Mercure de France (p. 27-39).

les premières publications


Il sera d’une bonne méthode de dresser tout d’abord le tableau chronologique des premières manifestations imprimées du vers libre ; ce n’est pas qu’une importance primordiale doive être attachée aux dates de publication ; il est trop évident que la date où une œuvre est publiée n’est pas celle où elle a été écrite, encore moins celle où elle a été conçue ; mais par cela qu’elles constituent des faits incontestables, les dates de publication sont des points de repère extrêmement précieux, en même temps qu’un solide point de départ pour toutes autres recherches.

Les premiers vers libres ont paru dans trois revues qui sont :

La Vogue, direction Gustave Kahn, avril-décembre 1886 ;

La Revue Indépendante, direction Édouard Dujardin[1], novembre 1886-décembre 1888 ;

La Wallonie, direction Albert Mockel, également fondée en 1886, mais qui n’entra dans la voie qui nous intéresse que l’année suivante.

Il faut ajouter quelques publications en librairie, toutes annoncées d’ailleurs dans ces mêmes revues.

Voici le tableau qu’un dépouillement minutieux m’a permis d’établir :

1o  La Vogue, I, no 6, date du 29 mai-3 juin 1886 : — Marine, d’Arthur Rimbaud. Dans les Illuminations.

Saluons ! Ce sont les premiers vers libres qui aient jamais été publiés.

J’ai expliqué pourquoi il était impossible de considérer comme des vers libres aucune des « poésies » de Rimbaud, et de considérer comme des vers quelconques les « proses » des Illuminations et de la Saison en Enfer, quelque tendance qu’il y ait dans celles-ci comme dans celles-là vers le vers libre. Au contraire. Marine est un petit poème nettement en vers libres ; et il en sera de même de Mouvement, que nous allons nommer ensuite.

La pièce étant courte, je la cite, bien qu’elle figure dans toutes les éditions de Rimbaud.

Les chars d’argent et de cuivre,
Les proues d’acier et d’argent
Battent l’écume,
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière[2].

Les deux éléments constitutifs du vers libre sont là : pieds rythmiques nettement marqués, unité de chaque vers.

2o  La Vogue, I, no 9, 21-27 juin 1886 : — Mouvement, d’Arthur Rimbaud. Également dans les Illuminations.

Venant tout de suite après la publication de Marine, la publication de Mouvement confirme la priorité de Rimbaud.

3o  La Vogue, I, no 10, 28 juin-5 juillet 1886 et no 11, 5-12 juillet : — Traduction, par Jules Laforgue, de Dédicaces et d’Ô Étoile de France, de Walt Whitman (Feuilles d’Herbe).

Nous examinerons plus loin si cette traduction peut être considérée comme étant des vers libres ou si elle a pu en donner l’impression.

Nouvelle traduction de Walt Whitman, également par Laforgue, dans la Vogue, tome II, no 3, 2-9 août, Une femme m’attend.

4o  La Vogue, I, no 10, 28 juin-5 juillet 1886 ; no 11, 5-12 juillet, et II, no 1, 19-26 juillet : — Intermède de Gustave Kahn. Publié ensuite dans les Palais Nomades.

Les premiers vers libres publiés par Gustave Kahn se trouvent dans la pièce no IV ; à partir de cette pièce, succession de vers réguliers et libérés et de vers libres.

Le cas de Gustave Kahn est, en effet, complexe. On parle couramment des Palais Nomades (où se retrouvent, comme nous l’indiquons, les poèmes publiés par la Vogue) comme d’un livre écrit en vers libres ; on ne sait pas suffisamment que les premiers vers des Palais Nomades sont des vers réguliers ou libérés ; exemple, le beau poème publié dans la Vogue du 26 avril et qui figure en tête des Palais Nomades :

Bon chevalier la route est sombre…

Au fur et à mesure qu’on avance dans la Vogue, et qu’on avance dans les Palais Nomades, les vers libérés sont plus fréquents ; puis, les vers libres apparaissent et deviennent de plus en plus nombreux. Mais il est rigoureusement exact qu’aucun vers libre ne se rencontre dans les deux premières parties du livre (Thèmes et Variations, et Mélopées) et les trois premières pièces de la troisième partie {Intermède), ni, pour ce qui est de la publication dans la Vogue, avant la date du 28 juin-5 juillet ; encore faut-il arrivera la seconde moitié du livre pour trouver de ces pièces entièrement en vers libres qui devaient être la caractéristique de la manière de Gustave Kahn, par exemple la pièce no 3 des Lieds, C’est vers ta chimère, parue dans la Vogue le 22-29 novembre.

La publication des pièces des Palais Nomades se poursuit dans la Vogue, II, no 3, 6, 7 et 8, et III, no I, 3, 6, 8 et 9.

5o . La Vogue, II, no 5, 16-23 août 1886. — L’Hiver qui vient et la Légende des Trois Cors, de Jules Laforgue. Publiés après sa mort dans les Derniers Vers.

Entièrement en vers libres.

Autres pièces de Laforgue dans la Vogue, II, no 7, et III, nos 1, 3 et 8. Également dans les Derniers Vers.

6o  La Vogue, III, no 2, 18-25 octobre 1886 : — Le Jubilé des Esprits Illusoires, de Moréas et Paul Adam. Extrait des Demoiselles Goubert, à paraître.

Partie en prose, partie en vers qui sont des vers libres, — bien que le caractère « vers » puisse en être discuté.

7o  La Vogue, III, no 4, 8-15 novembre 1886 : — Ah ! pourquoi vos lèvres entre les coups de hache du roi ? de Moréas. Publié ensuite dans le Pèlerin Passionné.

Entièrement en vers libres.

Autres poèmes en vers libres de Moréas dans le numéro suivant.

8o  Revue Indépendante, no 1, novembre 1886 : — Sur une défunte, de Jules Laforgue. Publié dans les Derniers Vers.

Entièrement en vers libres. C’est le premier poème publié par la Revue Indépendante.

Mentionnons, dans la même revue, no 6, avril 1887, Pan et la Syrinx de Laforgue ; parties en vers libres.

9o En librairie, éditions Tresse et Stock, 1887 : — Les Palais Nomades.

Nouvelle édition dans les Premiers Poèmes, Mercure de France, 1897.

10o Revue Indépendante, n* 9, juillet 1887 : — Sur les talus, de Jean Ajalbert. Publié ensuite chez Vanier.

Partie en vers réguliers ou libérés, partie envers libres, sauf la restriction ci-dessus.

11o La Wallonie, II, no 7, août 1887 : — L’Horizon vide, sixième partie d’une série Quelques Proses.

Nous y lisons les vers suivants qui peuvent être considérés comme un essai de vers libres :

Frêle enfant que chérit mon âme,
Pourquoi t’enfuir aux si vagues oublis,
Aux oublis douloureux de lointains amollis,
Tièdes sourires ?

Mentionnons encore les poèmes du Cygne, dans le même numéro, dont il suffit, à certains passages, de modifier la typographie pour reconnaître de parfaits vers libres ; exemple :

Là-bas fuit la tempête sous la cravache de son regard…

On peut comparer cette « prose » avec le « vers » de Marie Krysinska !

12o Revue Indépendante, no II, septembre 1887 : — La Belle au Château Rêvant, de Gustave Kahn. Publié ensuite dans Chansons d’Amant.

Nota. — Le 1er  mars 1888, la revue le Décadent publiait un article de Verlaine, Un mot sur la rime. Dans ce désagréable style « décadent » que le grand poète pratiquait volontiers quand il écrivait ses articles, il parle des tentatives de jeunes poètes ; mais il est curieux de constater que la seule caractéristique qu’il relève de leur prosodie est l’assonance.

C’est en 1894 qu’il donnera, dans Épigrammes le poème J’admire l’ambition du vers libre…

Rapprocher la conférence prononcée par Mallarmé à Oxford et à Cambridge, en 1894, la Musique et les Lettres, publiée l’année suivante chez Perrin, où nous trouvons les choses les plus profondes — et les plus sympathiques — sur la nouvelle prosodie.

13o En librairie, éditions de la Revue Indépendante, novembre 1887 : — Les Moralités légendaires de Jules Laforgue, que je place dans ce tableau pour les vers libres de Pan et la Syrinx.

Réédition chez Vanier et au Mercure de France.

14o En librairie, éditions de la Revue Indépendante, avril 1888 : — Litanies, chant et piano, d’Édouard Dujardin.

Poèmes entièrement en vers libres.

Je ne suis aucunement fier de ces poèmes écrits dans la pire manière décadente qui florissait alors ; comme ils ne sont entrés dans aucun recueil et que j’ai tout lieu de les supposer fort peu connus, j’en citerai un morceau qui, repris et transformé, est devenu la chanson des mariniers de Marthe et Marie en 1913 ; voici le texte de 1888 :

Les voiles voguent sur les vagues,
Le vent se traverse dans les vergues.
Les vents appellent les voilures
Vers des terres,
Vers des terres proches ou vers des terres distantes,
Vers des cieux d’ocre, des cieux d’encre,
Ô voile, ô vent, ô vol vivace !


15o La Wallonie, III, no 5, 31 mai 1888 : — L’Antithèse, d’Albert Mockel.

Entièrement en vers libres.

16o En librairie, chez Vanier, 1888 : — Ancaeus, de Francis Vielé-Griffin. Repris dans la réédition de Phocas le Jardinier (Mercure de France).

Le dialogue et les chœurs sont en vers réguliers, parmi lesquels je note (dans le Festin) les vers libres suivants, les premiers qu’ait publiés Vielé-Griffin :

Tourterelles, hirondelles, passereaux,
Les cygnes, les myrtes et les roses ;
Aphrodite qui sur les blonds sables te poses
Et dont la chevelure flotte sur les eaux,
Surgis éblouissante et nue et virginale
Dans l’aurorale
Pudeur de tes chairs roses…

La suite est en alexandrins réguliers… Il est certain pourtant que « dans l’aurorale » ne répond pas à la définition du vers libre…

17o Revue Indépendante, no 22, août 1888 : — Rondes, de Francis Vielé-Griffin. Publié ensuite dans Joies ; réédition dans Poèmes et Poésies (Mercure de France.)

18o Revue Indépendante, no 23, septembre 1888 : — Pour la Vierge du roc ardent, d’Édouard Dujardin, publié ensuite aux éditions de la Revue ; puis, repris dans la réédition des Lauriers sont coupés (Mercure de France).

Ensemble de poèmes en prose et de poèmes en vers libres.

19o Revue Indépendante, no 25, novembre 1888. — Poème de Walt Whitman, traduction de Francis Vielé-Griffin.

Nous sommes arrivés à la fin de l’année 1888, à laquelle il faut arrêter ce tableau, en y joignant pourtant, bien qu’elle n’ait paru que quelques mois plus tard, l’œuvre qui marque la définitive instauration du vers libre.

20o En librairie, chez Tresse et Stock, achevé d’imprimer en juillet 1889 : — Joies, de Francis Vielé-Griffin. Nouvelle édition, voir ci-dessus.

La préface, datée de juin 1889, commence par ces mots :

Le vers est libre.

La bataille était, en effet, gagnée.

À partir de 1889, les publications se multiplient et deviennent trop nombreuses pour que je ne sois pas exposé à des omissions. Aussi bien, la liste semble-t-elle épuisée des poètes qui peuvent passer pour les initiateurs du vers libre, et dont on peut lire qu’ils ont cherché par eux-mêmes et en eux mêmes la nouvelle formule.

Dans la nouvelle Revue indépendante de 1889 (série de Nion-Savine), ce sont maintenant de nouveaux poèmes de Vielé-Griffin, d’Edouard Dujardin, de Gustave Kahn et de Moréas.

Dans la nouvelle Vogue de 1889, de Vielé-Griffin, de Kahn et aussi d’Adolphe Retté.

Dans la même année de la Wallonie, Adolphe Retté publie un fragment de son dernier poème en vers libres, la Forêt bruissante, Retté n’ayant plus fait aux Muses classiques d’autre infidélité. Le mois suivant, c’est Verhaeren qui donne son premier poème en vers libres, Comme tous les soirs, qui est loin d’être son meilleur.

En librairie paraissent la même année Serres chaudes, de Maeterlinck, partie en vers réguliers, partie en vers libres.

La même année, Adolphe Retté avait publié Cloches dans la nuit, où se trouvent plusieurs poèmes en vers libres.

Puis, en 1890, Henri de Régnier, dans les Poèmes anciens et romanesques ; mais Henri de Régnier restera le poète du vers régulier et du vers libéré ; il y a longtemps que l’on a remarqué que ses vers libres sont plutôt des allongements ou des resserrements de vers traditionnels ; il n’en a pas moins donné, et particulièrement dans les Poèmes anciens et romanesques, plusieurs morceaux en véritables et très beaux vers libres.

Puis, ce sont Ferdinand Herold, avec la Joie de Maguelonne ; Stuart Merrill ; André Fontainas, avec les Vergers Illusoires ; van Lerberghe ; Camille Mauclair, avec les Sonatines d’Automne ; Robert de Souza, avec Fumerolles ; mais, cette fois, j’oublie certainement des noms.

À la même époque, les premiers initiateurs, continuant leur production, donnent, de leur côté, une série d’œuvres où le vers libre trouvait ses réalisations : Gustave Kahn, après les Palais Nomades (1887), les Chansons d’Amant (1891) ;

Moréas, le Pèlerin Passionné (1891) ;

Albert Mockel, Chantefable un peu naïve (1891) ;

Vielé-Griffin, après Joies (1889), Diptyque (1891) et les nouveaux Cygnes (1892) ;

Édouard Dujardin, Antonia et la Comédie des Amours (1891) ;

Avaient paru (1890) les Derniers Vers de Laforgue[3].



  1. La précédente Revue Indépendante, direction Chevrier, est antérieure au mouvement.
  2. Suivaient, dans la Vogue, quelques lignes que Paterne Berrichon, dans son édition définitive, a fort justement reportées ailleurs.
  3. Toutes ces œuvres de Gustave Kahn, Moreas, Vielé-Griffin, Édouard Dujardin et Laforgue se trouvent en rééditions au Mercure de France.

    Dans un article paru dans un journal hebdomadaire de Toulouse, le Travail en 1921, M. Louis Gracias note que le vers libre ne fut jamais en faveur dans le Midi. Et, en effet, des vers-libristes qui viennent d’être nommés aucun n’est né dans le midi ni n’est originaire du midi… Rapprocher les résultats de l’enquête ouverte par les Marges : « Pourquoi aucun grand poète français n’est-il du Midi ? »