Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 7

Caractère de certitude des lois sociologiques
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CHAPITRE VII


Caractère de certitude des lois sociologiques.



Certitude de certaines lois économiques. — La règle d’Auguste Comte. — La complication des hypothèses. — Utilité des généralisations. — Kepler et Newton.


Le théoricien de l’empirisme continue ses objections en me disant :

— Vous montrez vous-même la difficulté d’appliquer la méthode objective aux phénomènes sociaux. Les lois qui ont été dégagées de leur observation ont-elles et pourront-elles jamais avoir le caractère de certitude des lois dégagées par les sciences mathématiques, physiques ou biologiques ?

À cette objection, deux réponses. D’abord, certaines lois sont vérifables tous les jours, à chacun de nos actes, par chacun de nous ; la sanction est précise et immédiate. Il ne peut y avoir aucune incertitude à leur égard. De ce nombre sont des lois économiques dont je ne citerai qu’une en ce moment : la loi de l’offre et de la demande.

Quant aux autres qui n’ont pas encore acquis ce caractère de précision, nous devons essayer de les déterminer en suivant rigoureusement la règle d’Auguste Comte : — « Construire l’hypothèse la plus simple que comporte l’ensemble des documents à notre disposition. »

Tout à l’heure, j’ai parlé du fou qui s’imagine avoir une horloge dans le ventre. Questionnez-le. Poussez-le à bout. Il vous racontera comment il l’a eue. Vous lui faites une objection. Il y répond par une autre affirmation. Plus vous le pressez, plus il multiplie les hypothèses.

Écoutez un club des légendaires madame Pipelet. Sur la plus petite observation, d’une suscription de lettre, d’un mot surpris, elles construiront des romans aussi enchevêtrés et invraisemblables que ceux de Ponson du Terrail. Rocambole répondait à leur intellect.

Les astrologues et les alchimistes multipliaient les hypothèses : ils le faisaient par penchant naturel, vice de méthode ; ils se complaisaient d’autant plus dans ces opérations compliquées qu’elles leur donnaient plus de prétextes pour excuser leurs avortements.

On peut dire que la politique paraît d’autant plus compliquée qu’on s’éloigne davantage des milieux où elle s’exerce dans toute son intensité. Quelquefois, j’ai été stupéfait en entendant quelqu’un, dépourvu de toutes sortes d’informations, me révéler les mystères de la politique intérieure et extérieure, raconter les plus secrètes pensées des empereurs, rois, ministres, avec tant d’assurance que j’aurais peut-être pu croire qu’il avait un don de divination, s’il ne s’était pas avisé de vouloir me révéler les miennes, avec des plans et des projets auxquels je n’avais jamais pensé.

Il est possible que quelques-uns des documents indispensables soient connus d’une manière incomplète ou insuffisante. Cependant nous ne devons pas craindre d’essayer d’en tirer les conséquences possibles. La généralisation que nous ferons ne servirait-elle que de point d’appui à la critique que nous aurions encore rendu un service. Les critiques des généralisations scientifiques antérieures ont été les instruments des progrès scientifiques. Et nous savons qu’une généralisation, ne représentant pas la vérité complète, mais en approchant, peut rendre de grands services.

Les trois lois de Kepler ne sont pas d’une rigueur absolue : et cependant c’est sur elles que repose toute l’astronomie planétaire.

L’accord du calcul de Newton avec les résultats de l’expérience n’eût pas été complet sur l’identité entre la force qui retient la lune dans son orbite et la gravité à la surface de la terre, s’il eût été obligé de tenir compte de diverses causes perturbatrices ; mais elles étaient alors inconnues et furent corrigées par des compensations fortuites de petites erreurs.