Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 237-262).

XIII

À LA LANCE ROUILLÉE


Yamato, après une course rapide au Yosi-Wara, et une secrète entrevue avec l’Oiseau-Fleur, s’enfonça dans un quartier pauvre de Tokio et, ayant cherché quelque temps vainement, se fit indiquer, par un agent de police, en uniforme moderne, l’auberge « À la Lance Rouillée. » C’était une vieille petite maison de thé, aux boiseries vermoulues, toute noire, sous le ruissellement de la pluie, qui tombait ce jour-là. Elle devait dater de loin, la pauvre bicoque, et ne sacrifiait guère au goût nouveau, les carreaux de papier, étaient, là, toujours de mise, et il faisait sombre à l’intérieur, surtout par cette journée triste.

Avant d’entrer, Yamato dissimula, dans un angle, son parapluie anglais, pour ne choquer personne, car il savait qu’en ce lieu, toute nouveauté était en exécration.

L’hôte, un vieillard au visage tout hérissé de poils blancs, s’avança, salua avec des formules anciennes, et se prosterna, malgré son âge.

Yamato, affectant l’air hautain des anciens nobles, ne le releva pas tout de suite.

— Votre maison, à ce qu’on m’a dit, est fréquentée par des samouraïs, fidèles au passé, vieillis dans les batailles, qui dédaignant les métiers vils, endurent fièrement la misère.

— Oui, monseigneur, répondit l’hôte, qui après de grands efforts parvint à se remettre debout, la plupart de ceux qui viennent, ici sont des héros méconnus, qui vivent de souvenirs, et meurent de faim, noblement.

— Avez-vous du monde en ce moment ?

— Quelques-uns, qui furent célèbres, sont là.

— Ne pourrais-je pas les apercevoir un instant, sans être vu ?

L’hôte remua sa vieille tête, d’un air perplexe.

— Nous vivons en des temps singuliers, monseigneur, dit-il ; regretter le passé et déplorer le présent, cela constitue, parfois, un délit, et je ne puis me permettre d’exposer mes nobles convives aux regards d’un inconnu.

— Rassurez-vous, vénérable aubergiste, dit Yamato, je ne suis pas de la police. J’étais vassal du daïmio de Kama-Koura, au temps, peu éloigné, où il y avait des vassaux ; dans mon cœur je le suis toujours. Je voudrais interroger ces Braves, sur leurs souvenirs, justement, ce qui loin de les blesser, ne peut que leur plaire. Tenez, ajouta-t-il en écartant son manteau, je suis moi-même en contravention.

Et il découvrit deux courts poignards, cachés dans les plis de sa ceinture.

— Pourquoi, seigneur, demanda l’hôte, désirez-vous voir les Soshis[1] avant de leur parler ? Pensez-vous reconnaître quelqu’un d’entre eux ?

— Non, dit Yamato. J’ai vingt-cinq ans. Je comptais donc trois ans, à l’époque de la révolution, et je n’avais pas encore l’honneur de fréquenter les guerriers. Je voudrais les apercevoir, pour tâcher de deviner à quels clans ils ont appartenu, afin d’éviter, dans mes paroles, tout ce qui pourrait les blesser.

— Venez, alors, dit le vieillard en faisant glisser un panneau dont le bois humide résista un peu.

L’auberge était plus grande qu’on ne croyait. Ils traversèrent une cour, entourée de bâtiments, délabrés, mais encore solides et montèrent deux marches trempées de pluie. Ils secouèrent leurs vêtements, sous la galerie abritée.

Un bruit, d’abord confus, de piétinements et de clameurs devint distinct et éclata tout à fait, quand le vieux eut écarté, à la largeur d’un œil, le panneau formant porte.

Une salle assez grande apparut, au plancher nu, au plafond bas, où une dizaine d’êtres singuliers joutaient, à la lance, en s’excitant de la voix.

« Jo-i ! Jo-i ! » (hors les étrangers) le cri de guerre, des partisans du Mikado, pendant les révoltes, dominait.

Yamato, très intéressé par le spectacle, écarquillait un œil, en fermant l’autre.

Au fond de la salle, un maigre personnage, vêtu d’une défroque guerrière, se renversait en arrière, une jambe en avant, d’une main tenait la lance, de laque pourpre, terminée en glaive, entre le pouce et la paume, l’autre la dirigeait de l’index. Trois adversaires l’attaquaient en même temps, dans un costume analogue, armés d’une lance pareille.

