Les Principes coloniaux d’un naturaliste américain

Les Principes coloniaux d’un naturaliste américain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 195-206).
LES PRINCIPES COLONIAUX
D’UN NATURALISTE AMÉRICAIN

Une voyageuse anglaise de grand mérite, Mlle Mary Kingsley, dont nous avons recommandé aux lecteurs de cette Revue les spirituelles et instructives études sur l’Afrique occidentale, estime que toute puissance européenne, qui, après avoir dompté et conquis des populations noires, se croit tenue de travailler à leur éducation, de les convertir aux idées et aux sentimens des peuples civilisés, y perdra ses peines et se condamne à un piteux et misérable échec. Elle reproche à certains administrateurs des colonies de la Couronne d’avoir trop de goût pour la politique d’assimilation. Elle raconte à ce propos qu’on éléphant au cœur sensible, ayant écrasé par mégarde une perdrix, dont le nid était plein de petits perdreaux qui n’avaient pas encore de plumes, résolut de leur tenir lieu de mère, et que, versant des larmes d’attendrissement, il s’assit sur la couvée : « Voilà précisément, dit-elle, ce que fait dans l’Afrique occidentale l’Angleterre du XIXe siècle. »

Un naturaliste américain, M. Harvey Brown, qui a passé huit ans dans les territoires de l’Afrique du Sud annexés par M. Cecil Rhodes à l’Empire britannique, et connus sous le nom de Rhodesia, est arrivé aux mêmes conclusions que Mlle Kingsley : il affirme comme elle que les noirs sont absolument réfractaires à la civilisation anglaise, que noirs ils entrent au bain, que noirs ils en sortent. Mais, tandis que Mlle Kingsley éprouve une chaude sympathie pour les races inférieures, qu’elle s’intéresse à leur sort, qu’elle leur reconnaît des vertus qui valent quelquefois les nôtres, M. Brown a pour tous les indigènes de la Rhodesia une insurmontable répugnance et un souverain mépris. Il les peint comme « une race traîtresse de voleurs et de meurtriers, » comme des brutes artificieuses et sanguinaires, qui ne connaissent d’autres vertus cardinales que la saleté, le gaspillage, la fainéantise et le mensonge[1]. Il en tire la conséquence que les blancs font vraiment beaucoup d’honneur à ces sauvages malfaisans et indécrottables en se chargeant de les gouverner, et que, loin de travailler à leur relèvement, ils doivent s’appliquer à ne pas se laisser dégrader eux-mêmes par le contact de ce vil bétail humain.

M. Harvey Brown considère la philanthropie comme un leurre funeste aux colonies et aux colons ; elle serait un fléau, si elle n’était impuissante. « Heureusement, nous dit-il, plus on exhorte l’Européen à tenir les noirs pour ses égaux devant la loi, plus on fortifie en lui les préjugés du sang, et l’esprit de race se change en esprit de caste. C’est ainsi que, par une sage mesure de prévoyance, la nature elle-même pourvoit à la conservation des races supérieures et au maintien de leur suprématie. Si l’abîme qui sépare les barbares des civilisés venait à se combler, les civilisés ne tarderaient pas à déchoir, et les prétentions toujours croissantes des barbares les rendraient insupportables. » M. Brown a eu le plaisir de constater que les fonctionnaires anglais de la Rhodesia partageaient son sentiment et ses défiances, qu’ils ne s’occupaient guère d’améliorer la condition des indigènes ; était-ce leur affaire ? Les colonies de la Couronne pensent avoir des responsabilités morales ; elles s’imaginent que le conquérant a charge d’âmes, que l’intérêt public ne justifie pas toujours les iniquités et les violences ; elles ont à cœur aussi de ne point se brouiller avec les missionnaires, dont elles redoutent les dénonciations et les censures ; elles savent que les missions sont une puissance avec laquelle le gouvernement anglais doit compter. M. Cecil Rhodes n’a jamais compté qu’avec lui-même. Le succès est pour lui la vertu suprême, qui tient lieu de toutes les autres. Ce grand homme d’affaires, si habile à profiter de ses avantages et à mener à bien les entreprises les plus audacieuses, ne se pique point d’être un philanthrope ; il ne s’est jamais piqué que de réussir, et il a réussi au-delà de toute espérance.

