envers la nation qu’aux contributions publiques établies par le Corps législatif, et au sacrifice que peut exiger le bien général sous la condition d’une juste et préalable indemnité[3].

Les propriétaires sont libres de varier à leur gré la culture et l’exploitation de leurs terres, de conserver à leur gré leurs récoltes et de disposer de toutes les productions de leurs propriétés dans l’intérieur du royaume et au dehors sans préjudice du droit d’autrui et en se conformant aux lois.

Affranchir le sol, le diviser, en faciliter la transmission et en assurer la sécurité : tel fut le but de l’Assemblée nationale.

Les hommes de la Révolution considéraient si bien la propriété comme un attribut essentiel de la personnalité humaine, que la Convention rejeta l’article 7 du projet de Constitution de Robespierre dans lequel il faisait dépendre la propriété de l’agrément du législateur, en la définissant « le droit qu’a chaque citoyen de jouir de la portion des biens qui lui est garantie par la loi ; » et elle la définit « le droit qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».

Auparavant, par le décret du 18-22 mars, dont la date est la même que celle de l’institution du Comité de Salut public, la Convention nationale avait frappé « de la peine de mort quiconque proposerait une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles ».

La Constitution de l’an III (art. 5) affirme de nouveau que « la propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »

Le Code Napoléon (art. 544) n’a fait que confirmer la doctrine de la Révolution en appelant la propriété « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements ».

Dans cet article, il faut distinguer l’affirmation du principe et la restriction vague et indéterminée, mauvaise, au point de vue de la rédaction, et dont cependant l’administration et le gouvernement n’ont pas jusqu’ici essayé d’abuser à, l’aide de moyens plus ou moins juridiques.

Toutefois, les hommes de la Révolution, les rédacteurs du Code civil, reculèrent quelquefois devant les conséquences de leurs principes : et ils eurent tort, comme le prouvent les contestations engagées tous les jours, relativement à la propriété des mines.

Après avoir déclaré que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous, imbus de ce préjugé que les mines étaient une propriété d’une espèce spéciale qu’on devait sacrifier à l’intérêt général ; que le propriétaire du tréfonds pouvait être indifférent ou hostile à cette industrie et abuser de sa position pour l’entraver, les législateurs de la Révolution, et à leur suite ceux de 1810, font de la propriété originelle des mines une concession. L’équivoque qui en résulte sert de prétexte aux fauteurs de grèves pour réclamer l’intervention de l’État dans les discussions entre les ouvriers mineurs et les compagnies houillères et aux socialistes pour en réclamer le retour à l’État.

Les difficultés qui résultent de cette entorse faite au principe ne prouvent pas, à coup sûr, contre la propriété. Elles démontrent, au contraire, combien il est dangereux, sous un prétexte d’utilité passagère, de mettre la loi en contradiction avec les principes.

Les garanties que la Révolution donnait à la propriété, elle les donnait à la propriété en général, et si elle spécifiait plus particulièrement pour la propriété immobilière, elle n’oubliait pas la propriété mobilière. Elle lui permettait de se constituer par la liberté de l’industrie et du commerce. Elle donnait aux capitaux la liberté d’action dont ils étaient privés : car antérieurement le prêt à intérêt n’était autorisé qu’à titre perpétuel, par constitution de rente ; mais en vertu de l’ordonnance de Blois, tous prêts temporaires d’intérêts étaient réputés usuraires et rigoureusement prohibés.

Quand des socialistes s’élèvent contre le prêt à intérêt, ils se croient avancés : ils datent des Pères de l’Église ; ils rééditent les anathèmes de Bossuet sur l’usure ; ils reviennent à la législation de l’ancien régime qui n’empêchait point les traitants de s’enrichir, mais empêchait l’épargne de fructifier.

L’Assemblée nationale proclame aussi le principe de la propriété industrielle, « considérant que toute idée nouvelle dont la manifestation ou le développement peut devenir utile à la société, appartient primitivement à celui qui l’a conçue et que ce serait attaquer les droits de l’homme que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur[4] ». Elle affirma également que « la plus saine, la plus légitime, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée de l’écrivain ». Seulement elle eut le tort de reculer devant l’application complète de ces principes.

Voilà l’œuvre de la Révolution. Les collectivistes socialistes révolutionnaires demandent la suppression de la propriété individuelle, de manière que le gouvernement de demain puisse se considérer, comme Louis XIV, le seul propriétaire de la nation.


  1. V. suprà, page 50.
  2. Letourneau, l’Évolution de la propriété. Introd. p. VII.
  3. Laferrière, Essai sur l’hist. du droit fonc., t. II, p. 113.
  4. Décret 31 déc. 1790 ; 7 janv. 1791. Voir Yves Guyot, l’Inventeur.