Avec de menaçantes contractions de sourcils, des sauts, des voltes, des cris rauques, l’homme qui faisait face, relevait, ou abaissait, d’un coup vif, les lames brillantes, se remettait en défense, attaquait, rampait, bondissait, d’une souplesse de fauve, d’une adresse étourdissante, qui faisait pousser des « Oh ! oh ! » admiratifs à ceux qui assistaient, collés aux murailles.

— Qui est-ce, celui-là ? demanda tout bas Yamato.

L’aubergiste mit sa bouche contre l’oreille du jeune homme et répondit, de sa vieille voix tremblotante.

— C’est le frère du terrible Oï-Kantaro, qui, après la découverte du complot contre le ministre Ito, a pu s’échapper et sortir du Japon. On l’appelle aussi Kantaro et il est très mal vu de la nouvelle société, à cause de son frère et à cause de lui-même.

— Ceux qui joutent avec lui ! dis leurs noms.

— Celui du milieu c’est Nishino. On croit qu’il a été complice dans le meurtre du conseiller Mori, à cause peut-être d’une ressemblance de nom. Il ne dément pas ce bruit, qui le flatte. Celui-ci s’appelle Koyamo, il était certainement de l’affaire contre le vice-roi de Chine, Li-Hung-Tchang, qui n’a pas réussi. Le nom de l’autre est Sabouro, on sait peu de choses de lui.

— Mais ils vont le tuer, ce Kantaro ! Voyez donc, il ruisselle de sang.

— Ah ! leurs jeux, sont jeux de braves, dit le vieillard, sans s’émouvoir.

— Allons, faites garnir, copieusement, de nourriture et de saké, un large plateau, et portez-le à ces rudes seigneurs ; cela me fera bien venir.

Peu d’instants après, Yamato était accroupi sur le plancher en face du farouche -Kantaro, dont le front saignant était bandé d’un linge bleu, séparé de lui par des tasses et des plats. Un léger paravent les isolait des autres, qui, bruyamment, buvaient à leur santé.

— Combien d’incendies après la défaite, répondait Kantaro à une question de son nouvel ami : le compte en est infernal. Trente-sept mille et quatre cents maisons, cent quinze temples de Bouddha, soixante du Shinto, dix-huit grands palais des nobles de la cour, quarante-quatre châteaux de daïmios, six cents demeures de samouraïs, dont la mienne, quarante ponts, trois théâtres, mille magasins, quatre cents maisons de pauvres, et même un village de mendiants. Ne croyez pas que j’exagère, cette merveilleuse statistique est officielle.

— Savez-vous quels sont les quarante-quatre châteaux de daïmios ?

Oï-Kantaro fronça son front couturé, sous le linge sanglant, en relevant ses sourcils, et appuya son regard dur, sur les yeux de Yamato.

— Qu’est-ce que vous craignez de moi ? demanda-t-il, après un silence. Nous irions beaucoup plus vite, si vous me disiez sans méfiance, quel but vous voulez atteindre. Rien n’est effacé de ma mémoire, des événements de la guerre, elle flambe toujours, à mes yeux, et tinte, à mes oreilles. Un détail, insignifiant pour tout autre, peut me mettre sur la trace de ce que vous cherchez. Sans cela nous allons tâtonner indéfiniment et puisque vous êtes pressé…

— Je n’ai d’autre crainte que de froisser, par ignorance, quelqu’une de vos convictions, dit Yamato, de vous blesser sans le vouloir.

— Allez, dites votre histoire. Je suis si bien cuirassé par les cicatrices, qu’il n’y a plus de place pour les blessures.

— Je vais la dire, s’écria Yamato en versant du saké dans la tasse du vieux brave. Vous savez que je suis vassal de Kama-Koura, vous n’avez point de prévention, j’espère, contre mon seigneur ?

— Kama-Koura reste dans son domaine et conserve, autant qu’il peut, les traditions ; aucun des siens n’a de charge à la cour et ne trempe dans les abominations modernes ; Kama-Koura a ma sympathie.

— Eh bien, il s’agit de sauver de la mort, l’unique héritier du nom.

— Comment cela ?

— En retrouvant la famille d’une ravissante personne, qui fut enlevée pendant l’incendie du château…

— Et que le jeune seigneur aime, sans doute, à la folie. Les nobles parents repoussent une fille sans nom. Il faut lui retrouver son nom !

— Justement.

— Ah ! ah ! une histoire d’amour ! peu de gloire à récolter… Mais le problème est amusant à résoudre. Où est la fille ?

— Au Yosi-Wara.

— Naturellement. Vendue par les ravisseurs… Quel âge ?

— Vingt-deux ans.