Un après-midi de l’automne de 1889, M. Brown, enfermé dans le laboratoire ostéologique du Musée national de Washington, préparait avec une attention recueillie le squelette d’un stercorarius parasiticus, quand le professeur Goode le fit appeler et l’informa que le gouvernement avait résolu d’envoyer une mission scientifique sur la côte occidentale de l’Afrique pour observer une éclipse de soleil, qu’un naturaliste, le docteur Holland, de Pittsburg, prendrait part à l’expédition pour le compte du Musée, et qu’ayant besoin d’un aide, il l’emmènerait volontiers. M. Brown eut un mouvement d’hésitation, mais les Américains n’hésitent jamais longtemps. Au dernier moment, le docteur Holland ne put partir, et le naturaliste-adjoint devint naturaliste en chef. On lui avait certifié que son absence durerait six mois ; il était à mille lieues de se douter qu’il resterait huit ans en Afrique.

Après avoir séjourné à Saint-Paul de Loanda, parcouru les bords du Coanza, collectionné des mammifères, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des insectes et des plantes, il se rendit au Cap. On n’y parlait que de champs d’or et de diamans récemment découverts, d’une contrée merveilleuse, qui était le véritable pays d’Ophir : on s’y entretenait avec mystère et avec agitation des projets de M. Rhodes, d’une nouvelle compagnie à charte, des Matabélés, des Mashonas. M. Brown, à force de questionner, finit par éclaircir ses idées. Il apprit que dans le voisinage du Zambèze se trouvait un pays salubre, riche en dépôts minéraux, jadis habité par une race civilisée, d’origine inconnue, présentement gouverné par un potentat sauvage, nommé Lo Bengula, que ce pays était situé à l’est des possessions portugaises d’Angola et du territoire de Damara, acquis par l’Allemagne, au sud de l’État libre du Congo, au nord du Transvaal, qu’il égalait en étendue les territoires réunis de l’Empire allemand et de la France, que M. Cecil Rhodes s’était promis d’en prendre possession. En octobre 1888, le grand homme d’État de l’Afrique du Sud avait dépêché trois négociateurs à. Lo Bengula et conclu avec lui un arrangement par lequel ce monarque, moyennant une pension mensuelle de cent livres sterling et le don de mille fusils Martini, de cent mille charges de cartouches et d’un bateau à vapeur sur le Zambèze, accordait aux concessionnaires le droit d’exploiter toutes les mines situées dans ses domaines et de prendre toutes les mesures nécessaires à cette exploitation.

Une société financière s’était fondée à Londres sous le nom de Compagnie britannique du Sud ; son capital montait à un million de livres sterling. Une charte royale lui fut octroyée, l’autorisant à mettre à effet toutes les conventions passées avec certains chefs indigènes, vassaux de Lo Bengula, « dans l’intérêt du commerce, de la civilisation et du bon gouvernement de leurs territoires. » Dès les premiers mois de l’année 1890, cette compagnie s’occupa de préparer une expédition destinée à pousser des reconnaissances dans la terre promise. M. Brown conçut aussitôt le plus vif désir de prendre part à cette campagne ; il avait senti s’éveiller en lui l’humeur aventureuse ; la tête, les bras, les pieds lui démangeaient. Un de ses amis, qui était né dans le pays des Zoulous, M. Lindley, fils d’un célèbre missionnaire américain, l’encouragea dans sa résolution : « Partez, coûte que coûte, lui dit-il. Vous trouverez là-bas d’admirables occasions de compléter vos collections, et vous aurez aussi le plaisir de faire le coup de feu contre les Matabélés. Si vous couchez sur le carreau une centaine de ces démons sanguinaires, vous rendrez à l’humanité un grand service. » M. Brown éprouvait quelque répugnance à verser le sang des Matabélés, qui ne lui avaient jamais rien fait ; le discours du fils du missionnaire le mit à l’aise. On n’a pas souvent l’occasion de rendre service à la fois à l’histoire naturelle et à l’humanité.

