Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 17-26).

II

TOKIO MODERNE


Le résultat de cette conférence secrète fut que le jeune prince San-Daï, et son malicieux camarade, arrivèrent à Tokio, le soir même de ce jour, par la gare de Simbassi.

Arrêté au bord du trottoir, San-Daï regardait, vaguement, la perspective de la rue, bordée de réverbères et de poteaux télégraphiques, tandis que son compagnon donnait aux domestiques, venus avec eux, des ordres pour le transport des bagages.

— Crois-tu, vraiment, que le prince consentira à me laisser voir ce précieux fragment ? demanda San-Daï, quand Yamato l’eut rejoint ; si je n’obtenais pas cette récompense, je regretterais d’avoir entrepris, ce fatigant voyage.

— Vous êtes fatigué ! s’écria Yamato ; à peine avons-nous roulé trois heures et vous avez pris, il me semble, un grand plaisir à regarder la campagne fleurie, en écoutant mes bavardages.

— C’est possible ! Quand on ne le surveille pas, l’esprit se laisse trop aisément distraire… Mais souviens-toi que, pour te suivre, j’ai interrompu une lecture qui me passionnait.

— Hélas l’ouvrage, en soixante volumes, d’un commentateur des See Chou !

— Je n’avais lu que trois chapitres.

— Patience, le livre, que je veux vous faire lire, est autrement intéressant que celui-là.

— Je le crois bien, un fragment inédit de Meng-Tze ! Mais pourquoi ris-tu en disant cela ?

— Je ne ris pas, je fais signe à un homme-cheval d’approcher son véhicule.

— Ne passons-nous pas à l’hôtel, pour changer de costume ?

— Nous sommes très bien comme cela, dit Yamato, là, où nous allons, on aime la simplicité.

Arrivant de province, les deux jeunes gens étaient vêtus à la japonaise, ce qui n’est pas trop ridicule encore, même à Tokio.

Plusieurs djinrichichas s’étaient rangés le long du trottoir. Yamato fit monter le prince dans l’un d’eux et monta dans un autre, après avoir dit un mot, tout bas, aux coureurs, qui s’élancèrent bon train.

Ils traversèrent tumultueusement la ville, à travers l’encombrement des rues ; puis, dans les quartiers plus tranquilles, roulèrent de front, presque sans bruit, purent échanger quelques mots, à voix haute.

— Comme c’est loin ! disait le prince.

— Nous voici à moitié route, répondait Yamato.

C’était de plus en plus solitaire et inhabité. Ils arrivèrent à des rizières, qui n’en finissaient pas.

— Crua ! crua ! s’écria Yamato, entendez-vous ce que disent les grenouilles ? Allez ! allez ! et toutes, tournent leur grosse tête verte, du côté du Yosi-Wara.

Alors il récita un outa populaire :

« Quand les grenouilles elles-mêmes me conseillent, comment pourrais-je ne pas aller au Yosi-Wara ? »

Les coureurs riaient et le prince entendit mal.

On atteignit l’extrémité de l’avenue Mumamitci, qui tourne en un angle brusque et, sur un signe de Yamato, les hommes arrêtèrent devant un petit temple.

Un torié, portique de bois laqué en rouge, le précède et, quand on l’a franchi, l’on voit, assis sur des socles étroits, la queue retroussée, deux renards de pierre, fidèles gardiens d’Inari, dieu de l’amour.

— On ne passe pas ici sans faire une prière, s’écria Yamato en sautant hors du djinrichicha.

Mais le prince ne descendit pas.

— Nous n’avons rien à demander à ce dieu-là, dit-il.

Le temple sintoïte d’Inari, est un édicule en bois, ouvert d’un côté, avec, au fond, une niche, dans laquelle sont suspendus des brins de papiers dorés.

Yamato était déjà près de la vasque de lapis-lazuli sculpté, voisine du seuil ; il se purifiait les dents, avec du sel, et, prenant le petit gobelet de bois à long manche, il mouilla ses lèvres et ses doigts, puis il jeta dans la vasque une pièce d’argent, qui alla en rejoindre d’autres, protégées des voleurs, seulement par l’eau sacrée.

Le penko, parfum chinois, brûlait, emplissant la chapelle d’une fumée bleue. Le jeune homme s’agenouilla en dehors, sur les marches, frappa ses mains l’une contre l’autre, et dit à haute voix :

— Inari ! Inari ! donne-nous la beauté, afin que nous puissions plaire et être aimés !

— Qu’avons-nous besoin d’être beaux, pour plaire à un vieux prince très savant ? demanda San-Daï, penché au bord de la voiture.

— Ne peut-il y avoir aussi, dans son château, des princesses exquises et d’innombrables filles d’honneur ?

— Tu es bien toujours le même fou.

Ils repartaient.

Déjà, au bout de l’avenue, sur un fond de poudroiement doré, se découpaient, en noir, les barreaux et les ramagures de la grande grille du Yosi-Wara.

Un prodigieux brouhaha bruissait tout à l’entour ; les djinrichichas arrivaient impétueusement, au milieu des cris des coureurs ; une foule bruyante et joyeuse assiégeait la porte, ou se poussait, pour voir au delà des grilles, tandis que des hommes de police, vêtus de noir avec un caractère blanc dans le dos, une étoffe nouée autour de la tête, agitaient des sonnettes, au bout de cannes en fer, en suivant un rythme drôle et joli.

— L’étrange château ! s’écria San-Daï, qu’est-ce que tout ce bruit et tout ce monde ? Cela peut-il convenir au recueillement d’un penseur ?

Pour ne pas rire, Yamato se mordait le dedans des joues.

— L’homme, absorbé par ses pensées et ses travaux, dit-il, ne voit rien et n’entend rien. C’est en effet là un château très particulier, qui ne rappelle en rien l’austère seigneurie de Kama-Koura. Mais, à des esprits comme les nôtres, la réflexion peut tout expliquer. Le sage est, peut-être, entouré de fous ; trop occupé de problèmes abstraits et de hautes questions philosophiques, il ne s’inquiète pas du tout de la vie vulgaire et laisse diriger le cérémonial du palais par les personnes de sa famille et par ses vassaux. Ceux-ci, d’après les apparences, doivent être d’humeur joyeuse.

Le jeune homme parlait avec volubilité et faisait beaucoup de gestes, afin d’étourdir son compagnon, pour l’empêcher de voir les gigantesques lanternes, un peu perdues dans la poussière soulevée par tant de pas, sur lesquelles on pouvait lire, en caractères chinois : « Yosi-Wara Daï-Mïozin. »

Ils franchirent ainsi la grande porte appelée : Omon, et pénétrèrent dans la Cité d’Amour.