— Voyez comme déjà le cercle est resserré, autour de la question, dit Kantaro en vidant sa pipette sur le plateau, nous n’avons plus qu’à rechercher, parmi les quarante-quatre daïmios incendiés, ceux dont les enfants étaient en bas-âge, lors de la révolution.

— C’est vrai.

— Quel indice avez-vous ? Ce paquet, que vous serrez contre votre hanche, a-t-il rapport à l’affaire ?…

— Ce sont les seuls témoins, témoins muets, qui gardent bien le secret.

— Nous allons bien voir, faites les comparaître. Allons.

Écartant les plats, Yamato défit le paquet et étala, sur le plancher, une petite robe et un manteau d’enfant.

Le brave les scruta d’un regard aigu, les attira à lui.

— On a découpé les armoiries, c’était la première chose à faire, dit-il en passant ses doigts dans les trous de l’étoffe.

Un parfum, distingué et doux, s’envola des plis, dominant un instant l’odeur chaude du saké. Le guerrier déchu, aspira cet arôme avec une douloureuse émotion, abaissa même ses paupières sur la buée qui troubla tout à coup ses yeux.

— Une bouffée du passé, qui me va au cœur, murmura-t-il. Oh ! si proche, et si perdu ! Quand il fut cousu, ce petit vêtement, c’était l’époque héroïque, à jamais abolie ; le tissu est tout neuf encore, et la trame de la destinée, déchirée en mille pièces. L’enfant, qu’il revêtait, n’est qu’une femme jeune ; les blessures sont mal guéries aux membres vigoureux du soldat, et nous voilà, comme des fantômes, qui reviendraient, après des siècles, pleurer sur des ruines méconnaissables. Ô que de désespérances tiennent pour moi dans ce parfum d’autrefois !

La voix lui manqua, il étouffa un sanglot, en cachant son visage dans la robe d’enfant.

Yamato le contemplait, bouche béante ; ému, mais plutôt surpris de cette grande douleur qu’il comprenait mal, lui, né trop tard pour avoir connu ce passé, si proche, datant presque, cependant, d’avant sa naissance, il ne trouva rien à dire et poussa, seulement, un soupir compatissant.

Oï-Kantaro releva vite la tête, comme honteux de cette faiblesse ; le bandeau d’étoffe bleu s’était déplacé, le sang coulait, dans les larmes. Il s’essuya le visage, d’un mouvement brusque, et jeta le bandeau loin de lui.

— Voilà ce que c’est que de boire tant de saké, dit-il, en essayant de sourire ; nous sommes loin de notre aventure, revenons-y ; le succès me tient au cœur, à présent.

Il se remit à examiner les petits vêtements.

— Rien à en tirer, n’est-ce pas ? dit Yamato.

— Que vous semble des ramages de la robe ? quelle forme y découvrez-vous ?

— Un fouillis de palmes, peut-être.

— Des palmes ? Non ; j’y vois autre chose, mais je ne voudrais pas m’abuser, en croyant voir ce que je désire voir. Regardez encore.

— Je vois des palmes, de nuances diverses, dans la même couleur.

— Des palmes ! J’y vois des plumes, moi. Ne croyez-vous pas que ce sont des plumes ?

— C’est possible, en regardant mieux ; des plumes, ou des palmes, cela ne nous avance guère.

— Que les palmes s’effritent au vent, que les plumes ne s’envolent pas, et nous serons, peut-être, sur une piste.

Kantaro se leva, écarta le paravent, et alla montrer la robe à ses compagnons, que le saké, offert par Yamato à tous les assistants, commençait à échauffer sans les griser encore.

— Des plumes ! décidément, cria le brave, en revenant.

Il referma le paravent et se rassit, en face de Yamato très intéressé.

— Vous êtes sur une piste, alors ?…

— Vous avez peut-être entendu dire, que les princes faisaient, souvent, tisser des étoffes, pour eux seuls, sur des dessins donnés par eux. Cette petite robe est faite, probablement, d’une étoffe de cette sorte, car le dessin en est singulier et rare. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Les armoiries, qui marquaient chaque épaule, sont coupées ; si elles revenaient à leur place, j’ai comme l’idée qu’elles nous montreraient deux plumes de faucon, croisées, et enfermées dans un cercle.

— Ah ! vraiment ?…

— Ce sont là, les armoiries des princes d’Ako, ne le savez-vous pas ?…

— En effet… des princes d’Ako… balbutia Yamato qui ne savait pas du tout.

— Ne pourrait-on conjecturer que l’idée de prendre le motif des insignes, pour ornementer un tissu, ne soit venue plus naturellement qu’à d’autres, aux dessinateurs, qui avaient constamment ces insignes sous les yeux ?

