Les Premiers Jours de l'Armistice en 1871 - Trois Voyages à Versailles

Les Premiers Jours de l'Armistice en 1871 - Trois Voyages à Versailles
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 515-535).
LES PREMIERS JOURS
DE
L’ARMISTICE DE 1871

TROIS VOYAGES A VERSAILLES

Ces lignes ont été écrites il y a dix ans, au lendemain des grands désastres de la patrie. J’ai vu les personnages, entendu les paroles et les récits désintéressés, touché les faits dont elles sont uniquement remplies. Sans haine, protégé par l’expérience contre les illusions des amitiés politiques, indépendant, poussé par le goût de la vérité, malgré des répugnances légitimes pour un exposé public qui me constitue témoin et narrateur de mes actes, voici devant le lecteur l’affirmation de ce qui me paraît utile à dire.

Les souvenirs d’un passé douloureux ne doivent-ils pas être rappelés et connus? L’histoire vraie n’est-elle pas l’expérience sage? Les désespoirs de la défaite et les amères souffrances du vaincu peuvent d’ailleurs trouver aujourd’hui une large consolation. Courageusement cherchée et obtenue, la paix a rendu à la nation la prospérité matérielle, des finances sans rivales, surtout une armée laborieuse, instruite, disciplinée, debout. Quelle ambition oserait troubler notre grande lutte pacifique du travail? Quel discours pourrait demander utilement à la république d’employer les enfans de la patrie à une guerre qui n’aurait pas pour objet l’honneur et l’intérêt propre de la France encore mutilée?

I.

Peu de jours après l’armistice, le gouvernement de la défense nationale, convoqué durant la nuit, s’était réuni dès le matin au ministère des affaires étrangères. J’appris ce conseil en ouvrant les dépêches, et après une rapide expédition des ordres quotidiens, je me rendis à l’appel spécial du vice-président du gouvernement. A mon entrée chez Jules Favre, la délibération était terminée; chaque membre du conseil, debout, portait au ministre des affaires étrangères, obligé de retourner à Versailles, un dernier mot d’affectueux encouragement. Jules Favre en avait besoin; courbé par la fatigue, pâli par les émotions, les yeux plus profondément caves, triste, mais, comme toujours, attentif avec chacun, il se détacha tout à coup d’un dernier groupe pour me dire à voix basse: « Restez; laissez partir ; j’ai besoin de vous. » La porte du salon se fermant une dernière fois, il revint à moi et ajouta : « Je vais à Versailles; vous y venez avec moi. »

Rien n’avait pu me faire prévoir cet ordre. Je déclarai mon étonnement; on m’attendait à la préfecture; je n’étais pas prêt pour un déplacement; mon habit même n’était pas convenable; que pourrais-je faire à Versailles? « Venez, venez, me répondit Favre; je vous expliquerai mes intentions et votre utilité. Nous n’avons pas une minute à perdre pour être exacts. »

À ce moment, un officier d’état-major, M. Irisson d’Hérisson, entrait dans le salon du conseil et annonçait que les voitures attendaient l’ordre de départ. Il était accompagné du directeur-général des postes et du directeur des lignes télégraphiques. Favre pria ces chefs de service de monter avec le capitaine dans l’une des voitures; il avait besoin de causer avec le préfet de police. Puis, me prenant le bras, il me fit entrer dans un coupé qui partit en précédant nos compagnons d’expédition. Nous suivîmes le quai des Invalides pour le quitter au pont d’Iéna et monter la rive droite.

« J’ai besoin de vous, me dit Favre ; vous m’inspirez une confiance absolue, et mon affection ne me trompe pas. A Versailles, à côté de moi, il faut un autre représentant des intérêts de la paix. Je ne puis suffire seul aux questions si nombreuses et si graves que soulèvent l’armistice et ses multiples conditions; les détails m’éloigneraient des points décisifs; cependant tous sont sérieux et plusieurs d’une grande importance pour Paris et la France. » Puis, continuant avec un geste plein de noblesse : « Afin de les traiter, j’avais demandé un soldat; le gouvernement m’a donné le général ***. C’est peut-être un homme de guerre; mais à Versailles, son attitude, son ton, ses hauteurs déplacées et bruyantes, ont failli tout compromettre. Je n’ai pu m’exposer à le reconduire en face des Prussiens, surtout pour débattre une question aussi délicate que celle du ravitaillement, dont il importe de cacher l’urgence. Nous n’avons plus de pain, vous le savez; si les convois éprouvent le moindre retard, nous aurons la famine complète. Ce serait un désastre nouveau dont les conséquences horribles menacent la généreuse population qui a subi déjà tant de misères. Vous venez à Versailles pour obtenir au moins quelques jours de pain. Je ne puis traiter ce point avec l’autorité spéciale ; vous me remplacerez. »