M. Lindley le recommanda au major Frank Johnson, chargé d’organiser le corps des pionniers, qui devait former l’avant-garde et qu’on avait résolu de soumettre à la discipline militaire. Il sollicita comme une grâce l’honneur d’en faire partie, et, quelques jours plus tard, il signait un contrat d’enrôlement. « Vous avez tous entendu parler, nous dit-il, de l’homme qui avait trouvé sept raisons pour excuser son père de n’avoir pas comparu devant la cour ; la première était que son père était mort ; on la jugea suffisante. Si vous vous étonnez qu’un naturaliste américain se soit fait soldat, qu’il vous suffise de savoir qu’on ne me laissa pas le choix, que, si j’avais refusé de m’enrôler, on m’aurait prié de rester chez moi. D’ailleurs, il n’y avait rien là qui pût compromettre ma qualité de citoyen américain ; on ne me demanda point de prêter à la Reine un serment d’allégeance. »

Le directeur de la mission de l’éclipse lui donna carte blanche ; il employa deux mois à se perfectionner dans le tir à la cible, et, un soir d’avril, il se mettait en route pour Kimberley. Il était fier de ses compagnons d’armes. Tous vigoureux et bien taillés, le pied solide, la main leste, l’air déterminé, on devinait, aies voir, qu’ils feraient merveilles dans les hasards. Les intempéries, les privations, les excès, les fatigues, les Matabélés les ont décimés ; aucun ne s’est jamais plaint de son sort : ils pensaient tous que le meilleur usage qu’on puisse faire de sa vie, c’est de la jouer.

En septembre 1890, le corps des pionniers touchait au terme de sa campagne. On se trouvait à 4 600 pieds au-dessus du niveau de la mer, à 1 700 milles de la ville du Cap, et on s’occupa de construire dans une prairie, près d’une petite rivière appelée le Makabusi, un fort destiné à devenir avant peu la capitale d’un nouvel Etat, et qu’on nomma le fort Salisbury. En assistant à la cérémonie d’inauguration, M. Brown éprouva, nous dit-il, une fièvre d’émotion qu’il n’avait jamais ressentie. Il n’était plus un naturaliste, mettant sa gloire à tuer et à dépouiller des élans, des antilopes ou des zèbres pour en décorer les galeries du musée de Washington. Il avait travaillé à la création d’un empire ; pour la première fois de sa vie, il avait fait de l’histoire, et il décida qu’il ne quitterait pas l’Afrique avant d’avoir vu jouer jusqu’au bout le premier acte de la glorieuse pièce où sa destinée lui avait assigné un rôle : « Qu’en moins de dix années, s’écrie-t-il, un désert au cœur de l’Afrique se soit transformé en un pays pourvu de toutes les commodités de la civilisation, c’est une des merveilles de notre âge de progrès. En 1890, les pionniers de la Compagnie britannique du Sud avaient parcouru sur des chariots traînés par des bœufs une distance d’un millier de milles au delà des frontières de la colonie du Cap, pour prendre possession d’une contrée habitée par des bêtes féroces et des sauvages farouches. Aujourd’hui, l’intrépide Anglo-Saxon a pris pied à jamais dans cette région, avec sa langue, ses lois, ses coutumes et tout le décor de la civilisation. Dans des villes importantes, formant le centre de grands districts agricoles et miniers, nous trouvons des églises, des écoles, des bibliothèques, des clubs, des journaux quotidiens et hebdomadaires, des tribunaux, des prisons et l’Armée du Salut. Les fils du télégraphe ont depuis longtemps mis les habitans de ce pays en communication rapide avec toutes les parties du monde civilisé, et des voies ferrées, remplaçant les porteurs indigènes et les attelages de bœufs, les transportent à leur gré sur les rivages de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. »

