Les Preuves/Mauvaise Foi

La Petite République (p. 181-189).
MAUVAISE FOI
I

De même, quand M. Cavaignac nous dit qu’il ne parlera pas des pièces secrètes, qui ne contiennent que « des présomptions concordantes », M. Cavaignac est d’un vague très inquiétant. Il aurait pu, semble-t-il, résumer à grands traits les présomptions qui, dans la correspondance, convergent contre Dreyfus.

Mais surtout, il y a une question grave, décisive même, que M. Cavaignac ne semble même pas s’être posée.

Avant le procès Dreyfus, avant la découverte du bordereau, les bureaux de la guerre avaient l’essentiel de ce qui, selon M. Cavaignac, condamne Dreyfus. Ils n’avaient pas le bordereau, mais M. Cavaignac n’invoque plus le bordereau. Et ils avaient toutes les lettres dont se dégagent contre Dreyfus des « présomptions concordantes ». Ils avaient dès mars et avril, c’est-à-dire six mois avant le procès, les lettres avec l’initiale D… Comment se fait-il que pas un jour, pas une minute, ils n’aient songé à faire à Dreyfus application de ces lettres ? Pas une minute il n’a été suspect ! Pas une minute on n’a songé à ouvrir contre lui une enquête secrète ! Pas une minute on n’a songé à le fairesurveiller !

Quoi ! Vous saisissez par centaines les lettres des attachés étrangers : dans ces lettres il y a des indications qui, selon vous, pèsent sur l’esprit, contre Dreyfus, d’une façon décisive. Parmi ces lettres vous en recevez deux qui attestent qu’un nommé D… va chez M. de Schwarzkoppen et chez M. Panizzardi, qu’il est allé au moins trois fois en mars et avril à leur domicile, qu’il leur porte des documents, et vous ne songez pas une minute à mettre un agent sur les pas de Dreyfus ! Bien mieux, vous ne concevez pas contre lui le moindre soupçon !

Et vous attendez, pour le mettre en cause, la découverte du bordereau !

Non, d’après son discours, M. Cavaignac ne semble même pas s’être posé cette question ; il ne semble pas qu’il l’ait posée aux bureaux de la guerre, et pourtant, je le répète, cette difficulté est décisive. Si les présomptions étaient, comme le dit M. Cavaignac, concordantes, si elles pesaient sur l’esprit d’un poids décisif, et si les deux lettres avec l’initiale D… paraissaient sérieusement applicables à Dreyfus, pourquoi n’a-t-on pas organisé contre lui la moindre surveillance ? Pourquoi même n’a-t-on pas formé contre lui le plus léger soupçon ? Pourquoi l’acte d’accusation affirme-t-il que, dans l’enquête sur le bordereau, on n’était guidé par aucun renseignement antérieur, par aucune prévention ? Pourquoi ? Que M. Cavaignac réponde.

Il a fallu qu’on découvrît le bordereau, il a fallu qu’on l’imputât à Dreyfus, pour que l’on songeât aussi que les prétendues « présomptions concordantes » et les lettres à l’initiale D… pouvaient être utilisées contre Dreyfus. Supprimez le bordereau, vous supprimez en même temps et les présomptions concordantes et l’attribution à Dreyfus des pièces D…. C’est le bordereau seul, imputé à Dreyfus, qui a communiqué par contagion un semblant de valeur probante contre lui à d’autres pièces. C’est par le bordereau seul et appuyées sur lui qu’elles ont pu valoir contre Dreyfus. Or, comme le bordereau n’est pas de lui, toutes les autres pièces tombent avec le bordereau.


II

Ah ! je sais bien qu’il est difficile au cerveau humain de se débarrasser d’impression déjà anciennes. Dreyfus a été condamné et on s’est habitué à le tenir pour un traître. Longtemps on a cru que le bordereau était de lui, et maintenant même qu’on sait qu’il n’est pas de lui, il est malaisé d’effacer en un jour les empreintes profondes marquées en notre esprit ; l’impression obscure de la trahison survit en nous, malgré nous, même quand les preuves essentielles qui en avaient été données sont détruites.