— Cela est très logique.

— Il y a même un autre indice. La bannière du clan était verte et blanche, et, vous le voyez, le semis de plumes, en toutes les nuances de vert, est jeté sur un fond blanc.

— Je suis confondu de votre sagacité, s’écria Yamato vraiment émerveillé… c’est donc au prince d’Ako, qu’aurait été ravie celle qui nous occupe.

— N’allons pas si vite. Je me trompe peut-être complètement ; mais puisque nous n’avons rien, il faut bien tenir cette conjecture pour quelque chose.

— Nous devons donc nous rendre, sans retard, dans la principauté d’Ako… qui n’en est plus une, d’ailleurs.

— La famille existe-t-elle encore, seulement ? dit Kantaro. Allons-y voir, n’hésitons pas, puisque le temps est compté. Quand partons-nous ?

— Ce soir même. Il y a un train, à neuf heures… Voulez-vous me rejoindre, à la gare de Uyéno ?…

Comme si un serpent l’eut piqué, le brave sauta sur ses pieds, le visage bouleversé par la surprise et la colère.

— Moi ! moi ! À une gare ! s’écria-t-il, moi ! montant dans une de ces machines maudites !… Après ce que vous savez de mon caractère, n’est-ce pas pour m’insulter que vous me faites une pareille proposition ?

— Vous insulter ?… C’était tout simplement pour aller plus vite, dit Yamato très effrayé. Comment donc voyager alors ?…

— Ah ! voilà bien la gangrène moderne ! Est ce qu’on ne voyageait pas, dans ma jeunesse, quand on tenait hors du royaume ces infâmes barbares ?

— Ne peut-on profiter de leurs inventions sans cesser de les haïr ? prendre d’eux tous les moyens qui nous serviront à les chasser de nouveau, quand nous n’aurons plus rien à en tirer, dit Yamato, conciliant.

Mais le brave ne se calmait pas.

— Oui ! On refermera un Japon, pourri et défiguré, ayant tout détruit, tout oublié, où il ne restera qu’un peuple de singes, dans des déguisements ridicules !

Yamato, terrifié du tour que prenait la conversation, se hâta de céder.

— Voyageons comme vous voudrez, dit-il, mais hâtons-nous d’autant plus. Dites donc, je vous prie, ce que vous décidez.

— Le cheval est ce qui convient le mieux à des samouraïs.

— Je vous ferai remarquer qu’il pleut beaucoup ; nous serons trempés.

— Nous mettrons des manteaux de paille.

— Des manteaux de paille ?… fort bien, dit Yamato… et il ajouta mentalement : en dissimulant, par dessous, un bon caoutchouc américain. — Je vais donc acheter deux chevaux ; ce sera beaucoup plus cher, mais puisque c’est votre volonté, je me soumets.

— Je vous en sais gré, dit Kantaro un peu radouci.

— Où faudra-t-il vous attendre ?

— À la porte des Nobles, derrière le temple de Shiba.

— À quelle heure ?

— À l’heure du renard ; la lune se lèvera peu après et éclairera notre marche.

— J’y serai, dit Yamato. Permettez-moi de prendre congé, pour me mettre en quête de bons chevaux et faire tous les préparatifs.

Il s’en alla, et reprit, furtivement, dans le coin obscur, son parapluie, qu’il dissimula sous son manteau, sans oser l’ouvrir. Il marcha sous l’averse, tant qu’il fut en vue de l’auberge.

— Ouf ! soupira-t-il, en s’abritant enfin, quand il eut tourné un angle ; j’ai joliment bien fait de cacher cet engin étranger, si supérieur, cependant, à nos parapluies en papier goudronné. Et mes bottines ! heureusement qu’il ne les a pas vues ; je les cachais, tout le temps sous ma robe !… A-t-on idée de pareille antiquaille ? Me voilà joli ! obligé de trottiner par la campagne, dans les chemins défoncés, de passer les rivières à gué, de mettre trois jours à parcourir la distance, franchie en quelques heures. Enfin ! si vraiment il a trouvé, du premier coup, à quel prince nous avons affaire, ce terrible Kantaro me rend un fameux service, et m’aura fait avancer plus vite même qu’à la vapeur.

Yamato ferma son parapluie, en entrant dans un bureau de tramway.

— L’heure du renard ?… se dit-il encore, qu’est-ce donc ? neuf heures ou dix heures ? Tiens, je vais le demander à ce vieux, qui distribue des numéros.

Et il haussa la voix pour faire la question à travers le guichet, parce que le véhicule approchait, sifflant bruyamment.



  1. Braves.