Les Princes colonisateurs de la Prusse/02

LES
PRINCES COLONISATEURS
DE LA PRUSSE

II.
FREDERIC LE GRAND.[1].

Hohenzollernsche Colonisationen, von Dr Max. Behelm-Schwarzbach, Leipzig 1874.

I

Le règne de Frédéric le Grand ouvre une période nouvelle dans l’histoire des princes colonisateurs de la Prusse. Frédéric ne se contente pas en effet, comme le grand-électeur, comme les rois Frédéric Ier et Frédéric-Guillaume Ier, de mettre à profit des circonstances extraordinaires pour acquérir de nouveaux sujets : c’est en vertu d’un plan arrêté d’avance qu’il provoque une immigration régulière dans ses états. Disciple de l’école physiocratique, qui eut au XVIIIe siècle tant d’illustres adeptes, il professe que « les paysans sont les pères nourriciers de la société, » et, pour en accroître le nombre dans ses provinces, il fait d’extraordinaires efforts, commencés au début de son règne et poursuivis jusqu’à la dernière minute de sa vie. Avec lui, la colonisation devient une pure affaire économique ; aussi ne se met-il pas, comme ses devanciers, en frais de zèle religieux et d’hypocrisie ; on ne trouverait dans ses lettres, billets et notes marginales, aucune métaphore biblique : ses états sont, non point une terre promise, mais une terre en cours d’exploitation, et, comme il sait à un denier près le prix de revient d’un colon, pas une fois il ne parle de grâces spéciales octroyées par Dieu à la royale maison de Brandebourg. Certes ses prédécesseurs avaient beaucoup fait pour la colonisation de la monarchie, mais ils lui avaient laissé beaucoup à faire. A son avènement, Frédéric régnait sur un état de 2145 milles carrés, habités par environ 2,500,000 sujets ; or la seule province de Brandebourg, dont la superficie ne mesure que 734 milles carrés, compte aujourd’hui 2,900,000 habitans ! Il restait donc beaucoup de vides à remplir dans les anciennes provinces, et dans les nouvelles, dans la Silésie et la Prusse occidentale, ces conquêtes de Frédéric ; la population était si insuffisante et l’élément slave si considérable qu’il fallait une large infusion de sang germanique. Enfin la guerre de la succession d’Autriche et celle de sept ans, se jetant au travers des efforts de Frédéric, décimèrent ses sujets et le forcèrent à redoubler de peine pour guérir les maux dont il avait été le témoin, en même temps que pour achever l’œuvre commencée par ses ancêtres.

Frédéric voulut que la colonisation devînt une branche spéciale de l’administration prussienne, comme la levée de l’impôt ou de la milice. Les chambres des diverses provinces, sorte de directoires administratifs, durent se rendre compte des besoins de leurs pays respectifs, faire le relevé des maisons inoccupées, des terrains abandonnés, évaluer le nombre de colons qui pouvaient être établis dans leur ressort, et classer avec méthode ces renseignemens dans des tableaux à plusieurs colonnes, dont le roi lui-même avait donné le modèle et qu’il examinait de fort près, car il surveillait à tous momens les chambres provinciales. On trouve mille traces de son intervention personnelle : que de promesses signées de son nom ; mais que de menaces aussi ! Il fallait stimuler le zèle de fonctionnaires déjà surchargés par la besogne d’une administration bureaucratique, et qui se voyaient par surcroît obligés de chercher des colons, de veiller à leur transport, de les établir, et de trouver les ressources nécessaires pour payer la dépense, car, si le roi consentait à les aider, comme il fit souvent, d’une main très généreuse, il voulait qu’à l’ordinaire les frais de la colonisation demeurassent à la charge des provinces qui en devaient profiter. Bien des demandes d’argent sont impitoyablement repoussées par lui. « Je n’ai pas le sou, » écrit-il en marge, ou bien : « Je suis pauvre comme Job, » ou bien encore : « J’ai aujourd’hui mal à l’oreille et je n’entends pas bien ce que vous voulez dire. » Cependant il voulait être servi à point nommé. L’infatigable activité de ce novateur déconcertait des gens habitués à la régularité d’un travail routinier. Comme le neuf paraissait mauvais à ces vieux serviteurs, ils faisaient les plus respectueuses observations où revenaient sans cesse les mots « inutile » et « impossible, » qui ne plaisaient point à Frédéric. Des représentations véhémentes et des châtimens bien appliqués vinrent à bout de la résistance ouverte ou cachée. C’est avec une véritable indignation que le roi parle des récalcitrans : il les traite d’individus « méchans et sans conscience ; » il les accuse d’avoir fait entre eux « une entente infernale pour maltraiter les colons qu’il appelle dans sa patriotique sollicitude ; » il leur enjoint de cesser tout de suite une « conduite honteuse, impie et nuisible au pays. » Quand un prince comme Frédéric parlait un pareil langage, il ne restait plus qu’à obéir : c’est ce qu’où fit, et tel qui au fond de l’âme pestait contre les ordres du prince se fit gourmander pour des excès de zèle commis en les exécutant.

Les colons eux-mêmes causaient au roi de graves embarras. Il en arrivait de tous les pays du monde. Ce n’étaient plus, comme jadis, presque tous de graves et pieux réformés conduits par leur conscience, et si exacts serviteurs de Dieu qu’ils devenaient tout de suite les serviteurs du roi. Les chambres provinciales n’avaient pas tort de se plaindre qu’il y eût parmi eux des aventuriers. Plus d’un ne se fit pas scrupule d’exploiter malhonnêtement le bon vouloir du souverain. On en signala qui s’étaient fait payer à deux reprises les frais de voyage, ou qui plusieurs fois étaient sortis du royaume pour y rentrer et toucher chaque fois la prime d’arrivée. D’autres croyaient tout naïvement que leur présence suffisait au roi, et que celui-ci n’avait rien à leur demander, si ce n’est des enfans. « Voici la moisson mûre, disaient-ils aux inspecteurs ; qui est-ce qui va la couper ? » Ils s’estimaient des manières de personnages, et, quand ils étaient mécontens, ils menaçaient de s’en aller, en donnant, si je puis dire, leur démission de colons. Un jour l’un d’eux, des plus favorisés, eut l’audace de dire au roi en pleine figure qu’il allait, avec sa famille, chercher un pays où il fit meilleur à vivre. « Tu as cent fois raison, mon ami, repartit Frédéric ; moi qui te parle, si je connaissais un endroit où je fusse mieux qu’ici, j’irais bien aussi. » Pourtant les désertions l’exaspéraient ; mais c’est aux chambres provinciales qu’il les imputait. En vain cherchaient-elles à lui représenter que les déserteurs étaient des ivrognes, et leur départ un débarras : il se fâchait tout rouge, prescrivait un redoublement de surveillance, des revues deux fois la semaine. On lui proposa d’exiger des colons le serment de demeurer ; il est inutile, répondit-il, de multiplier les sermens, car on en viole déjà bien assez. Il recourut pour empêcher ces sortes d’évasions à un moyen plus sûr en forçant les magistrats du lieu à payer l’argent dépensé pour les fugitifs. Il accordait volontiers à ceux qui se répandaient en plaintes sur le caractère des étrangers que « la première génération ne vaut pas toujours grand’chose ; » mais il travaillait pour l’avenir et voulait que tout le monde patientât comme lui, jusqu’à ce que la discipline prussienne eût fait son œuvre.

Pour aider les chambres provinciales dans le recrutement des colons, Frédéric établit deux agences spéciales, l’une à Francfort-sur-le-Mein, pour l’Allemagne du sud, l’autre à Hambourg pour l’Allemagne du nord : la dernière était chargée d’arrêter au passage les émigrans qui se disposaient à s’embarquer pour l’Amérique. Toutes les deux faisaient des annonces dans les journaux, ou bien elles envoyaient dans les pays où ces annonces étaient interdites des messagers spéciaux, qui faisaient de la propagande occulte. Le recruteur gagnait, comme on dit en allemand, une « douceur » par tête de recruté : c’étaient trois thaler pour un maître ouvrier célibataire, cinq thaler pour un maître ouvrier marié. Cette industrie avait sa belle et sa morte saison. « Voici le printemps, écrit à Frédéric l’agent de Francfort ; le temps est bon pour chercher des colons ; » mais pour que les affaires marchassent à souhait il fallait que quelque calamité s’abattît sur les pays circonvoisins. Frédéric n’en a pas laissé passer une sans en tirer quelque profit. La persécution religieuse sévit-elle en plein XVIIIe siècle, comme en Saxe, comme en Autriche, où l’on signale en 1752 des emprisonnemens et des transportations d’hérétiques, comme en Pologne, où la noblesse, élevée par les jésuites, ajoute l’intolérance aux maux dont ce pays allait mourir, aussitôt le roi de Prusse intervient officiellement auprès des gouvernemens, officieusement auprès des persécutés. Pour attirer ces derniers, aucun moyen n’est omis, si petit qu’il soit. En 1742, on mande de Glogau à Frédéric, que « le moment est opportun pour faire profiter la Silésie des persécutions dont souffrent les pays voisins. » Qu’il plaise seulement au roi de faire bâtir dans deux villages, à la frontière de Pologne et à celle de Bohême, deux églises protestantes où le service divin soit célébré en polonais et en bohémien ; cela fera venir un grand nombre de colons de Silésie et en outre tous les dimanches environ sept mille personnes qui « par la consommation qu’elles feront de bière et d’eau-de-vie apporteront de l’argent dans le pays. » Les églises ne coûteront pas cher ; il suffira qu’elles soient très simples, et même « il est inutile d’y mettre des portes. » Ne voit-on pas bien dans ces détails l’ingénieuse parcimonie d’une petite maison qui veut devenir grande ? Mais le meilleur moyen d’attirer des persécutés, c’était de continuer l’heureuse politique des Hohenzollern. Frédéric n’y manqua point, lui qui voulait que dans ses états chacun gagnât le paradis à sa manière, et il prouva même sa tolérance d’une façon fort originale : à côté de tous ces persécutés, qui pour la plupart étaient des victimes du zèle des jésuites, il fit place un beau jour, quand ils eurent été chassés des états catholiques, aux jésuites eux-mêmes.

La persécution religieuse n’était pas le seul fléau qui vînt en aide aux agens de la Prusse. En 1747, la Bohême est en proie à une terrible famine : rapport en est fait aussitôt à Frédéric, qui s’apitoie sur la « mauvaise qualité du pain » mangé par les pauvres Bohémiens, et qui espère que « ses sujets profiteront de la circonstance et réfléchiront aux moyens d’attirer chez eux » quelques-uns des affamés. En 1767, la ville de Lissa, pour la troisième fois depuis un siècle, est détruite par un incendie. « N’y a-t-il pas quelque chose à faire ? » écrit-on à Frédéric. Le roi, sans tarder, publie en allemand et en polonais une patente où, après quelques mots de condoléance sur le malheur qui a frappé la pauvre ville, il déclare avoir entendu dire que plusieurs victimes du sinistre « laissaient voir de l’inclination à venir s’établir en Silésie, » et fait l’habituelle énumération des privilèges qui les attendent. Le mauvais gouvernement de la Pologne, où se perpétue l’anarchie, et de certains petits états, comme le Mecklembourg, où des potentats sans budget se ruinent à imiter la cour de Louis XIV, tout est prétexte à Frédéric pour débaucher les sujets de ses voisins. Ceux-ci se plaignent les uns après les autres. L’électeur de Saxe, un des plus éprouvés, écrit au roi de Prusse que « sa manière d’agir est contraire à toutes les règles du bon voisinage, » et qu’il espère la voir bientôt cesser : cette espérance fut trompée, car les agens reçurent seulement l’ordre d’agir avec une plus grande prudence. Une lettre de Frédéric à son représentant près de la cour de Vienne trace de point en point la ligne de conduite qu’un habile homme, bien pénétré des intentions de son maître, doit tenir en pays étranger pour pratiquer l’embauchage des colons, tout en gardant l’honnêteté des apparences. « Vous aurez soin de mettre en circulation les édits que je vous envoie, mais de la bonne façon et sans que vous ayez l’air de vous y intéresser. Si vous apprenez qu’une ou plusieurs familles ayant quelque avoir montrent du penchant à venir s’établir dans nos états, vous devez les fortifier de votre mieux dans leurs résolutions. Si elles signalent quelques desiderata, faites-m’en tout de suite un rapport bien détaillé. Soyez assuré de mes bonnes grâces spéciales pour vos efforts ; mais mettez dans toute cette affaire de si grands ménagemens qu’on ne puisse jamais vous reprocher d’induire des sujets à quitter leur maître. » Il paraît que ces conseils étaient bien suivis, et que les souverains ne savaient pas mettre la main sur les recruteurs de Frédéric. Ils multiplient les édits contre « le crime de l’émigration, » et l’on en trouve où perce de la fureur contre les « émissaires et négociateurs d’émigration, » qui devront être « appréhendés au cou sur le moindre soupçon, et, suivant la gravité des circonstances, punis de diverses peines corporelles, même de la mort. » Rien n’y fit. Quand Frédéric avait un intérêt momentané à ménager un prince, il modérait le zèle des recruteurs, mais il était d’une parfaite indifférence pour ceux dont il n’avait rien à craindre ni à espérer. Sa conduite en Pologne fut odieuse ; il tirait de ce malheureux pays tout ce qu’il y pouvait trouver d’ouvriers habiles ou laborieux : c’étaient pour la plupart des Allemands entre les mains desquels était presque toute l’industrie des grandes villes. Les agens prussiens n’y mettaient point de vergogne : « Je fais marcher l’émigration grand train, » écrivait l’un d’eux à Frédéric ; mais il arriva que plusieurs seigneurs s’opposèrent au départ des immigrans. La Prusse était encore en paix avec la Pologne : c’était au mois d’avril 1769 ; le roi fit pourtant partir trois régimens. Cette petite armée, sous prétexte d’aller au-devant d’un convoi de chevaux de remonte, s’avança jusqu’à Posen, et ramena dans ses rangs les fugitifs, après avoir tué ou dispersé une poignée de Polonais qui avaient cherché à lui disputer le passage d’un pont. Ainsi ce n’était pas assez que les calamités de toute sorte dont étaient affligés les pays voisins enrichissent la Prusse, comme la peste « enrichit le noir Achéron. » Quand les sinistres auxiliaires de la propagande prussienne venaient à manquer, Frédéric ne reculait pas devant ces interventions à main armée qui ressemblent fort à du brigandage.


II

Les colons recrutés par ces moyens divers furent répartis entre les provinces de la monarchie prussienne. Parmi les anciennes, la Lithuanie et la Prusse orientale en reçurent au moins 15,000 ; la province de Magdebourg et de Halberstadt, 20,000 ; la Poméranie, 20,000 également ; la Nouvelle-Marche, 24,000 ; mais la plus favorisée fut le Brandebourg, c’est-à-dire le pays qui était immédiatement placé sous le regard de Frédéric, que ce prince aimait comme le berceau véritable de la monarchie, et dont il a voulu écrire l’histoire de sa propre main. Dès son avènement, le roi avait ordonné qu’on lui présentât un « exposé solide et bien travaillé, où l’on rechercherait si jadis, avant la guerre de trente ans, il y avait dans la Marche plus et de plus grands villages qu’aujourd’hui, et où l’on examinerait s’il ne convenait pas d’en créer de nouveaux et d’agrandir les anciens. » On lui répondit, qu’il y avait en Brandebourg plus de villages qu’autrefois, que tout y était pour le mieux, qu’on y pouvait cependant trouver place encore pour 111 familles, représentant 555 personnes : Frédéric approuva fort la conclusion ; il remercia les auteurs du travail, et, de 1740 à 1756, il trouva place en Brandebourg pour 50,000 colons ! Il est vrai que des marécages avaient été desséchés, les bords humides et malsains des rivières assainis et fertilisés ; le bétail paissait et les paysans moissonnaient en des endroits où l’on n’avait vu, de mémoire d’homme, ni bêtes, ni gens ; la population des villes s’accroissait énormément, car Berlin, si misérable avec ses 6,000 habitans, au temps du grand-électeur, et qui n’en avait encore que 68,931 à l’avènement de Frédéric, en comptait quinze ans après 100,336, c’est-à-dire près de 32,000 de plus ! C’est au milieu de cette croissante prospérité qu’éclata la guerre de sept ans. Toute la monarchie fut couverte de ruines, et le Brandebourg très éprouvé ; mais à quoi bon peindre encore une fois la désolation de cette province ? on y retrouverait les misères que nous avons dépeintes en parlant de la guerre de trente ans, car peu de pays au monde ont, dans le cours d’une plus laborieuse existence, essuyé plus d’orages que ce pays de Prusse ! Frédéric voulut mesurer l’étendue du désastre pour y proportionner son effort : il apprit que la population avait décru de 66,840 âmes, et il se mit à l’œuvre ; il y apporta une telle énergie, déclara si nettement aux faiseurs de remontrances qu’il donnait des ordres et ne recevait pas de conseils, aux récalcitrans qu’il irait jusqu’au bout de ses desseins, « dussent les gens crier jusqu’au dernier jour, » qu’en 1778 le mal était plus que réparé. La population du Brandebourg a gagné, pendant le seul règne de Frédéric, 207,000 âmes. Il faut tenir compte de l’accroissement normal qui vient du surcroît des naissances et ne pas oublier qu’un assez grand nombre d’étrangers s’établirent dans la Marche sans être des colons proprement dits ; mais une appréciation modérée porte le nombre de ces derniers au moins à 100,000 !

Pour se rendre un compte exact de la prodigieuse activité du roi de Prusse, il faudrait faire, par le menu, l’histoire de la colonisation dans chaque province ; mais on risquerait de se perdre dans la quantité infinie des détails. On ne peut pourtant parler si brièvement de la Silésie, car ici Frédéric n’a pas voulu seulement augmenter le nombre des habitans et accroître la richesse publique au profit de son armée et de son trésor. Il s’agissait de rendre prussienne une province dont l’acquisition fut la plus importante de son règne.

Située sur le revers septentrional des Carpathes, s’étendant entre la Bohême et la Pologne, la Silésie, pays slave, avait été, au moyen âge, rattachée à l’un et à l’autre des deux royaumes slaves, et elle était entrée en 1526 dans les domaines de la maison d’Autriche, quand les Habsbourg devinrent rois de Bohême. Comme les destinées de l’Allemagne auraient été changées, si l’Autriche, au lieu de s’éprendre d’une ambition cosmopolite, de combattre pour des possessions espagnoles, italiennes, néerlandaises, hongroises, d’égarer sa politique et d’épuiser ses forces sur ce trop vaste échiquier, s’était appliquée à fonder solidement sa domination sur la Bohême et sur la Silésie ! L’élément germanique y était assez fort déjà pour qu’elle pût consommer dans la haute vallée de l’Elbe et de l’Oder l’œuvre d’assimilation que les margraves de Brandebourg ont menée à si bonne fin sur le cours inférieur de ces deux fleuves, slaves jadis, allemands aujourd’hui. Une fois les Habsbourg fortement établis dans toute la région sud-est de l’Allemagne, aucune puissance n’eût été capable d’arrêter leurs progrès à l’ouest ; la Prusse ne les eût pas empêchés, comme elle fit en 1779, d’annexer la Bavière, car la Prusse ne fût pas devenue grande puissance : la Silésie, avant-garde de l’Autriche dans la Basse-Allemagne, attachée au flanc du Brandebourg, poussant sa pointe septentrionale entre Berlin et Posen, rendait impossible tout développement ultérieur de la monarchie prussienne vers l’Orient.

C’est pour toutes ces raisons que, l’année même de son avènement, à la nouvelle que la mort de Charles VI ouvrait la succession d’Autriche, Frédéric, sautant à bas du lit où le retenait la fièvre, rassembla ses troupes et, laissant ses ministres arranger des mensonges diplomatiques, conquit en quelques mois une province de 600 milles carrés, habitée par 1,200,000 habitans : il augmentait ainsi d’un tiers l’étendue de ses états et le nombre de ses sujets. Aussitôt commença dans toute la province un merveilleux travail. Le premier soin de Frédéric fut de se fortifier dans sa conquête ; il avait trouvé les forteresses dans un état complet de délabrement : en peu de temps, il les mit en état de défense. La province reçut un gouverneur particulier directement placé sous les ordres du roi. Une sage administration financière éleva les impôts sans provoquer de réclamation, parce que la charge en fut mieux répartie. D’ailleurs l’argent, au lieu d’être chaque année transporté au château impérial de Vienne, restait dans le pays pour être employé à sa défense et à des améliorations de toute espèce : sur 3,300,000 thaler, Frédéric n’en réclama que 17,000 pour lui. L’affranchissement intellectuel de la Silésie commença au lendemain de la conquête. On n’y pouvait guère lire auparavant, tant était longue la liste des livres interdits par la censure de Vienne, qui se montrait plus sévère même que la congrégation romaine de l’Index : des ballots de livres envahirent la province, et les Silésiens n’en purent croire leurs yeux en lisant des brochures où étaient critiqués, souvent avec hardiesse, les actes mêmes de leur nouveau souverain. Les haines religieuses étaient vives entre les deux confessions qui se trouvaient en présence, et les protestans, longtemps opprimés, croyaient le moment venu de la revanche ; mais Frédéric ménagea les catholiques. Tout en réduisant le nombre des jours fériés, qui étaient fort nombreux et qui causaient une perte de travail qu’un contemporain évalue à 5,100,000 journées pour dix fêtes et deux pèlerinages, il traita le clergé catholique avec beaucoup d’égards, laissant même, par un privilège inouï dans ses états, le droit de battre monnaie au prince-évêque de Breslau. Il ne toléra aucune atteinte à la liberté de conscience. Un jour, c’était au lendemain de la bataille de Striegau, — comme il se trouvait à Landshut, — 2,000 paysans vinrent le trouver, et, l’entourant, lui demandèrent de leur accorder seulement « la très gracieuse permission de mettre à mort tous les catholiques des environs. » Le roi philosophe eut alors une inspiration subite. « Aimez vos ennemis, s’écria-t-il, bénissez ceux qui vous maudissent, rendez le bien pour le mal, priez pour ceux qui vous insultent et vous persécutent, si vous voulez être les véritables fils de mon Père qui est au ciel. » Les paysans, qui ne s’attendaient pas à cette réédition du sermon sur la montagne, se retirèrent plus calmes et très édifiés.

Cependant l’immigration avait commencé. D’abord était arrivée l’armée des fonctionnaires prussiens : les commis d’octroi, pour la plupart anciens sous-officiers invalides, que l’on voyait assis et fumant à la porte des villes, assidus au poste de l’aube à la nuit, malgré la médiocrité de leur salaire, — les percepteurs, gardiens fidèles du coffre de bois où ils enfermaient leurs recettes, et qui était le seul ornement de leur modeste bureau. Raides, ponctuels, incorruptibles, ils donnèrent aux Silésiens une haute idée de l’état qui avait de si zélés serviteurs. En même temps qu’eux étaient arrivés les soldats prussiens. L’Autriche n’entretenait que 2,000 hommes dans la province : Frédéric en mit 40,000. Équipés, exercés comme s’ils étaient toujours à la veille d’entrer en campagne, disciplinés à la prussienne, ils firent faire aux habitans, accoutumés à voir les troupes autrichiennes s’endormir dans la vie de garnison, des comparaisons qui n’étaient pas à l’avantage des dernières. La Prusse avait à peine pris possession de sa conquête, et déjà ses nouveaux sujets sentaient que c’était pour l’éternité.

A leur tour arrivèrent les colons. Frédéric avait refusé de s’occuper de colonisation la première année. « D’abord les forteresses ! avait-il dit ; il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts ! » Le roi de Prusse avait alors d’excellentes raisons pour ne pas faire double dépense : il lui restait, après la conquête de la Silésie, 150,000 thaler pour tout avoir ; mais, dès qu’il put disposer de quelques ressources, il les mit au service de son idée favorite. L’état de la province était lamentable. Telle avait été l’incurie de l’administration autrichienne qu’on trouvait en cent endroits la trace de ruines accumulées, un siècle auparavant, par la guerre de trente ans : dans les campagnes, des fermes abandonnées, dans les villes des quartiers ruinés, portant sur les murs noircis des maisons la marque de l’incendie. L’année même de la paix de Dresde, deux édits royaux appelèrent des colons, et bientôt les villages de la montagne se peuplèrent de fileurs qui blanchirent leurs toiles à l’eau des rivières, et les jours de marché remplirent les places de petites villes comme Hirschberg, Landshut, Waldenburg, dont la prospérité s’accrut tous les jours. En 1759 et en 1762, de nouveaux édits spécialement appliqués à la Silésie provoquèrent une immigration en masse.

Ici comme en Brandebourg, le travail fut interrompu par la guerre de sept ans, si glorieusement soutenue par Frédéric, précisément pour la défense de cette province que la reine de Hongrie ne pouvait se consoler d’avoir perdue. On sait que Marie-Thérèse aimait la Silésie au point qu’elle ne pouvait retenir ses larmes à la vue d’un Silésien ! Frédéric aimait aussi cette province, non point de cette sentimentale affection, mais de l’ardent amour d’un avare qui a conquis un trésor sans prix et qui a tremblé un moment qu’on ne l’arrachât de ses mains. Dès qu’il fut hors d’inquiétude, il se remit à l’ouvrage. Prix de la victoire, la Silésie avait été le théâtre principal de la guerre ; c’est-à-dire qu’elle en était sortie méconnaissable. Pour de si grands maux, Frédéric voulut de grands remèdes. Il alla visiter, comme il disait, « l’enfant qui lui était né dans la douleur. » Rien ne put échapper à cet œil largement ouvert, à la fois énergique et lucide, qui voulait tout voir, et, par un don de nature, voyait toutes choses. Le roi devinait pour ainsi dire la qualité des terrains, comme eût fait l’agriculteur le plus exercé. Sa correspondance avec le gouverneur de la Silésie semble celle d’un grand propriétaire avec son régisseur. « Voyez un peu, écrit-il un jour, s’il n’y a pas lieu d’entreprendre des travaux considérables et qui promettent un bon revenu, comme desséchemens de marais… Je crois être sûr qu’il y a quelque chose à faire, par exemple à Oppeln et dans les environs. — Il n’y a rien à faire, répond le gouverneur : le sol est tourbeux ; on n’y trouverait pas de quoi nourrir un colon. — Pensez-y tout de même, réplique le roi, et tenez en réserve l’argent nécessaire. » L’année suivante, nouvelle objurgation au gouverneur, nouvelles doléances de celui-ci sur la mauvaise nature du sol. « Donnez-vous donc la peine, écrit le roi, d’examiner le terrain soigneusement, au lieu de parler ainsi à la légère, et faites-vous aider par des gens qui s’y connaissent. » Or il se trouva que Frédéric avait raison, car l’agriculture finit par faire d’immenses conquêtes sur le sol en friche de la Silésie. Non content d’appeler des colons sur les terres de la couronne, Frédéric résolut de persuader aux grands seigneurs de fonder des villages sur les vastes territoires mal exploités qu’ils possédaient. Afin de triompher de toutes les résistances, il fit lui-même la propagande de ses idées. Il y mettait beaucoup de chaleur et il aimait à s’imaginer qu’il convainquait tout le monde : le moindre signe d’adhésion lui suffisait pour qu’il crût ou feignît de croire qu’on était de son avis. Un jour, étant à Cosel, il entreprit le comte Posadowski sur la nécessité de faire défricher les forêts silésiennes par des colons. Le comte, adversaire déclaré du projet, gardait un silence prudent, interrompu de loin en loin par quelque « oui » timide, arraché par la politesse et par la déférence. Frédéric n’en demanda point davantage ; quelques jours après, occupé à convaincre un autre interlocuteur, il lui dit qu’il avait eu avec Posadowski une intéressante conversation où il avait gagné l’approbation sans réserves du comte. Celui-ci, à qui l’on rapporta le propos, en fut très effrayé, prévoyant que le compliment royal aurait quelque suite fâcheuse ; en effet, il n’attendit pas longtemps avant de recevoir l’invitation officielle de « présenter un rapport sur ses projets ultérieurs de colonisation. »

Quiconque voulait faire sa cour au roi bâtissait un village sur ses terres. « Je ne puis plus servir comme soldat, écrit un vieux gentilhomme qui quittait le service ; mais je veux, comme vassal, lui prouver mon zèle, car sa volonté sera pour moi jusqu’à la tombe le plus sacré des ordres, » et il fonde une colonie. Appeler des colons, c’était, pour le fermier des domaines, le moyen de se ménager la prolongation d’un bail avantageux, pour le condamné, qui avait quelque forte amende à payer, celui de se libérer honorablement. Un ambitieux souhaitait-il d’ajouter à son nom quelque titre envié, de s’appeler par exemple « monsieur le conseiller secret » : — « Créez un village, » disait Frédéric. A la fin, quand les esprits eurent été bien préparés, il publia un édit resté célèbre en Silésie sous le titre de « très haute déclaration, en vertu de laquelle de nouveaux villages doivent être bâtis aux endroits convenables, avec une large assistance en argent comptant, que sa majesté a très gracieusement résolu d’accorder aux propriétaires de domaines. » — « C’est notre très gracieuse volonté que chacun de nos fidèles vassaux doit bâtir un ou plusieurs villages sur ses terres, s’il se trouve en situation de le faire ; » ainsi commence l’édit, et, pour juger par lui-même si ses fidèles vassaux étaient « en situation » de lui obéir, le roi demandait des renseignemens sur « la grandeur et la situation des forêts qui ne pouvaient être mises en culture que par des colons, sur les clairières qui s’y trouvaient, sur les marais qu’il était possible de dessécher à l’aide de rigoles, sur les étangs, sur les champs situés trop loin des fermes pour pouvoir être commodément labourés. » Il indiquait l’étendue minimum que devrait avoir le territoire de tout village, pour l’établissement duquel il serait sollicité un subside, le plan des maisons et les matériaux qu’il y fallait employer. Il déterminait la part contributive de l’état dans les frais d’établissement, ordonnait que tous les colons fussent des personnes libres, que « l’on pensât à l’enseignement scolaire, qui est si nécessaire, » et que l’on réservât une maison pour un « bon maître d’école ; » enfin qu’on se mît à l’œuvre sans retard, afin que l’année suivante « un nombre appréciable de villages nouveaux » fussent déjà debout. L’effet de cet édit fut extraordinaire. Les opposans, traqués par le gouvernement de la province, se soumirent. Le roi n’épargna ni son argent ni ses faveurs. Plusieurs fois par an, on lui envoyait le compte des créations nouvelles ; il approuvait, félicitait, mais toujours il stimulait à faire davantage. A la fin de son règne, il put constater qu’il avait enrichi de plus de soixante mille sujets sa province de Silésie.

Non moindre fut sa sollicitude pour la Prusse occidentale. On sait que ce pays fut, avec l’évêché d’Ermeland et le district de la Nelze, la part de Frédéric dans le premier partage de la Pologne. Prêt depuis longtemps à profiter de ce démembrement prémédité, il avait envahi sans bruit ces territoires, et le rapt s’était accompli sans qu’une goutte de sang fût versée. Trente ans avaient passé sur la tête de Frédéric depuis qu’il avait pris possession de la Silésie ; pourtant c’est la même ardeur, la même intrépidité au travail. Il visite, comme il dit cyniquement, « son petit morceau d’anarchie. » Il n’est que trop vrai que l’état en était navrant. « Le pays est désert et vide, dit le rapport officiel sur le district de la Netze ; le bétail est mauvais et dégénéré, les instrumens de labour sont grossiers, on ne connaît même pas la charrue de fer ; les champs sont épuisés, couverts d’ivraie et de pierres, les prairies tournent au marécage, les bois sont dévastés par les tailles. Les forteresses, la plupart des villages et des villes sont en ruines. Les habitations ne semblent pas faites pour recevoir des hommes : ce sont de misérables huttes de boue et de paille, construites avec le goût le plus primitif et les plus simples moyens. La guerre sans fin, les incendies, les pestes, la détestable administration, ont dévasté ce pays et l’ont démoralisé. La classe des paysans est perdue ; il n’y a point de bourgeoisie ! Les marécages et les bois sauvages prennent la place où jadis (au temps de l’ordre teutonique), si l’on en juge d’après les cimetières allemands, vivait une population nombreuse. » Les sombres couleurs de ce tableau ne sont pas chargées ; il est certain qu’un quart au moins du territoire avait été laissé sans culture et que les villes étaient peuplées comme des villages : Bromberg, qui a aujourd’hui près de 30,000 habitans, en comptait alors 800 à peine !

Pour relever ce pays misérable, Frédéric employa tous les moyens à la fois, matériels et moraux : abolition du servage, proclamation de l’égalité devant la loi, de la liberté de conscience, fondation d’écoles, en même temps secours pécuniaires aux villes, prêts sans intérêts aux nobles campagnards indigens, introduction de races de chevaux venus de Dessau et de boucs importés d’Espagne, distribution gratuite de semences. Le pays fut divisé en petits districts, dont chacun avait son préfet, son tribunal, sa poste, son service de santé ; pas une ville où quelque quartier ne s’élevât du milieu des ruines ; partout on labourait, on piochait, on bâtissait. Au bout d’un an, Frédéric écrit à Voltaire : « J’ai aboli l’esclavage, j’ai réformé des lois barbares et j’en ai introduit de raisonnables ; j’ai ouvert un canal qui met en communication la Vistule, la Netze, la Warta, l’Oder, l’Elbe ; j’ai reconstruit des villes qui étaient ruinées depuis la peste de 1704, desséché vingt milles carrés de marécages, introduit dans ce pays la police, dont le nom n’y était pas même connu. » Le canal dont il est ici question fut construit avec une rapidité prodigieuse ; en seize mois il fut achevé, grâce au travail de nuit et de jour de six mille ouvriers et à une dépense de 740,000 thaler. Dans l’été de 1773, Frédéric eut la joie de voir des bateaux chargés sur l’Oder descendre la Vistule. En même temps, il faisait d’énormes dépenses pour protéger le pays contre le fléau périodique des inondations. Et déjà les colons arrivaient de toutes parts. La chambre de la province avait reçu les instructions les plus précises. « Quod bene notandum, lit-on en marge d’un ordre de cabinet, tout ceci doit être observé à la lettre, ou bien gare à la chambre ! Il faut que mes ordres soient exécutés ponctuellement et tout de suite ! » On obéit. Il serait fastidieux de relever ville par ville le résultat de ces efforts. Pour ne parler que de Culm, la malheureuse ville, quand elle devint prussienne, avait conservé ses vieilles murailles et ses vieilles églises ; mais d’un grand nombre de maisons il ne restait que les caves, béantes sur la rue, et habitées par des misérables. Des quarante maisons de la place du marché, vingt-huit n’avaient plus ni fenêtres ni toits. Frédéric donna l’argent à poignées : 2,635 thaler pour le pavage, 36,884 pour quinze établissemens industriels, 5,106 pour réparation de maisons, 3,839 pour les bâtimens publics, 80,343 pour construction de maisons bourgeoises, 11,749 pour une église et pour une école ; 73,223 pour l’établissement de colons, cordonniers, tailleurs, jardiniers, maçons, charpentiers, drapiers, marchands, etc. Quand tout ce monde fut en place et tous ces bâtimens debout, Frédéric put se vanter d’avoir bâti une nouvelle ville. Quand le même travail eut été fait dans tout le pays, il put se vanter d’avoir créé une province nouvelle.


III

Somme toute, c’est 300,000 sujets que Frédéric II a introduits, pendant un règne de quarante-six ans, sur les terres de la monarchie prussienne. Il les a répartis entre les anciennes villes, neuf cents villages nouveaux et plusieurs milliers d’établissemens, tout exprès créés pour les colons. Qu’on se rappelle maintenant l’œuvre de ses devanciers et qu’on l’ajoute à la sienne, on arrive à cette conclusion qu’en 1786 presque le tiers de la population prussienne était composé de colons ou de fils de colons établis en Prusse depuis le grand-électeur. Pareil fait ne se retrouverait dans l’histoire d’aucun autre état moderne.

On sait déjà d’où sont venus, sous les prédécesseurs de Frédéric, ces voyageurs en quête d’une patrie nouvelle. Pendant le règne de Frédéric, c’est l’Allemagne qui a fourni le plus fort contingent, et, en Allemagne, la Saxe, le Wurtemberg, le Palatinat, l’Autriche. Hors de l’Allemagne, la Pologne a été le pays le plus exploité par les recruteurs prussiens ; mais il n’est guère de nation au monde qui n’ait eu ses représentans parmi les colons de Frédéric. Des Français, en très petit nombre, il est vrai, vinrent s’établir en Silésie. Dans presque toutes les villes, des Italiens tenaient commerce de « galanterie » et de « délicatesses, » deux mots que les Allemands nous ont empruntés : galanterie désigne à peu près toutes les sortes d’ornemens, depuis la bijouterie jusqu’à la passementerie, et délicatesse toute sorte de comestibles, parmi lesquels la charcuterie. Frédéric voulut aussi attirer des Grecs, afin de nouer par leur entremise des relations commerciales avec le Midi et avec l’Orient. Il chargea un agent à Venise de vanter aux Grecs qui habitaient cette ville les douceurs de l’existence qui leur était réservée en Prusse. L’agent se mit en relations avec Theocletus de Polydes, prélat qui se donne le titre solennel de Orientalis ecclesiœ Grœcœ humilis prœlalus, abbas infulatus et chorepiscopus Polianiœ ea Bardorum in Macedonia,… etc. » Le résultat fut médiocre d’ailleurs, et il ne vint en Silésie que quelques Constantins et quelques Démétrius. Les hôtes les plus extraordinaires de la monarchie prussienne furent assurément les tsiganes. Frédéric voulut attacher au sol de ses états jusqu’à ces étranges émigrés de l’Orient, qui, continuant la vie nomade des anciens jours, erraient par troupes nombreuses dans la Prusse orientale et en Lithuanie, détestés, mais redoutés par les habitans. Frédéric Ier avait lancé contre eux des édits terribles, ordonnant qu’on plantât à la frontière des potences avec cette inscription : châtiment de la canaille tsigane, hommes et femmes, qu’à leur approche les milices fussent convoquées par la cloche d’alarme ; mais les tsiganes revenaient toujours, enhardis par la pour que faisait aux autorités prussiennes leur réputation de sorciers. Frédéric II, qui avait d’abord renouvelé contre eux les menaces de son père, finit par se demander s’il n’y avait rien à faire de ces vagabonds. Il s’en servit d’abord à l’armée comme espions ; il les fit ramasseurs de chiffons pour ses fabriques de papier, et il finit par en établir dans différens endroits quelques colonies dont on reconnaît aujourd’hui encore les descendans à leurs traits, à leurs mœurs de saltimbanques et de musiciens ambulans, à l’habitude de voler, qui a persisté surtout chez les femmes, victimes d’un atavisme séculaire.

C’est donc une mosaïque, patiemment et savamment composée, que la population prussienne au temps de Frédéric ; les pièces en sont encore distinctes, bien que le temps en ait terni et quelque peu confondu les couleurs. Pour ne parler que des principaux groupes d’immigrans, on reconnaît encore dans la Prusse orientale, à de certaines particularités du langage et du vêtement, au souvenir qu’ils ont gardé de leurs ancêtres, aux chansons et aux contes du foyer, les descendans des Salzbourgeois. Dans la Prusse occidentale, on retrouve d’un coup d’œil les Souabes qu’y a fait venir Frédéric II ; leurs cheveux noirs et leurs yeux de couleur foncée, leur taille svelte font contraste avec les têtes blondes, les yeux bleus, l’épaisseur des gens du nord. Ils ont plus que ceux-ci l’esprit d’initiative et l’entrain au travail. Ces Souabes sont arrivés presque tous pauvres dans leur nouvelle patrie, attirés par les édits de Frédéric, que des agens leur avaient lus sous le tilleul du village ou dans les cabarets. Bien rares furent ceux qui partirent alors, conduisant des chariots où ils avaient entassé tout ce qui se pouvait emporter, depuis les ustensiles de ménage jusqu’aux paquets de nippes inutiles ; bien rares même ceux qui poussaient devant eux quelque maigre troupeau de porcs ou d’oies : la plupart portaient leur fortune au bout de leur bâton. Presque tous étaient des manouvriers ; mais quand, arrivés en Prusse, on leur donna des terres, ils ne firent point de difficultés pour se transformer en laboureurs. Tel venu pour être maçon alla, ceint du tablier de sa corporation, ensemencer sa terre. On vit derrière la charrue de jeunes femmes qui prenaient vaillamment la place de leurs maris morts en route. Apres à la besogne, économes jusqu’à l’avarice, ils ont quintuplé la valeur du sol. Leurs descendans ont gardé quelque chose de leur humeur ; ils sont plaisans avec quelque dureté, aiment à raillerie voisin au risque de l’irriter, et, comme jadis dans l’Allemagne du Sud, ils échangent de village à village de grosses plaisanteries méchantes. On dit que les femmes d’origine souabe ne résistent guère aux tentations illégitimes, et que c’est encore là un souvenir de la première patrie. Les superstitions de ces fils de colons sont celles de la Souabe, d’où leurs pères ont rapporté leurs livres magiques ou prophétiques, parmi lesquels l’Albert le Grand, ou les secrets sympathiques et naturels de l’Égypte, dûment conservés et approuvés, pour bêtes et gens. Le patois souabe est demeuré la langue de leur foyer, celle des chansons licencieuses qu’ils chantent à de certaines fêtes, sur la pelouse des danses, ou devant la maison de la bien-aimée. Le maître d’école s’irrite contre « cette affreuse langue, » contre ce Schwoabsch, comme il le dit en parodiant la lourde prononciation des Wurtembergeois ; mais ceux-ci persistent dans leurs habitudes, et, s’ils ont quelque secret à se dire devant des étrangers, ils parlent hardiment tout haut dans leur vieil idiome : le maître d’école lui-même n’y comprend rien.

À quelques minutes de Berlin se trouve un village qui offre à la curiosité de l’historien les plus intéressantes observations. Ce village, qu’on appelle Rixdorf, n’a pas moins de 7,000 habitans ; une partie est habitée par des Allemands, l’autre par des Bohémiens. Ceux-ci sont divisés en plusieurs communautés religieuses, celles des calvinistes, des luthériens et des frères bohèmes. Reste des hussites, persécutés partout, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur la terre hospitalière du Brandebourg, les derniers ont conservé le souvenir de l’ancienne patrie aussi présent que s’ils y étaient arrivés hier. Ils vivent entre eux, formant une sorte de petite république dont les lois morales sont sévères, car toutes sortes de plaisirs, la danse et même le jeu de cartes, y sont interdits ; contre les délinquans il y a une série de peines, la remontrance du pasteur, la citation devant « les anciens, » la sommation de s’amender, l’exclusion temporaire de la table sainte, enfin l’exclusion de la communauté même. Les frères bohèmes parlent l’allemand, et leurs pasteurs par ordre des rois prêchent en cette langue ; mais ils n’ont point oublié le bohémien, qu’ils parlent à la maison et qui a place dans l’enseignement de l’école. C’est dans le texte bohémien qu’ils lisent la Bible ; les psaumes sont écrits et chantés dans les deux langues, et, la nuit de Noël, après la prière, qui est faite en allemand, on entend tout à coup retentir le Cas rodosti, hymne bohémien à trois strophes, dont la vieille mélodie, originale et saisissante, remplit d’émotion l’âme des assistans. Longtemps les frères bohèmes n’ont pu s’entendre avec la communauté des calvinistes, ni avec celle des luthériens qui, elles-mêmes, ne s’accordaient pas entre elles. Ces trois membres exilés d’une même famille étaient fort animés les uns contre les autres, se querellant, s’injuriant, se comparant à diverses bêtes de l’Apocalypse. Il a bien fallu pourtant qu’ils se tolérassent à la fin : les calvinistes et les luthériens ont encore leur église à part ; mais ils entretiennent une école commune. Moins austères et moins fanatiques que les frères bohèmes, ils ont moins fidèlement gardé l’empreinte de leur origine. Pourtant ils n’ont pas oublié leur langue. Dans les rues de Rixdorf, on entend les Bohémiens se séparer après une conversation sur les mots : Z panem bohem, c’est-à-dire « avec Dieu Notre Seigneur, » qui remplacent l’adié des Allemands, et le soir, suivant qu’on se promène dans telle rue ou dans telle autre, on est salué par le gute nacht des Allemands ou par le dobre noc des Bohémiens.

La langue française n’a pas eu la même fortune que le patois souabe ou la langue bohémienne : elle a disparu de partout. S’il y a encore quelques églises où, comme à Berlin, le prêche se fait en français, il y a plus d’Allemands que de fils de réfugiés qui viennent écouter : c’est une manière d’exercice à l’usage des Berlinois. En quelques endroits, par exemple à Ziethen, dans l’Uckermark, où une colonie française, éloignée des villes, a mieux gardé ses souvenirs, il reste au milieu de l’allemand du pays bon nombre de mots français, mais défigurés. Les enfans disent aux parens mon pir, ma mir ; un lit s’appelle une kutsche : c’est le mot couche prononcé à l’allemande ; groseille est devenu gruselchen. Les noms de famille ont subi de pareilles altérations : Urbain s’est changé en Irrbenk, Dupont en Dippo, Vilain en Villing. Les noms de baptême demeurés français, Jean, Jacques, Rachel, sont rendus méconnaissables par la façon dont on les dit. Il est pourtant encore des morceaux de langue française que récitent les enfans dans les familles des réfugiés. Ce sont quelquefois les commandemens de Dieu, écrits en style du XVIe siècle, et l’on est un peu surpris d’entendre de petites filles réciter ainsi l’un des versets : « tu ne paillarderas pas. » Tous enfin savent répéter, sans la comprendre, la confession de foi calviniste : le dernier souvenir de la patrie vit dans ces quelques lignes pour lesquelles les arrière-grands-pères des Urbain et Dupont ont souffert les dangers et la douleur de l’exil !

Il y a d’autres signes auxquels on peut reconnaître les colons d’origine française. Leur physionomie est demeurée telle, qu’un Français, transporté d’un village de France dans ce village de Ziethen, éprouverait une singulière impression à voir aller et venir des paysans presque tout semblables aux nôtres, auxquels il serait tenté d’adresser la parole, mais qui ne la comprendraient pas et qui n’ont rien de commun avec lui ! J’ai eu, dans un récent voyage en Allemagne, la preuve frappante de cette persistance de la physionomie française. Un soir, à l’orchestre d’un théâtre, comme je regardais pendant un entr’acte la salle, qui était très pleine, mon voisin me dit : — Vous avez un compatriote ici ; cherchez bien et vous le trouverez. — Mon regard s’arrêta bientôt sur quelqu’un que je désignai, sans hésiter, à mon interlocuteur. Je ne m’étais point trompé : la personne que j’avais si vite découverte était un membre du parlement d’Allemagne, portant un nom tout français, et descendant d’un réfugié. En le regardant bien, j’aperçus pourtant quelque chose d’étranger sur sa figure : c’était la tête d’un Français, mais d’un Français triste. M. Belleim-Schwarzbach marque fort bien par quelques mots en quoi les fils des réfugiés diffèrent de leurs compatriotes, mais aussi en quoi ils leur ressemblent : « Ils sont, dit-il, presque tous châtains ; leurs yeux, de couleur foncée, sont brillans et curieux ; la stature est moyenne, élancée ; les. doigts des femmes, gracieux, longs, effilés, se distinguent des gros doigts lourds des Allemandes ; mais sur les visages repose le calme, le flegme de la bonhomie allemande, qui transforme ces physionomies françaises. »

Plus le temps marche, plus les différences s’effacent : le mélange des familles de provenances diverses, autrefois rare, devient de plus en plus fréquent ; la rapidité et la commodité croissantes des communications font que tous les petits groupes d’étrangers, autrefois compactes, se dissolvent et s’éparpillent. Il y a longtemps que les privilèges juridiques, civils et autres, accordés aux colons, ont été supprimés, et que les fils des réfugiés sont rentrés dans le droit commun. Les seuls mennonites avaient su faire respecter jusqu’à nos jours l’exemption du service militaire qui leur fut octroyée par le grand-électeur et confirmée par le grand Frédéric. Après que la Prusse fut devenue un état constitutionnel et que la volonté du roi cessa d’être la loi unique, les ministres placèrent encore les privilèges des mennonites au-dessus de la constitution ; mais en 1867 le parlement de l’Allemagne du nord, malgré les protestations qui se firent entendre en faveur des disciples de Menno, vota l’article 57 : « Tout Allemand doit le service militaire, et ne peut se faire remplacer dans l’accomplissement de ce devoir. » Depuis ce temps, ces ennemis de la guerre émigrent en masse. Venus de Bohême en Prusse, ils vont de Prusse en Amérique ; mais qu’importe, dit M. Belleim-Schwarzbach ! « Ils ont donné depuis longtemps tout ce qu’ils pouvaient donner ! L’état les a récompensés assez généreusement, et l’état est un organisme vivant, soumis aux lois de la croissance, qui ne peut se laisser comprimer par des liens qu’on a jetés sur lui il y a plusieurs siècles. »

Ces étrangers venus de tous les points de l’Allemagne et de l’Europe se sont donc fondus dans la population : il n’y a plus que des Prussiens en Prusse. Tous ont aux heures de danger témoigné leur amour à la patrie adoptive : en 1814, les mennonites, ne pouvant combattre, avaient donné leur or. Il ne faut point s’aviser de parler aux fils des réfugiés français d’une communauté d’origine : les plus bienveillans se hâtent de déclarer qu’ils sont de « vrais et sincères Allemands ; ». il en est qui choquent les Allemands eux-mêmes par l’intempérance de leur germanisme, comme a fait ce cuistre qui, au moment où allait s’ouvrir la guerre de 1870, a du haut d’une chaire de l’université de Berlin demandé pardon à Dieu et aux hommes de porter un nom français. S’il m’est permis d’invoquer encore une fois des souvenirs personnels, je dirai que, si j’ai reçu un très gracieux accueil dans la petite colonie française de Hanau, dont les dames avaient prodigué les plus charitables soins à nos prisonniers malades, c’est avec un Français berlinois que j’ai échangé les seuls mauvais propos que j’aie essuyés et rendus en Allemagne depuis la guerre.

En disparaissant dans la population prussienne, ces étrangers y ont versé leurs génies divers, et ils ont fait qu’elle ne ressemble à aucune autre. Une race nouvelle s’est formée du mélange de ces races. Qu’on veuille bien se souvenir que cette population elle-même, prise dans son ensemble, n’est point indigène[2]. Les provinces sur lesquelles a régné Frédéric, Brandebourg, Poméranie, Prusse orientale et occidentale, Lusace, Silésie, n’étaient habitées, au vie siècle, que par des Slaves. Pendant le moyen âge, des immigrans venant de tous les cantons d’Allemagne et de Hollande, se sont dirigés vers ces pays : moines apportant la parole chrétienne, marchands en quête de débouchés nouveaux, paysans séduits par l’appât d’une propriété libre, chevaliers cherchant aventures et fiefs au détriment du païen, margraves qui veulent s’agrandir, toute cette foule mêlée de prêcheurs, de vendeurs, de laboureurs, de combattans, pénètre dans les petits états slaves, et, se glissant ici parmi les anciens habitans, là se substituant à eux, elle a préparé l’extension de l’Allemagne bien au-delà des frontières que lui donnait Tacite. A la fin du moyen âge, il y avait une sorte de nationalité brandebourgeoise, parlant un dialecte spécial, le dialecte de la Marche, dont Luther vante les qualités dans ses Propos de table ; mais les désordres des XIVe et XVe siècles, les luttes religieuses du XVIe et cette terrible guerre de trente ans ont un instant compromis le travail des siècles : c’est alors que les princes colonisateurs ont fait, pour réparer le mal, les efforts dont on vient de lire l’histoire, que de nouveaux colons, venus, comme les premiers, de tous les cantons de l’Allemagne, et auxquels s’en sont joints d’autres, venus de l’étranger, ont comblé les vides de l’ancienne colonie ; qu’en un mot la Prusse, cette œuvre artificielle, savante et forte, commencée par les Ascaniens, a été achevée par les Hohenzollern. Faut-il faire remarquer que chaque fois qu’un ban nouveau d’immigrans est arrivé, il a provoqué dans le pays une recrudescence de travail ? L’ancien habitant, qu’une catastrophe a plongé dans la ruine, reste comme anéanti sous le coup qui l’a frappé. Il ne dispute pas à la végétation sauvage le champ qu’elle envahit ; il ne relève pas les quartiers déserts d’une ville : il reste cent ans, à Magdebourg ou à Breslau, sans balayer les décombres d’un incendie ; mais le colon, qui de très loin est venu tout exprès pour labourer un champ ou pour bâtir une maison, arrache l’ivraie et déblaie les ruines : le plus nonchalant des désœuvrés d’Europe, transporté sur un terrain qu’on lui concède en Amérique ou en Algérie, ne sent-il pas en lui un réveil d’énergie ? C’est en partie par l’exemple de ces étrangers que la population prussienne fut entretenue dans cette perpétuelle ardeur au travail qui a permis aux sujets de tirer d’un pays pauvre des produits inespérés, aux rois d’entretenir des forces militaires hors de proportion avec le nombre de leurs sujets, et de tenir tête, comme a fait Frédéric, aux premières puissances du monde coalisées contre lui.

M. Belleim-Schwarzbach a donc écrit un chapitre important de l’histoire de Prusse dans son livre les Colonisations des Hohenzollern. Nous avons loué déjà le soin et l’impartialité qu’il a mis dans ce travail ; il y a pourtant des réserves à faire sur une opinion exprimée par lui dans la préface. Il est vrai que la Prusse a reculé vers l’Orient les frontières d’Allemagne de l’Elbe à la Vistule, et qu’on ne saurait apprécier avec justice sa fortune présente, si l’on ne compare à l’histoire de ses princes celle des princes du centre et de l’ouest de l’Allemagne, gens naïvement égoïstes et superbes, considérant l’état comme un instrument tout exprès inventé pour leur commodité personnelle. Le potentat allemand qui vendait ses sujets au roi George d’Angleterre pour être expédiés comme chair à canon en Amérique, où commençait la guerre d’indépendance, fait un contraste fort instructif avec son contemporain Frédéric II, qui achetait des sujets, pour ainsi dire, en distribuant aux colons de l’argent et des terres. Mais pourquoi donner à entendre que les créateurs de la Prusse aient jamais songé à travailler pour la gloire et le profit de l’Allemagne ? Rome, qui fut jadis en Italie, comme la Prusse en Allemagne, une terre d’asile ; qui prit ses citoyens d’abord parmi les tribus voisines, puis dans toute l’Italie, comme la Prusse a pris ses sujets d’abord dans les cantons voisins, puis dans toute l’Allemagne, — qui a formé de ces élémens divers une création artificielle, l’état romain, comme la Prusse a formé l’état prussien, — qui, ainsi fortifiée et toujours croissant, s’est retournée contre l’Italie pour la soumettre, comme la Prusse contre l’Allemagne, Rome s’est-elle jamais vantée d’avoir vécu et travaillé pour l’Italie ? Elle a vécu de l’Italie, et non pour l’Italie, comme la Prusse a vécu de l’Allemagne et non pour l’Allemagne.

M. Belleim-Schwarzbach aurait mieux fait de s’étendre, dans cette préface, sur la comparaison qu’il a faite entre la Prusse et « un organisme vivant, » et de retracer avec la froideur d’un savant l’histoire de cet organisme guidé par le besoin de vivre, attirant à lui, pour se les assimiler, tous les élémens nécessaires à son existence, croissant lentement, en un climat et sur un terrain médiocre, subissant des crises affreuses, mais se refaisant toujours, comme l’arbre refait sa branche arrachée par l’ouragan, puis après avoir franchi sa laborieuse adolescence, étonnant le monde par le déploiement subit de forces lentement et patiemment acquises. Bien juste est cette métaphore empruntée au monde physique, pour être appliquée à un état dont aucune loi morale n’a entravé les progrès. » Un moment, l’écrivain avoue que Frédéric, pour attirer des colons en Silésie, « n’a pas rougi d’employer la dissimulation, la ruse, la force ouverte, que souvent peut-être il ne s’est pas assez préoccupé du choix des moyens et n’a point connu de scrupules ! » Il eût pu ajouter que les Hohenzollern ont annexé des provinces, comme ils ont annexé des colonies, reculé leurs frontières, comme ils ont accru la population de leurs états, avec ce mépris parfait des organismes faibles, que professent dans la nature les organismes forts. Enfin il avait qualité pour mêler quelques conseils à l’enthousiasme qu’il professe pour l’état des Hohenzollern. A la fin de son livre, il reproche au roi Frédéric-Guillaume II d’avoir pris trop de Pologne d’un coup, au lieu d’imiter la discrétion de Frédéric le Grand, qui, s’étant contenté d’un morceau plus petit, se l’est mieux approprié. Que pense-t-il donc du prodigieux accroissement de la Prusse contemporaine ? S’il est conséquent avec lui-même, il doit craindre que le Palatinat et la Souabe ne se plient point aussi aisément au système prussien qu’ont fait les Palatins et les Souabes transportés par petites troupes au-delà de l’Elbe, et dont le patois résiste pourtant encore aux colères du maître d’école prussien. Les forts sont exposés à deux sortes de dangers : trouver plus fort que soi, — la Prusse n’en est pas là, — mais aussi abuser de la force, faire, comme on dit, des excès, d’où vient le malaise, avant-coureur de la maladie, puis la maladie elle-même. Celle-ci arrive quelquefois très tard, mais elle arrive. Tout organisme vivant est, par loi de nature, un organisme mortel.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1875.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1875.