L’Américain aime à changer de métier, il se flatte de posséder l’outil universel. En 1894, M. Brown renonça à ses fonctions de collectionneur, il résolut d’exploiter lui-même la ferme qui lui avait été allouée à cinq milles de Salisbury. Il n’avait pas le gousset très garni, mais n’inspirait confiance aux prêteurs. Il avait à cœur d’arrondir ses terres ; ses ambitions croissant de jour en jour, il rêvait de posséder cent mille acres. Cependant, fût-on Américain, on ne fait pas tout ce qu’on veut : il dut rabattre de ses présentions, se contenter d’un misérable domaine de douze mille acres. Une partie seulement de la Rhodesia est habitable pour l’Européen qui ménage sa santé. C’est un plateau s’élevant de trois à six mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; les fièvres y sont moins communes et moins dangereuses qu’ailleurs, quelques districts en sont tout à fait exempts. Ce plateau se prête à merveille à l’industrie agricole : il s’y prêtera davantage encore, le jour où, les communications devenant de plus en plus faciles, il ne tiendra qu’aux colons d’y importer des machines américaines, bien supérieures, selon M. Brown, aux machines anglaises.

Son nouveau métier le charmait : « C’est un plaisir, dit-il, qui tient de la fascination que de bâtir une maison dans le désert ; il faut l’avoir éprouvé soi-même pour l’apprécier. La joie que je ressentais à voir la rapide croissance de mes arbres et de mes plantations a fait des deux années que je passai dans ma ferme et dans l’air tonique du pays des Mashonas les plus savoureuses de ma vie. » En 1894 et en 1895, la nouvelle colonie eut la fortune prospère. Dans les champs mis en culture comme dans le district minier, le prix de la propriété haussait de mois en mois : c’était le temps où l’Angleterre affolée se jeta avec fureur dans les spéculations de l’Afrique du Sud, où, chaque jour, on voyait se créer des compagnies, qui n’avaient que la peine de se baisser pour ramasser des millions à la pelle. L’incursion malencontreuse de M. Jameson dans le Transvaal porta atteinte à la prospérité de la Rhodesia ; elle fut plus compromise encore par une redoutable épizootie, par la peste bovine, qui, de l’Ouganda, se propageant dans l’Afrique centrale, dévasta les troupeaux au sud du Zambèze. Elle éclata à Salisbury, au milieu du mois de mars 1896 ; quinze jours plus tard, les pâturages communaux offraient l’aspect de la désolation et de la mort ; presque tous les bestiaux atteints succombaient. Les colons ne s’étaient pas encore remis de la cruelle émotion que leur avaient causée leurs désastres, quand ils apprirent que les Matabélés étaient en révolte ouverte et massacraient les Européens.

Pourquoi les Matabélés s’insurgèrent-ils contre l’Angleterre ? Et par quelle raison le feu se communiqua-t-il aux Mashonas ? On a dit que les autorités anglaises, pour arrêter le funeste progrès de la peste bovine, avaient contraint les indigènes à abattre leur bétail. On a dit aussi qu’elles avaient exercé des vexations, des sévices. Un journal de Londres publia, en 1896, une dépêche de Johannesburg, qui attribuait l’insurrection aux libertés insolentes que prenaient les blancs avec les négresses. Les Anglais d’Angleterre s’émurent, s’indignèrent ; ils aiment à s’indigner, mais ils ne tiennent longtemps rigueur qu’aux criminels qui sont nés en France ou en Allemagne.

Il n’est guère de puissance européenne qui, dans ses entreprises coloniales, n’ait mêlé les violences aux actes d’autorité ; il n’en est point qui n’ait qualifié de forfait toute résistance des indigènes aux volontés ou aux caprices du conquérant. Ajoutons que, tout en les traitant de barbares, on ne laisse pas de s’approprier leur code criminel et leurs moyens de compression, leur justice expéditive et sommaire. On ne se fait point scrupule d’emprunter aux mœurs locales le système de la responsabilité collective, en vertu duquel tout village où s’est commis un crime ou qu’on soupçonne d’avoir fait bon accueil et fourni des vivres à une bande de brigands est mis hors la loi. Il n’y a peut-être qu’un coupable, les innocens paieront pour lui. Et cependant, comme l’a remarqué M. de Lanessan, ces malheureux villageois sont les premiers à souffrir de la piraterie : « Placés entre l’enclume et le marteau, s’ils refusent aux pirates un asile, des renseignemens, ils sont massacrés sur les ruines de leurs habitations incendiées ; s’ils leur cèdent, ils sont rendus responsables des malfaiteurs, frappés d’amende, décapités ou pendus ou ruinés par l’incendie de leurs maisons et la destruction des récoltes[2]. » Ainsi en usèrent les pionniers, en s’installant dans le pays des Mashonas. Un Anglais ayant été assassiné dans la vallée du Mazoë, et le village où résidait l’assassin n’ayant pas osé le livrer, un corps de volontaires se rendit sur les lieux et, nous dit M. Brown, donna aux indigènes un avant-goût des vengeances que tire l’homme blanc quand on le met en colère.

La plupart des conquérans brutaux et colériques n’ont parlé de leurs mauvais coups qu’avec une extrême discrétion ; quelques-uns en ont fait gloire. Certains agens coloniaux de l’empire allemand ont pris plaisir à initier l’univers à leurs petits secrets. Le fameux Peters s’est vanté d’avoir fait pendre sa concubine et son domestique, massacré les porteurs qui refusaient de le suivre, saccagé les maisons dont les propriétaires lui avaient fait grise mine, « célébré la naissance du Christ en éclairant la nuit de Noël par l’incendie d’un village. » M. Brown ne s’est signalé par aucun exploit de ce genre : je le tiens pour un très galant homme ; mais ses théories sont dures. Il pose en principe que, dans leurs relations avec les races inférieures, les civilisés ont tous les droits et ne sont tenus à rien. Il ne distingue point les sévérités légitimes ou nécessaires d’avec les rigueurs inutiles et les abus de la force.

Les paradoxes ne lui font pas peur : contrairement aux témoignages les plus sérieux, il explique la révolte des Matabélés et des Mashonas, non par les griefs qu’ils pouvaient avoir contre les blancs, mais par l’impolitique douceur avec laquelle on les traitait. Dans les premiers temps, on avait frappé de grands coups, qui produisirent « sur ces intelligences ténébreuses » la plus salutaire impression. Plus tard, on se relâcha, on s’avisa follement de se faire aimer, on gâta les affaires « par une clémence intempestive, par une fatale générosité. » Le noir ne respecte que la force, il méprise qui le ménage, il n’a de considération que pour les maîtres inexorables, à la main pesante ; il regarde « comme un signe de lâcheté fieffée l’emploi de ces méthodes de persuasion morale que nous croyons justes et humaines. » Malheureusement, certaines exécutions sommaires, ordonnées par le capitaine Lendy, avaient scandalisé quelques cœurs sensibles, et il fut mandé à Londres pour y rendre des comptes. Selon toute apparence, il eût été acquitté, s’il n’était mort dans la traversée. Toutefois, on jugea prudent d’huiler un peu les ressorts, de détendre la corde, d’user provisoirement de procédés plus conformes aux superstitions humanitaires, et dès lors l’insolence des indigènes se permit tout ; les attentats, les crimes se multiplièrent, tant la pitié est un sentiment trompeur, tant il est vrai que la philanthropie est une insigne duperie.

Le premier article du code colonial de M. Brown est qu’on ne fait pas une omelette sans casser des œufs, qu’on ne fonde une colonie qu’en cassant beaucoup de têtes, et qu’une tête couverte de cheveux crépus ne vaut pas un œuf. M. Brown est un Américain qui a marché dans l’ombre de M. Cecil Rhodes. Fervent partisan de l’impérialisme anglo-saxon, il déclare qu’il y a une race supérieure destinée à posséder la terre, que tout lui est dû sans qu’elle doive rien à personne, qu’elle connaît seule les secrets conseils de la Providence, dont elle est l’instrument, que, partant, ses intérêts sont de droit divin, que les verges dont elle frappe les peuples sont sacrées. Ce n’est pas une opinion, c’est un dogme. On assure que la rébellion des Matabélés fut réprimée par des moyens qu’interdit la guerre moderne, tels que l’emploi de la dynamite dans des mines savamment préparées ; on assure aussi que les chefs militaires et civils donnèrent l’ordre de détruire les céréales, qu’ils décrétèrent la famine. Informée de ces incidens, l’Angleterre s’émut, s’indigna de nouveau ; mais cette fois encore, elle s’indigna en pure perte, et ses anathèmes demeurèrent sans effet.

M. Brown est fermement convaincu que tous les moyens sont bons pour réprimer les rébellions ; mais, n’étant pas sanguinaire de son naturel, il convient que, dans beaucoup d’occasions, il vaut mieux les prévenir, qu’à cette fin il faut tenir l’indigène de très court, sans jamais s’apprivoiser avec lui. Son intérêt même exige qu’on le gouverne le bâton haut, « car c’est une loi de l’inexorable progrès que les races inférieures sont faites pour se mettre au service des races supérieures, et que, si elles refusent de les servir, elles sont condamnées fatalement à disparaître. »

Il y a dans l’Afrique du Sud des régions malsaines, où le travail manuel a bientôt épuisé les forces du blanc, où rien ne peut se faire sans l’assistance du noir. Malheureusement, le noir est fainéant avec délices. Un très petit nombre de Matabélés et de Mashonas ont consenti librement à travailler pour leurs nouveaux maîtres ; encore ne s’engageaient-ils que pour un ou deux mois. Mécontent de ses ouvriers, qui le révoltaient par leur lâche indolence, M. Brown en fit venir d’autres du bassin du Zambèze. Ceux-ci valaient un peu mieux ; mais, par une incurable idiosyncrasie de la race, ils ne contractaient, eux aussi, que des engagemens temporaires. Dès qu’ils avaient amassé un petit pécule et s’étaient mis en état d’acheter une ou deux femmes, « ils employaient le reste de leurs jours à prendre comme des lézards des bains de soleil, pendant que leurs épouses pourvoyaient à leur subsistance en cultivant leurs champs. »

La Compagnie à charte avait recouru d’abord aux moyens détournés pour contraindre les noirs à travailler. Elle leur imposait des taxes et les obligeait ainsi à se secouer un peu pour échapper aux saisies ; elle passait aussi des accords avec les chefs de villages, qu’elle chargeait de fournir des hommes de corvée aux colons ; soit mauvais vouloir, soit impuissance, ils en fournissaient très peu. M. Brown déclare que dans une grande partie de la Rhodesia, l’Européen ne se tirera d’affaire qu’en condamnant l’indigène au travail forcé, et que ce sera un grand bien pour tout le monde.

Il invoque à ce sujet le témoignage de quelques missionnaires, qui estiment qu’on n’améliore les mœurs du noir, qu’on ne le guérit de ses vices, qu’on ne l’arrache à la servitude du péché qu’en le contraignant à travailler. Le révérend Isaac Shimmin, surintendant des missions wesleyennes de la Rhodesia, s’est plaint des philanthropes mal informés, trop ombrageux, qui accusent la Compagnie à charte d’avoir revêtu de belles couleurs quelque chose qui ressemble au rétablissement de l’esclavage. « C’est une pure calomnie. » dit-il, et il argumente avec subtilité sur la grande différence qu’il faut faire entre un esclave et un homme soumis au régime du travail forcé. — « Nous sommes entourés dans ce pays, ajoute-t-il, de milliers de sauvages, croupissant dans la paresse et que leur oisiveté induit sans cesse en tentation, et nous qui savons que la discipline serait le souverain remède à leurs infirmités, nous ne pouvons prendre aucune mesure à cet effet sans nous attirer le reproche de patronner l’esclavage. » — « Les noirs sont des enfans, dit un autre missionnaire, et les enfans ne travaillent pas par persuasion, il faut user de rigueur. » On a la chose, on évite le mot ; mais M. Brown est un brave, qui méprise toutes les hypocrisies, et le mot ne l’effarouche point. L’esclavage ne lui inspire aucune antipathie ; quand on en sait tirer parti, c’est une institution bienfaisante, qui a fait ses preuves aux États-Unis. Personne n’a plus travaillé à l’éducation et au relèvement du noir que les planteurs des États du Sud : « Ils ont initié leurs esclaves à toutes les industries de la plus progressive des races, et, façonné par eux, le noir a atteint à un degré de perfectionnement que ses congénères n’atteindront pas en mille ans. »

Quant aux districts relativement salubres, où l’Européen peut vivre, subsister, prospérer sans le secours de l’indigène et se suffire à lui-même, il faut se garder d’y introduire l’esclavage déguisé. M. Brown a vu dans la Rhodesia méridionale des prospecteurs américains et australiens, qui, pour s’épargner le mortel ennui de surveiller de stupides ouvriers cafres, creusaient leurs mines de leurs propres mains. M. Brown, qui, avant de devenir fermier, avait été pris un instant de la fièvre de l’or, affirme avoir manié lui-même durant plusieurs semaines le pic et la pelle sans en avoir éprouvé aucune indisposition. Autre principe : partout où le blanc trouve son avantage à se passer du noir, il ne lui imposera pas le régime du travail forcé, mais, quand le noir est inutile, il devient facilement gênant, et « la loi inexorable du progrès » nous autorise à nous débarrasser de lui.

La vallée du Zambèze renferme de grandes étendues de terres fiévreuses, où l’Européen ne peut songer à établir son domicile. Il ne tient qu’à lui d’y déporter les noirs qui le gênent. Il n’est, selon M. Brown, aucune loi divine ou humaine qui lui interdise de se réserver les territoires à sa convenance et d’en déloger les intrus qui les ont occupés avant lui. On alléguera peut-être que ce sont là des procédés que réprouvent les consciences délicates. M, Brown les met à l’aise, en prétendant que le nègre n’a qu’une notion très vague de la propriété, qu’on peut le déposséder de son bien sans compromettre sérieusement son bonheur, sans déranger l’idée qu’il se fait de la justice. A vrai dire, Mlle Kingsley en juge tout autrement. Elle affirme que l’Africain croit fermement à la propriété, qu’il en connaît deux sortes, la propriété de famille qui se possède en commun, la propriété privée qu’un individu acquiert par son savoir-faire, par son industrie, que, personnelle ou commune, sa propriété lui est sacrée, très sacrée, que comme nous, quand on lui prend son bien, il crie au voleur. Il y a cent à parier contre un que dans cette affaire, c’est Mlle Kingsley qui dit vrai, et je serais très surpris si, quelque ténébreuse que soit leur intelligence, les Malabélés qu’on chasse de leurs maisons pour les exiler au pays des fièvres ne se plaignaient pas à leurs fétiches que l’homme blanc en use cavalièrement avec eux.

Mais qu’importe, après tout ? répondra M. Brown. En pareille matière, les questions de justice n’offrent qu’un médiocre intérêt. La destinée a décidé que les indigènes auraient tort, même quand ils ont raison, que la terre doit appartenir à qui sait en tirer parti. Si endurans que soient les noirs, quelque force de résistance qu’ils possèdent, et quoiqu’ils pullulent, qu’ils multiplient dans des climats qui tuent l’Européen, M. Brown, qui est dans le secret, prédit avec assurance leur disparition finale. Ils auront le sort des Peaux-Rouges et des Bushmans de l’Australie, ils se réduiront à rien, Os fondront au contact de la race dont le privilège est de représenter dans le monde la civilisation la plus avancée : « Quoi que puissent tenter en leur faveur la philanthropie ou la piété des missionnaires, une autre puissance, le génie des entreprises commerciales, qui semble s’être incarnée dans la personne de M. Cecil Rhodes, se répandant du sud de l’Afrique jusqu’au centre du continent noir, balaiera devant elle ces populations mal nées, inertes, aux mains gourdes et à l’esprit obtus... D serait aussi aisé d’arrêter le cours du Zambèze que de changer celui des événemens. L’Afrique du Sud et du Centre est destinée à devenir un grand pays parlant l’anglais : le développement de ce nouvel empire témoignera une fois de plus que la Providence a choisi les Anglo-Saxons pour débrouiller et régler les affaires du monde. »

J’ai dit que la philosophie coloniale de M. Brown était un peu dure, et je ne m’en dédis pas ; je ne la recommande à personne ; mais, si les Anglo-Saxons, à qui il promet l’empire du monde, se soucient médiocrement de faire le bonheur des peuples conquis, il faut reconnaître que trop souvent nous avons, nous autres, la manie de les rendre heureux à notre façon, qui n’est pas la leur, que nous pensons avoir acquitté notre dette envers l’humanité en transportant dans nos établissemens coloniaux nos lois, nos règlemens, tout notre appareil administratif et judiciaire. Nous faisons gloire de répandre partout nos dogmes politiques ; nous oublions qu’un peuple qui fonde une colonie doit mettre avant tout son honneur à la faire prospérer, et c’est ainsi qu’en ont usé les fondateurs de la Rhodesia, dont le premier soin fut de la pourvoir de routes, de voies ferrées, de ces travaux publics qui justifient la conquête, de cet outillage économique, sans lequel il n’est pas d’avenir pour les colons. Les missionnaires anglais, tout en prêchant l’Évangile, se mettent eux-mêmes au service de la mère patrie, et, gens pratiques, ils ne perdent jamais de vue ses intérêts temporels. M. de Lanessan a raconté qu’en 1863, se rendant au Gabon, il relâcha au cap des Palmes, où des pasteurs de l’église anglicane avaient fondé une importante mission. Il constata avec surprise qu’au lieu de circuler à demi nues ou vêtues simplement de la longue chemise flottante, traditionnelle dans le pays, toutes les négresses portaient des robes à corsages, à jupes taillées sur des patrons européens. Elles étaient grotesques, elles étaient affreuses, mais elles faisaient gagner de l’argent aux marchands anglais et aux fabriques de cotonnades de la Grande-Bretagne, et c’est à quoi avaient pieusement songé les missionnaires qui les endoctrinaient.

L’utilitarisme anglo-saxon ne s’adaptera jamais tout à fait à notre tempérament, à notre tour d’esprit ; mais une certaine idéologie creuse, trop en faveur dans notre parlement, est le fléau, la mort des colonies. Une compagnie à charte qui s’empare d’un pays s’occupe tout d’abord d’y construire un chemin de fer ; en arrivant au Tonkin, le premier acte de M. Paul Bert, dit-on, fut de faire afficher à Hanoï les Droits de l’homme. On a remarqué depuis longtemps que notre humeur sociable, la souplesse de notre caractère font de nous un peuple essentiellement colonisateur, que nous avons plus de facilité que personne à frayer, à entretenir commerce, à nous mélanger, à nous fondre avec les indigènes. Mais ne nous piquons pas de les convertir à nos dogmes : nous avons de meilleurs services à leur rendre. Nos principes sont plus humains que ceux de M. Harvey Brown ; mais rappelons-nous que, quand on en vient à l’application, il faut se défier de tous les principes, qu’ils sont souvent de la graine de niais. Laissons à l’Anglo-Saxon son arrogance et sa morgue, tâchons d’avoir comme lui le sens pratique et ce que Napoléon Ier appelait l’esprit de la chose. En matière de colonisation, l’esprit de la chose consiste à créer des colonies qui attirent les colons et les capitaux.


G. VALBERT.

  1. On the south african Frontier, the adventures and observations of an American in Mashonaland and Matabeland, by William Harvey Brown. Londres, 1899.
  2. Principes de colonisation, par J. L. de Lanessan, ancien gouverneur général de l’Indo-Chine, 1897. Félix Alcan, éditeur.