J’avais écouté, non sans émotion, cette communication que Favre entourait de paroles affectueuses, et le sentiment de mon insuffisance avait pesé sur moi. J’étais sans doute prêt à tout pour servir mon pays; ma vie lui était offerte chaque jour; mais avais-je les qualités spéciales pour faire de la diplomatie avec l’ennemi et traiter quel sujet et quel intérêt!

« Vous ferez bien ce que vous ferez, » répliquait Favre, et au milieu d’instructions générales sur la nécessité d’obtenir du pain sans paraître trop pressé d’en avoir, il ajoutait : « Les Prussiens sont très formalistes, très affectés dans leur politesse excessive. Le cérémonial leur est une habitude ; n’oubliez pas de saluer le chancelier du titre d’excellence. »

Jules Favre reprit encore : « Un soldat devrait traiter l’armistice; forcé moralement de prendre la place du chef militaire, j’ai osé l’impossible; je suis épuisé, malade. Je puis mourir, vous me le dites, peut-être subitement, sous les coups d’un fanatique. Je mourrai tranquille si je laisse un homme sûr, prêt à continuer avec l’ennemi, qui le connaîtra, l’œuvre douloureuse et nécessaire de l’armistice. »

Mes protestations contre ce terrible honneur, dont je n’étais ni digne ni capable, étaient écartées avec autorité. Dorian me confia plus tard en riant que Favre avait proposé au gouvernement étonné de me livrer la suite des négociations avec les Prussiens.

Après l’examen des postes militaires, les voitures sortirent des fortifications formidables de la route de Sèvres, transformée entre la Seine, le chemin de fer d’Auteuil et les portes de Paris en une place d’armes hérissée d’artillerie. Partout les traces cruelles du bombardement, les ruines, la dévastation, désolaient le regard. En peu d’instans nous touchions le pont de Sèvres, dont les arches du côté de la ville étaient tombées effondrées sous les coups de la mine. Nous descendîmes; notre officier d’état-major agita son drapeau blanc, et des marins, sortis d’un fossé, sonnèrent le clairon, auquel l’ennemi répondit. Un bateau, caché dans les débris du pont, nous permit de traverser la Seine. Sur le bord de l’eau, derrière nous, à côté de ce premier bateau, gisait une barque plus petite, criblée de balles et d’éclats d’obus. C’était celle dans laquelle, peu de jours auparavant, au milieu du feu partout encore engagé, Favre avait abordé la rive occupée par les Prussiens, allant chercher la responsabilité et le danger de signer l’armistice.

Au moment de notre approche, une nuée de factionnaires allemands se souleva de l’autre côté de la Seine, le fusil au bras. Des officiers, dont les insignes étaient cachés sous la capote énorme du simple soldat, apparurent avec eux ; ils s’avancèrent, et après des saluts solennels, répétés militairement en nous entourant, ils nous invitèrent à les suivre. Il fallut franchir devant eux d’immenses barricades élevées entre le parc de Saint-Cloud et les premières maisons de Sèvres ; elles étaient couvertes de meubles brisés ; des fauteuils, des canapés, des chaises, des pianos en pièces étaient enfouis au milieu des pavés et dans la terre amassée.

Entouré d’un escadron de cavalerie, un jeune officier en costume bleu et blanc nous attendait. Sa santé, son éclat, sa haute mine contrastaient cruellement avec la maladive figure de nos meilleurs soldats, si pâles et si épuisés ; il nous fit monter dans deux équipages où nous gardâmes la place que nous avions dans Paris. Devant et derrière, assis sur les sièges et les marchepieds, des officiers s’entassèrent rapidement. Nous partions alors au commandement, précédés et suivis des Prussiens portant le sabre nu.

La route de Sèvres à Versailles est une longue rue composée presque exclusivement de laides maisons adossées contre les carrières de la vallée qui s’élargit seulement à l’entrée de Viroflay. Elle était occupée par une multitude de postes ; ceux-ci prenaient et présentaient les armes sur le passage du cortège. Chaque mur avait des créneaux et des embrasures ; chaque coin des champs laissait voir avec ses meurtrières la fumée des camps ; dans toutes les habitations se pressaient de véritables bataillons de soldats. Ces fourmilières armées sortaient curieusement et de loin prenaient l’attitude d’usage pour saluer l’escorte et les voitures. Dans tous les sens, de nombreux officiers à cheval montaient et descendaient les chemins. J’ai cherché vainement à rencontrer les regards de quelques rares habitans cachés dans des boutiques où s’étalaient des provisions que Paris ne connaissait plus certainement. Le général Trochu avait raison : il eût fallu que la ville assiégée fît le siège de son ennemi ; sans le secours d’une armée extérieure, sans la France en marche, envoyer la population, la garde nationale, des soldats improvisés et affaiblis par toutes les privations contre ces villages transformés en camps retranchés, c’était les livrer à la mort, à la boucherie.

L’impression causée par ce spectacle était si vive et si fatale que je répondis à Favre me disant, sombre et morne : « Vous le voyez, il faut faire la paix. — Oui, sans doute, sans hésitation. Faites la paix, acceptez l’impopularité; attendez froidement les insultes de l’injustice et de l’ingratitude ; suivez votre opinion et que personne ne vous arrête. Seul au besoin contre tous et malgré les calculs de plusieurs, faites la paix. Faites la paix : la France, relevée de sa chute, attendra; elle préparera la victoire, possible avec des alliances, et ce jour venu, l’histoire dira la vérité sur votre œuvre, sur vos services, sur votre abnégation. Qu’importent à votre âme les vaines clameurs, les comédies du charlatanisme politique? votre conscience vous approuve. Faites la paix. »

C’est par la route et la porte de Montreuil que nous entrâmes dans Versailles. Dans le faubourg, aux portes, aux fenêtres, des figures de femmes et d’enfans se laissaient entrevoir et se cachaient vite. Les yeux de chacun nous disaient la surprise, l’espérance, le patriotisme, l’inquiétude aussi pour notre situation inexpliquée. Les voitures enfin s’arrêtèrent devant le perron d’un hôtel de la rue de Provence, gardé par deux soldats prussiens qui se croisaient dans leur faction et ne s’arrêtèrent immobiles que pour présenter les armes devant leurs officiers, nos guides.

Dans le vestibule, encombré de chefs militaires, de courriers, de soldats sans armes, nous fûmes sans délai rejoints par nos compagnons; ensemble nous entrâmes dans une pièce qu’éclairaient des fenêtres ouvertes sur un jardin. Ce salon avait un aspect étrange, et que je ne pourrai jamais oublier. Sur la cheminée, une pendule représentait un Satan assis, mordant ses mains; elle avait pour candélabres deux bouteilles vides de Champagne, surmontées de bougies; ces bouteilles étalaient la marque Clicquot de Reims. Les murs sans tapisserie, sans papier, étaient unis et nus; ils servaient d’appui à quelques chaises de paille, dispersées, jetées en désordre, — deux pianos encadraient la cheminée, — ces pianos aussi portaient pour flambeaux des bouteilles de Champagne. — Au milieu de ces meubles, une table couverte d’un tapis souillé étalait des tas de journaux anglais et allemands, dont mes yeux de loin cherchaient à déchiffrer les titres et les caractères.

En regardant, malgré les présentations officielles et réciproques avec les officiers du chancelier, la délicatesse de ma mission, la préoccupation de trouver au passage le moyen de la remplir, sans en souligner la gravité, sans trop révéler la misère de la capitale, se heurtaient dans ma pensée ; il me semblait qu’avant tout il fallait saisir l’occasion dès qu’elle se présenterait. Au milieu de ces réflexions, la porte s’ouvrit avec un certain éclat, et le chancelier, M. de Bismarck, parut.

Chacun connaît la photographie du célèbre politique. Je l’avais vue ; — combien elle donne une idée insuffisante de cette nature si complètement germanique et prussienne ! Le front haut, les yeux énormes, comme étonnés, le nez court et largement ouvert, un teint rouge, la bouche grande et surmontée d’une épaisse et large moustache, le carré géométrique de la face, ne peuvent être reproduits exactement par l’image la plus fidèle. Comment montrer les formes athlétiques de ce corps enfermé dans une courte tunique blanche, dont les revers jaunes sont, à chaque moment, par un mouvement des mains, relevés puis rabattus? La mobile physionomie du personnage peut moins encore être analysée ; un Prussien seul pourrait tenter cette entreprise, sans être accusé de parti pris et de haine française.

M. de Bismarck tendit la main vers Favre avec un salut courtois et celui-ci me présenta, me nomma, en me donnant mon titre de préfet de police.

Le chancelier aussitôt s’adressant à moi, avec son ton haut, caustique, et très français : «Ah! ah! monsieur le préfet de police? Je suis bien content de vous voir et de faire votre connaissance, — vous et moi, nous avons bien des choses à nous dire. »

Je m’inclinai, et fort satisfait de trouver dans cette apostrophe l’occasion d’aborder la difficulté, je répondis avec une résolution calculée : « Je suis à la disposition et aux ordres de votre Excellence. Si elle le permet, je prends même la liberté de provoquer, dès ce moment, son attention sur une question d’une urgence extrême qui a nécessité ce matin ma démarche auprès d’elle. — Laquelle donc? reprit le chancelier. » Je déclarai alors que, sur les termes de l’armistice, j’avais, de concert avec le gouvernement, préparé et délivré des laissez-passer ; que ces laissez-passer avaient été, dans la soirée de la veille et dès la première heure de ce jour, présentés aux troupes prussiennes; que plusieurs des porteurs avaient subi le refus du passage; qu’ils avaient dû rentrer dans Paris et s’adresser à la préfecture impuissante. Aussitôt M. de Bismarck repartit : « En effet, c’est là une question sérieuse qui doit être vidée de suite ; les généraux de l’armée allemande refusent d’accorder le passage à des hommes qui peuvent être ou devenir des soldats. Que d’individus chercheront à quitter la ville assiégée, peut-être pour se reformer en armée derrière nous! Encore, les laissez-passer doivent être rédigés en français et en allemand; sans cette condition de rédaction, ils ne peuvent être lus ou compris de nos postes, et seront repoussés par les officiers subalternes; puis les porteurs ne peuvent être admis dans Versailles, où réside le roi. En se privant de cette garantie, la chancellerie imposerait à la police allemande une surveillance difficile dont elle repousse la responsabilité. »

Je répondis qu’il était impossible de demander à l’autorité française de rédiger des laissez-passer en langue allemande; que si mon passeport dans sa forme paraissait incomplet pour la traversée des lignes prussiennes, c’était aux Allemands qu’il appartenait de fournir une autre pièce, émanée d’eux, et visant au besoin le laissez-passer; que, d’autre part, j’acceptais sur ce point comme sur les autres la responsabilité personnelle de l’exécution complète et sincère de l’armistice. Je produisis en même temps le texte du laissez-passer. Je l’avais heureusement, le matin même, porté au ministre, et il me servait utilement d’introduction pour atteindre le but cherché.

Le chancelier lut attentivement mon imprimé, qui rappelait les énonciations ordinaires du passeport ; il l’approuva en demandant pourtant le temps de le soumettre à l’examen de l’autorité militaire prussienne. Il me laissait pressentir qu’il serait indispensable de reproduire, en face des inscriptions en français, les mêmes énonciations en langue allemande; les officiers des armées alliées pourraient de cette façon, à leur tour, et dans les termes d’une consigne, remplir les formalités utiles à la sécurité même des porteurs.

Ce petit débat, engagé inopinément devant les officiers de la chancellerie prussienne, se continua encore. Au milieu des observations que soulevait l’interdiction de l’entrée à Versailles pour les porteurs de laissez-passer, quand j’eus obtenu qu’elle fût abandonnée au moins pour les habitans de cette ville réfugiés à Paris, je m’avisai de soulever la question spéciale de la police de la zone militaire que l’armistice avait neutralisée. N’était-il pas urgent d’empêcher la ruine ou le pillage des propriétés comprises dans ce périmètre qui devait rester isolé et sans garnison? J’avais le droit, dis-je, d’y envoyer des patrouilles armées et des agens.

M. de Bismarck sembla résister : « Je propose, dit-il, l’emploi de patrouilles mixtes; sans cette condition, il ne paraîtrait pas possible aux chefs de corps de laisser aborder leurs positions et leurs rangs par des troupes ou des individus armés. »

J’expliquai alors gravement et sérieusement l’impossibilité absolue de composer des patrouilles de Français, — soldats, mobiles, gardes nationaux, — et d’y mêler des Allemands. L’armistice deviendrait l’occasion d’une bataille : autant de patrouilles, autant de combats ! Le chancelier se rendit à cette raison, qui certes ne l’étonnait qu’en apparence ; il me concéda le droit de faire seul la police, par des agens armés et en tenue militaire, en face des Prussiens.

Le moment était venu, à la suite de ces deux explications, d’aborder le véritable objet de ma présence à Versailles. J’ajoutai donc, après que Favre eut échangé quelques paroles avec le chancelier, que je désirais trouver dans ma visite rue de Provence l’occasion de régler des questions relatives à l’entrée des vivres, dont l’armistice autorisait et promettait l’introduction dans Paris. « Cela ne me regarde pas, me répondit le chancelier ; mais vous avez raison, et ce sujet est très important. Vous devez vous entendre avec l’intendance de l’armée allemande, et je vais vous aider à la voir. » Qu’on appelle, dit M. de Bismarck en se tournant vers un membre de sa suite, qu’on appelle M. le comte de Bismarck. » Le fonctionnaire interpellé sortit et rentra presque aussitôt en annonçant M. le comte de Bismarck; celui-ci, en grande tenue militaire, s’inclinait avec tous les signes du respect. Le chancelier lui parla en allemand et, se tournant vers moi, il reprit : — «M. de Bismarck va voir de suite si le général Stock, chef de l’intendance de l’armée, peut avoir l’honneur de conférer avec vous. »

Enfin ! j’avais fini, je l’espérais du moins. Peut-être avais-je caché l’objet principal de ma présence ! Dans tous les cas, il me semblait que je n’avais pas dévoilé le secret complet de nos cruelles préoccupations. Le chancelier, après avoir engagé une conversation avec Favre qui devait s’enfermer longuement avec lui, avait abordé auprès de M. *** et de M.*** des questions postales et télégraphiques pour lesquelles on appelait immédiatement les chefs des services prussiens; bientôt au milieu de cet entretien, la porte se rouvrit. De nouveau fut annoncé M. le comte de Bismarck, qui s’adressait en allemand au chancelier. « Le général Stock est chez lui ; il attend l’honneur de votre visite. — Monsieur le préfet de police, me dit le chancelier, si vous voulez bien y consentir, M. de Bismarck, que je vous présente, aura l’avantage de vous conduire à son hôtel et de vous accréditer auprès de sa personne. » Je m’inclinai sans répondre et je fis un pas pour suivre l’officier qui m’était désigné. Mais le chancelier m’arrêta encore. « Ah! monsieur le préfet de police, dit-il en me touchant le bras, vous me ferez, ainsi que ces messieurs, le grand honneur de dîner avec nous? »

Je me sentis pâlir ; rien n’avait pu me faire prévoir une invitation de ce genre. Devais-je accepter la table de l’ennemi? peut-être gêner les intentions de Favre ? Ces réflexions ne prolongèrent pas mon hésitation, et je répondis en saluant : « Votre Excellence voudra bien me permettre de décliner l’honneur qu’elle m’offre. J’ai à Versailles des parens d’un grand âge, je désire les voir et accepter leur hospitalité. »

Le chancelier se redressa; d’un geste il dérangea le parement jaune de sa tunique, et avec toute la hauteur dont il peut être capable : « Très-bien ! très-bien, dit-il, comme vous voudrez. » Je sortis. Au moins, je n’avais ni la douleur ni la honte de subir le festin de l’ennemi! Qu’importait mon refus au succès des négociations? les Prussiens ne pouvaient même s’en étonner.

Le comte de Bismarck, qu’on me dit plus tard être le fils du chancelier, me fit monter dans une voiture découverte et me conduisit rapidement devant l’une des maisons de l’avenue de Saint-Cloud, voisine du lycée. Sur son invitation, je montai au premier étage, et il m’introduisit dans un salon où m’attendait le général Stock, en costume civil. Après une présentation cérémonieuse, M. le comte de Bismarck me demanda en souriant la permission de se retirer; u il me laissait la voiture ; la conférence devait sans doute se prolonger. »

Le général Stock, dont les manières furent des plus gracieuses, semblait décidé à tout entendre et à ne rien dire. J’étais de mon côté fort résolu à ne rien compromettre. J’abordai, par le droit de ravitaillement, et les mesures à prendre pour l’assurer l’examen curieux que je devais subir. Je dis que le chancelier m’adressait au général sur le sujet des questions d’approvisionnemens: le rationnement du pain à Paris devait cesser avec l’armistice; en attendant l’entrée des convois que l’état des voies ferrées pouvait retarder, il semblait aux ministres négociateurs que l’intendance prussienne avait les ressources nécessaires pour céder des farines à l’administration parisienne; celle-ci avait le devoir de ne pas laisser diminuer ses provisions durant les pourparlers pacifiques; c’était la convention même de l’armistice que le droit de ravitaillement.

Le général Stock me déclara d’abord qu’il n’avait pas de farine; qu’il n’en pouvait disposer sous aucun prétexte; puis, comme se ravisant, il me demanda la permission de vérifier de suite la quantité à sa disposition; après avoir donné des ordres, envoyé des messagers, examiné des notes, et longuement étudié des écritures, il m’offrit enfin, à Corbeil et à Juvisy, la livraison de 15,000 à 20,000 quintaux de farine, moitié seigle, moitié froment.

Le prix devenait une question. M. de Bismarck devait dire plus tard à Favre : « Il ne faut pas qu’on vous Juive. » Je déclarai au général Stock que je n’avais aucun élément nécessaire pour apprécier la valeur des farines; je ne pouvais ni débattre, ni surtout accepter ou fixer un prix. Le ministre du commerce, pour cette question spéciale, enverrait promptement un délégué, s’il ne se décidait à venir lui-même à Versailles ; le lendemain, par lui et avec lui, on traiterait le prix et, au cas de difficultés, la valeur serait déterminée, comme le mode de paiement, par les négociateurs de l’armistice.

Quant à la livraison des farines, elle commencerait de suite. Elle devait se faire entre les mains des troupes françaises, escortant les convois, si le ministre du commerce n’en décidait autrement.

J’avais eu soin, dans cette conférence, que prolongèrent les vérifications extérieures de l’intendance prussienne, de dissimuler les extrémités redoutables qui menaçaient les deux millions d’hommes enfermés dans Paris. Je m’étais défendu de la proposition de traiter avec des fournisseurs que le général prussien offrait de me désigner et d’appeler devant moi. Sans fixer un prix, mais en m’assurant qu’il ne pouvait être exagéré, puisqu’au cas de contestation il serait réglé par l’arbitrage des signataires de l’armistice, j’avais obtenu plus de deux jours de vivres, et je sortis de chez le général Stock en cachant ma joie. J’avais, et je garde au cœur la satisfaction d’avoir aidé alors les efforts patriotiques qui voulaient, même par les mains de l’ennemi, sauver Paris du désastre de la faim.

La voiture de la chancellerie prussienne m’avait attendu; son cocher avait ordre de me reconduire rue de Provence. En entrant dans le salon, je retrouvai l’un des officiers de M. de Bismarck, autorisé, sur une demande nouvelle, à laisser la voiture à ma disposition. Je me fis alors conduire rue de Noailles, chez le vieux général C***, oncle de ma femme.

La voiture descendit l’avenue de Saint-Cloud jusqu’à la place du château, pour remonter l’avenue de Paris et se diriger rue de Noailles, sans doute pour me permettre de bien regarder. Partout l’uniforme étranger, avec ses couleurs éclatantes et heurtées, s’étalait, remuait et s’agitait. De rares passans, qu’observaient avec insistance quelques individus apostés contre les arbres, marchaient rapidement en longeant les maisons. Le drapeau noir flottait sur le palais de Louis XIV; à la préfecture se déroulait l’étendard du roi de Prusse. Un bataillon de la garde royale, en petit costume, sans armes, suivait l’avenue de Paris, avec cet alignement mathématique, dans le silence grave que l’armée française ne connaît souvent qu’aux heures des grandes revues. Pendant que les yeux cherchaient à fuir ce triste spectacle de la défaite, ma pensée et mon cœur s’agitaient douloureusement. Peut-être m’attendaient des nouvelles de ma femme, de mes enfans! Peut-être le général C***, sa digne compagne, étaient morts ! Comment un des officiers d’Iéna et de Wagram, comment des vieillards auront-ils supporté le chagrin du contact de l’ennemi victorieux? Je trouvai les chefs de la famille dont le souvenir s’était si naturellement présenté à mon esprit pour m’aider à répondre à l’invitation du chancelier. Ils avaient deux lettres récentes. Les miens étaient vivans et en sûreté. La joie de se voir, d’apprendre, de lire et de relire ces nouvelles, était bien complète. Je n’avais pas mangé depuis la veille. Je dus cependant, à raison de l’heure, et pour ne pas me faire attendre, refuser le dîner qu’on m’offrait. J’acceptai à la hâte un peu de bouillon et de vin ; quelques instans après, j’étais rentré rue de Provence, aux ordres de Jules Favre.

Un serviteur en costume militaire m’introduisit de nouveau et me laissa seul dans le salon où nous avions été reçus. Un cliquetis spécial et significatif, mêlé au bruit des voix entendues dans la pièce voisine, prouvait que le d’hier n’était pas fini. Je cherchai les journaux qui, le matin, couvraient la table. Ils avaient été enlevés; aucun n’avait été oublié. Je me préparais à m’asseoir quand une porte de côté s’ouvrit en laissant éclater la lumière et les bruits sonores de la salle à manger. M. le comte de Bismarck, mon guide chez le général Stock, était devant moi, secouant un cigare allumé.

Le comte de Bismarck ne ressemble pas au chancelier son père. Il est petit; son nez est mince et recourbé, ses yeux ronds et perçans lui donnent un aspect dur, que le reste de sa personne n’adoucit pas. — Monsieur le préfet de police, dit-il avec un accent étranger très prononcé, bien sûr vous n’avez pas dîné? Nous sommes là-dedans aux cigares; vous voulez bien, n’est-il pas vrai, venir vous asseoir avec nous ? Le chancelier me charge de vous chercher et de vous faire servir.

Je remerciai avec empressement; je n’avais aucun besoin.

L’insistance de mon interlocuteur devint vive.

— Ah ! je vois ce que c’est; bien sûr vous n’avez pas dîné? Je vais vous faire servir un petit repas dans un cabinet particulier.

Je remerciai de nouveau en souriant; le mouvement de mon illustre officier prussien était sincère et d’une parfaite et naturelle politesse.

— Mais alors, puisque vous avez dîné, dit le comte, vous prendrez bien un verre de Champagne avec moi?

— On n’est pas plus aimable, répliquai-je, mais je ne bois jamais de Champagne. Merci.

— Si vous n’aimez pas le Champagne, vous accepterez du porto ? Nous en avons d’excellent, ajouta le comte en tendant la main pour tirer le fil de fer tordu d’une ancienne sonnette rajustée.

— Merci, monsieur le comte, n’appelez personne. Je ne bois pas de porto. Merci.

Cette affirmation provoqua un long et profond regard du comte qui, fouillant des deux mains la poche intérieure de son habit militaire, en sortit un porte-cigares. Après l’avoir ouvert, il me le tendit en disant :

— Permettez-moi de vous offrir un cigare; vous pouvez le prendre, il est d’Allemagne.

— Merci, merci, monsieur, dis-je avec un geste reconnaissant; je ne fume jamais.

Le comte, à bout de ses offres un peu ardentes, ferma son étui en murmurant :

— Mais je croyais qu’à Paris vous aviez des défauts?

— Ce n’est pas une erreur, monsieur le comte, les Parisiens ont des défauts, mais ils les cachent plus que des vices.

Le comte me présentait le seul fauteuil adossé contre le piano de gauche; il prit une chaise enfoncée sous le piano de droite, et, en allumant un nouveau cigare, il commença une série d’observations sur la paix à faire, sur la visite facilitée de M. Thiers à Paris, sur la journée du 31 octobre, sur ma nomination au poste de la préfecture, sur sa date exacte, sur les difficultés qui devaient m’assaillir. L’Internationale, qualifiée « un ennemi commun, » devait avoir dans Paris ses coudées franches. J’écoutais avec soin, et sans répondre autrement que par des gestes, quand les deux battans de la porte de la salle à manger s’ouvrirent à la fois avec bruit et livrèrent passage à la société politique et militaire que le grand chancelier avait réunie pour faire honneur au ministre français et à ses chefs administratifs.

Le chancelier de Bismarck apparaissait le premier; il avait pris sous sa large main le bras de Jules Favre, qu’il semblait ainsi soutenir et conduire; plus que le matin, sa figure était rouge, allumée, avec des yeux ardens; un groupe nombreux le suivait, dans lequel, au milieu des uniformes militaires de l’armée allemande, on distinguait l’habit noir avec crachat d’un membre du ministère prussien. Je m’étais levé en même temps que le comte de Bismarck à l’entrée de ces personnages, et je m’éloignais du fauteuil, qui s’offrait ainsi au chancelier; mais, marchant directement sur moi, en devançait ses convives, l’homme d’état me saisit l’épaule avec une certaine force : « Pas du tout, monsieur le préfet de police, veuillez ne pas quitter ce fauteuil; je désire causer avec vous encore. » En même temps, il passait derrière le piano; son bras étendu soulevait facilement une chaise de paille, et, l’ayant posée près de moi, il s’asseyait en m’invitant une seconde fois à l’imiter.

J’obéis inquiet, mais souriant, et j’attendis. Le groupe des invités se rangeait autour du salon enfermant un cercle. Seul, le ministre prussien prenait congé du chancelier, qu’il salua très bas, pendant que des valets en costume militaire offraient, dans d’énormes tasses d’argent ciselé, quelques gouttes de café. Je pus refuser encore cette suite du dîner ; mais le prince de Bismarck, en face de moi, me touchant, débarrassé du café, s’emparait d’un vase à boire en métal et d’une bouteille à forme significative. Il plaça la liqueur à portée de sa main, sur le haut du piano, gardant dans les doigts son gobelet, assez petit d’ailleurs, et me dit :

Je voudrais bien savoir, monsieur le préfet de police, ce que vous avez fait chez le général Stock, et le résultat de votre mission si sérieuse.

Je n’eus pas de peine à raconter, dans tous ses détails, ma conférence, ses suites et ma verbale convention. Je n’avais à ce sujet rien à dissimuler; je fus complet. Tout en suivant mon récit avec la plus exacte et la plus fine attention, le chancelier, sans doute pour la soutenir, de moment en moment, remplissait et vidait d’un trait le gobelet qui lui servait de jouet.

J’avais expliqué mon ignorance et mes réserves sur le prix à fixer, annoncé pour le lendemain la visite possible du ministre du commerce, quand M. de Bismarck s’écria : — Ah ! je suis très content de tout cela; c’est très bien fait et bien arrangé. Je serais si heureux en voyant entrer des convois de vivres dans Paris !

Le chancelier riait largement. Je voulus paraître croire à un sentiment généreux et je lui dis :

Votre excellence a prouvé au monde et à Paris qu’elle était un ennemi redoutable; elle veut leur prouver sans doute qu’elle est aussi un ennemi généreux?

Le chancelier, en puisant de nouveau dans sa bouteille, me répliqua sans respirer :

— Oh! non, non, non,.. mais il me semble que, si les Parisiens voient entrer de longs et bons convois de vivres, ils seront très contens ; — cela fera bien à leur moral !

Le coup était droit et vif. J’essayai d’y répondre : — Votre excellence se trompe ; elle ne connaît certainement ni les Parisiens ni leur état moral; ce moral est excellent. Paris, consulté, refuserait l’armistice. Il fait passer sa gloire et la patrie avant son pain!

— Oui,… oui.., répondit le chancelier, c’est possible. Il y a là aussi de braves gens. Mais,… en attendant, si en Allemagne un général avait osé exposer une population de deux millions d’âmes à mourir de faim, dans une ville qui n’est pas une citadelle, nous le ferions passer devant un conseil de guerre.

La voix de mon interlocuteur s’était un peu élevée; avant de lui répondre, je regardai Jules Favre, appuyé sur la cheminée. Ses yeux nous suivaient; certainement désireux de fuir la conversation d’un officier prussien, il semblait pressé de venir à mon aide et ne pouvait y réussir.

— Ces considérations d’humanité ont, dis-je, pesé probablement dans les résolutions du gouvernement de la défense nationale et décidé l’armistice; mais elles ne sont pas comprises par le patriotisme de la population parisienne, qui voudrait continuer ses sacrifices et la lutte.

Je me levai en même temps; le chancelier se dressait aussi. Se dirigeant vers Favre, il le prit par la main, et, l’amenant vivement devant et contre moi, il me dit : « Voici le meilleur, le plus noble et le plus fidèle républicain que j’aie connu dans toute ma vie. » Certainement le chancelier comprenait et sentait vraiment ce qu’il disait.

La conversation était devenue générale, presque bruyante, et nous allions partir. En prenant congé, je rappelai à M. de Bismarck que j’étais venu à Versailles pour les laissez-passer; qu’il avait conservé mon imprimé avec l’intention de le soumettre à l’autorité militaire, et je le priai de me le rendre. Le chancelier se frappa le front, s’excusa, en accusant sa mémoire, et envoya chercher mon imprimé. Après l’avoir relu, il déclara l’accepter définitivement sous la condition qu’il porterait, à côté des expressions françaises, en caractères allemands, une traduction de ses énonciations, et des blancs à remplir par les officiers de son armée. