Les Primitifs flamands (Eugène Baie)

Les Primitifs flamands (Eugène Baie)
L’Art Moderne9 (p. 376-377).

LES PRIMITIFS FLAMANDS

M. Eugène Baie, l’auteur de l’Épopée flamande, nous adresse la lettre suivante :

  Mon cher Directeur,

Par une coïncidence curieuse, les primitifs flamands ont inspiré ces jours-ci d’abondants commentaires. Que je vous signale, entre tous, ceux de M. Petrucci. D’une part, sa fine lucidité y saisit les caractères psychologiques avec cette sûre pénétration qui replace un type dans ses conditions d’activité quotidienne ; d’autre part, elle met un nom sur chacun des détails disparates accumulés dans ces visions bizarres que suggéra la surexcitation du sentiment religieux : parcourez plutôt, à ce sujet, les analyses d’Adam et Ève de Van Eyck et d’un Enfer de Jérôme Bosch. Il y a là, mise en œuvre, si je ne m’abuse, une méthode d’investigation d’un maniement très facile pour peu qu’on possède une érudition considérable, de la sagacité et du goût. Ce ne sont encore que des indications, mais au bout desquelles il pourrait bien y avoir des issues.

Croyez pourtant, mon cher Directeur, que je me fusse dispensé d’insister auprès de vous sur de pareilles évidences si plus d’un ouvrage récent ne marquait une tendance fâcheuse à dénier aux primitifs leur originalité ethnique et à l’art de chaque peuple sa forte cohérence traditionnelle. Bref, il n’y aurait, selon certains esthètes, ni primitifs flamands, ni école flamande. Je le sais bien, ce sont là des querelles de mots, niais sous les mots gisent des choses qui nous sont chères et peut-être suffirait-il de les signaler pour prémunir contre des équivoques beaucoup d’excellents esprits.,

Que ne voit-on d’abord dans le mot primitif une notion purement conventionnelle ! En vain le prétendra-t-on inapplicable à l’art d’un Van Eyck qu’une lignée de précurseurs inconnus avait parfait : si minutieusement adorable qu’on l’imagine, il lui manque le mouvement, ce secret de l’intarissable renouvellement des attributs, des formes, des attitudes, des caprices illimités de l’énergie agissante. Or, n’est point parfait, à mon sens, un art pictural qui n’a pu saisir de la vie les élans, les spontanéités imprévues. Il peut se prêter aux concentrations, aux monomanies du sublime, non pas à la fougue des désirs tendus qui marque l’essor naturel d’un tempérament. En fût-il autrement que nous ne verrions dans cette question qu’un cas particulier du problème général de l’art ethnique et des groupements qu’il engendre.

Qu’affirment donc nos esthètes ? Que les religions, les métaphysiques, la science créent entre les divers peuples des points de contact, une culture qui, par sa puissante généralité, l’emporterait sur les différences de race et que, parlant, les éléments originaux de chaque groupe seraient négligeables. Dois-je dire qu’un siècle d’acquisitions scientifiques dément une pareille affirmation ! L’hypothèse contemporaine d’un organisme prête à tout groupe social une indestructible unité à laquelle les résultats de nos connaissances expérimentales donnent beaucoup de solidité : chaque sol détermine son régime économique qui produit ses mœurs, qui engendrent son art par une série de conséquences dont la rigueur ne fléchit sous le poids d’aucune exception. Par suite, cet organisme est dominé par une psychologie issue d’un tempérament étroitement conditionné.

Vous admettrez qu’une certaine façon d’exprimer correspond à une certaine façon de sentir ; de là des types nationaux distincts, des styles particuliers, des écoles. La tradition n’est autre chose que la manière dont un peuple traduit dans le caractère des faits sa permanente identité.

Sans doute, des groupements plus vastes s’établissent sur des affinités d’éducation, de tempérament, de tradition, mais on vérifie alors que la culture générale se manifeste d’une façon infiniment variable, selon les éléments originaux de chaque groupe.

C’est ainsi que l’histoire du sentiment religieux en Allemagne peut se résumer dans l’évolution de l’ancien panthéisme des Germains ; on en suit la trace dans la doctrine mystique de l’école dominicaine de Cologne, dans les constructions des Schelling et des Hegel, dans le monisme contemporain de M. Haeckel. Semblablement, on jetterait un fil de relation à travers les manifestations du rationalisme français depuis Pelage jusqu’à Voltaire.

Envisagée sous ce point de vue, la question est intéressante, à condition de reposer sur un robuste fondement psychologique : voici déjà quelques années que je m’applique à l’exposer avec les développements indispensables à son élucidation ; je puis bien vous dire qu’elle fera la matière de mon prochain ouvrage. Mais pour restreindre mon argumentation à l’objection tirée de l’œuvre des primitifs flamands, n’est-il pas évident que si les formes de l’activité communale ont imprimé dans leur art un sentiment impersonnel, elles n’y ont pas moins empreint ce qu’il y avait de caractéristique et d’essentiel dans les aptitudes de la race, dans ses qualités morales ? Les particularités de lu culture à cette époque se différenciaient mal encore de la souche commune et je crois avoir indiqué par ailleurs les circonstances qui présidèrent à la production d’un art social et d’expression collective. Qu’importe donc l’origine germanique d’un Memling (fût-elle démontrée) s’il a reforgé ses imaginations d’après la structure de notre esprit, si la mysticité de Bruges ébranla les profondes sympathies de sa nature ? Cela témoigne de la puissance du génie flamand. Qu’importe encore que nos maîtres aient dressé leur chevalet à Dijon, à Lille, à Bruges selon que les y conduisaient les destinées illustres des Bourguignons ? Laissons là ces pauvretés ! Il y eut en Hellade des sophistes qui niaient le soleil : c’étaient, dit le poète, les adeptes des doctrines de la Cécité.

Excusez-moi, mon cher Directeur, d’avoir retenu si longtemps votre attention et veuillez trouver ici mon meilleur souvenir.