Ainsi, il nous est très difficile de lire les pièces à l’initiale D… comme si le bordereau n’avait pas été attribué à Dreyfus, comme si par suite Dreyfus n’avait pas été arrêté et condamné.

Songez pourtant qu’il le faut. Songez que le bordereau n’est pas de Dreyfus et que, si on ne le lui avait pas attribué par erreur, Dreyfus n’aurait même pas été inquiété. Songez que vous n’auriez contre lui aucune prévention, aucune ombre, même légère, de soupçon. Si donc vous voulez voir juste, si vous voulez penser en hommes droits et libres, effacez de votre esprit l’impression de trahison qu’il y a laissée, et demandez-vous comment M. Cavaignac peut invoquer contre Dreyfus comme décisives des pièces qu’avant le bordereau, nul dans les bureaux de la guerre n’avait songé une minute à tourner contre lui.

Comme vous avez cru longtemps que le bordereau était de Dreyfus et qu’ainsi l’idée de Dreyfus traître s’est enfoncée en votre esprit, quand vous voyez dans une lettre suspecte l’initiale D…, cette initiale éveille en vous, à votre insu, par une sorte d’écho cérébral et d’involontaire association, le nom de Dreyfus. Mais arrachez de votre cerveau, non seulement le bordereau, mais les impressions qu’il a laissées en vous contre Dreyfus. Faites qu’à l’égard du nom de Dreyfus votre cerveau soit neuf comme il doit l’être, et vous trouverez monstrueux que M. Cavaignac puisse invoquer contre Dreyfus deux lettres suspectes, où il n’y a que l’initiale D….

Vous trouverez monstrueux qu’il déclare, après coup, concordantes et décisives des présomptions qui, avant le bordereau, n’avaient ému ou même effleuré aucun esprit.

Mais c’est bien mieux : même après la découverte du bordereau, même pendant le procès, les bureaux de la guerre n’avaient pas songé à appliquer à Dreyfus les pièces qu’invoque M. Cavaignac. L’acte d’accusation démontre qu’il n’a été interrogé, en dehors du bordereau, sur aucune pièce suspecte, sur aucun détail inquiétant d’une correspondance quelconque.

Et qu’on ne dise pas que c’était par prudence, car le huis clos parait à tout, car il était aussi compromettant de montrer le bordereau que n’importe quelle autre pièce ; car M. Cavaignac lui-même a pu lire publiquement ces pièces.

Non, si on ne les a pas jetées dans le procès légal de Dreyfus, c’est parce que d’abord on ne songeait pas du tout à les utiliser, et on ne songeait pas à les utiliser parce qu’on ne les jugeait pas utilisables.

Les pièces avec l’initiale D… avaient fait déjà l’objet d’une enquête ; on avait cherché à savoir quel était ce D…. Or rien, ni dans les habitudes de Dreyfus, ni dans la nature des documents livrés, ni dans le texte même des lettres, ne permettait même de soupçonner Dreyfus, et c’est dans de tout autres directions qu’on avait cherché : ainsi, les lettres à l’initiale D… faisaient partie d’un tout autre dossier que l’affaire Dreyfus ; bien mieux, chose inouïe, elles en font partie encore.


III

Certes, si deux hommes ont été violemment opposés depuis le réveil de l’affaire Dreyfus, c’est le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel Henry ; ils se sont défiés et outragés : le lieutenant-colonel Henry a dirigé les perquisitions au domicile du lieutenant-colonel Picquart. Pendant que celui-ci réclame la revision du procès Dreyfus, le lieutenant-colonel Henry, avec les autres officiers de l’État-Major, s’y oppose par tous les moyens, par toutes les manœuvres.

Et pourtant, il y a un point sur lequel ils sont d’accord : c’est que la fameuse pièce : « Ce canaille de D… » ne fait pas partie du dossier Dreyfus.

Le lieutenant-colonel Picquart, on le sait, affirme qu’elle n’est pas applicable à Dreyfus. Il l’a affirmé encore publiquement, dans sa lettre à M. Brisson, en réponse aux discours de M. Cavaignac. Et le lieutenant-colonel Henry, lui, a déclaré publiquement devant la cour d’assises ceci (Compte rendu sténographique, tome I, page 375) :

Jamais la pièce « Canaille de D… » n’a eu de rapport avec le dossier Dreyfus. Je le répète : Jamais, jamais, puisque le dossier est resté sous scellés depuis 1895 jusqu’au jour où, au mois de novembre dernier (1897), M. le général Pellieux a eu besoin du bordereau pour enquêter au sujet de l’affaire Esterhazy : par conséquent, la pièce « Canaille de D… » n’a aucun rapport avec l’affaire Dreyfus, je le répète. Alors, je me suis mal expliqué ou on m’a mal compris. Mais je le répète devant ces messieurs que jamais ces deux pièces, le dossier Dreyfus et la pièce « Canaille de D… », n’ont eu aucun rapport.

Voilà qui est catégorique et c’est un officier du bureau des renseignements qui parle. La conséquence est claire. La pièce « Canaille de D… » reçue en mars ou en avril 1894, six mois avant le procès, a donné lieu à une enquête. Cette enquête, qui n’a pas abouti, n’a pas été une minute, une seconde, dirigée contre Dreyfus, que rien ne permettait de soupçonner. Et la pièce a été classée dans un dossier distinct.

Même quand le bordereau est découvert, quand Dreyfus est soupçonné et accusé de trahison, les bureaux de la guerre ne songent pas à lui faire application de cette pièce : l’initiale D leur paraît si peu décisive que même en face d’un accusé du nom de Dreyfus, ils ne tournent pas cette pièce contre lui.

Et c’est seulement après le procès légal, quand les juges, troublés par les obscurités et les incertitudes de l’expertise du bordereau, hésitent, qu’un ministre criminel et insensé, cédant à l’emportement de l’opinion, prend dans un autre dossier d’espionnage la pièce « Ce canaille de D… », la jette aux juges qui ne peuvent ni examiner ni délibérer, et enlève ainsi la condamnation.

Puis, le crime accompli, la pièce est ramenée au dossier d’espionnage, tout différent de l’affaire Dreyfus, d’où elle a été momentanément détournée et le lieutenant-colonel Henry peut affirmer, en effet, qu’elle n’a jamais fait partie du dossier Dreyfus.

Voilà quelle valeur les bureaux de la guerre et l’accusation elle-même accordaient à ces fameuses pièces secrètes. Elles n’ont été, pour l’accusation, qu’un coup de désespoir, pour gagner la partie qu’au dernier moment elle a crue perdue. Tant que les accusateurs ont pensé que le bordereau accablerait Dreyfus, ils se sont bien gardés d’exhiber des pièces qui ne pouvaient s’appliquer à Dreyfus. Puis quand sur la seule base du bordereau l’accusation a chancelé, vite ils ont cherché dans n’importe quel dossier, n’importe quelle pièce qui, à la dernière heure, surprît la conviction des juges : mais cette opération ils l’ont faite en se cachant, et aussitôt le coup porté, ils ont réintégré, dans son dossier primitif, la pièce dont ils venaient d’abuser.

Et maintenant, le bordereau étant ruiné tout à fait, ils sont bien obligés de produire publiquement « les pièces secrètes » : ce sont elles, maintenant, à défaut du bordereau qui se dérobe, qui constituent le nouveau dossier Dreyfus. On est obligé aujourd’hui de le former tout entier avec des pièces qui, dans la période de l’accusation et même quatre ans après, n’y figuraient même pas.

Dans le système de l’accusation et des bureaux de la guerre, à mesure que le bordereau descend, les pièces secrètes montent. Tant qu’on croit pouvoir compter absolument sur le bordereau, on n’accorde aux pièces secrètes aucune valeur ; on ne songe pas à les utiliser contre l’accusé, même comme indice ; on a peur que trop facilement il démontre qu’elles ne lui sont pas applicables et on les laisse dans un autre dossier. Le bordereau étant alors au plus haut, les pièces secrètes sont au plus bas.

Puis, quand le bordereau décline, quand il ne produit plus sur l’esprit des juges qu’un effet incertain, vite la valeur des pièces secrètes se relève et on les utilise en toute hâte, mais sous une forme irrégulière et honteuse, et avec la pensée de les abriter de nouveau, et tout de suite, dans leur vrai dossier distinct du dossier Dreyfus.

Enfin quand le bordereau est au plus bas, quand sa valeur probante contre Dreyfus est détruite, quand il est démontré qu’il est d’Esterhazy, voici que les pièces secrètes sont au plus haut, et c’est par elles publiquement que M. Cavaignac justifie la condamnation de Dreyfus. Ingénieux système de bascule ou de rechange.


IV

Par malheur, même quand M. Cavaignac parle d’un ton d’autorité, même quand la Chambre l’affiche, cette substitution de preuves, cette substitution de dossier en cours de route démontre la fragilité de l’accusation.

Nous ne pouvons pas oublier que si on n’avait pas cru le bordereau de Dreyfus, jamais on n’aurait fait application à Dreyfus de pièces secrètes. Nous ne pouvons pas oublier que les bureaux de la guerre ne leur accordaient aucune valeur, et nous constatons que cette valeur ne leur vient aujourd’hui que du discrédit du bordereau. Ainsi, par la contradiction la plus violente, c’est seulement parce qu’on accordait de la valeur au bordereau qu’on a pu diriger contre Dreyfus les pièces secrètes : et c’est parce que le bordereau n’a plus de valeur qu’on fait aujourd’hui de ces pièces, des pièces décisives.

Il y a là, si je puis dire, une mauvaise foi fondamentale. Mais où M. Cavaignac a commis, non pas seulement une erreur de méthode, mais une faute grave contre la conscience, c’est lorsque, étudiant le dossier secret, il n’a même pas appelé le lieutenant-colonel Picquart. Celui-ci avait été diffamé par l’État-Major, c’est vrai ; il avait été frappé d’une mesure disciplinaire, c’est vrai. Mais il avait été chef du bureau des renseignements. Longtemps ses chefs avaient rendu hommage à sa valeur intellectuelle et morale.

Or, le lieutenant-colonel Picquart a affirmé solennellement devant la cour d’assises qu’il n’y avait aucune pièce du dossier secret qui s’appliquât à Dreyfus. Il a affirmé qu’une de ces pièces, au contraire, s’appliquait exactement à Esterhazy. Il a affirmé particulièrement que les deux pièces à l’initiale D… ne peuvent pas concerner Dreyfus.

Il s’offre à le prouver où l’on voudra. Il s’offre à le prouver publiquement, si on veut bien le relever en ce point du secret professionnel. Il s’offre à le prouver aux ministres s’ils veulent bien lui accorder une audience.

Et M. Cavaignac, prenant sur lui de juger tout seul de la valeur du dossier, et de se prononcer à la tribune sur la culpabilité ou l’innocence d’un homme, ne daigne même pas entendre le colonel Picquart ! Il n’écoute que ceux qui, autour de lui, dans l’État-Major, sont acharnés à la perte de Dreyfus ; et il repousse l’homme qui offre la preuve de leur erreur ! C’est d’une témérité prodigieuse ; et quand on tient dans ses mains ou mieux encore quand on prend dans ses mains l’honneur et la liberté d’un homme, c’est d’un parti pris coupable et d’une criminelle légèreté.

Jusqu’au bout il est donc entendu que les pièces secrètes, sur lesquelles on accable Dreyfus, seront sous traites à l’examen contradictoire. Quand les juges s’en servent pour le condamner, ils ne les lui montrent pas ; ils ne l’appellent pas à les discuter. Et quatre ans plus tard, quand un ministre s’en sert à nouveau pour accabler Dreyfus, il n’appelle pas non plus à les discuter devant lui l’homme qui en conteste la valeur. Toujours la même décision d’autorité, sans examen contradictoire, sans débat et sans lumière.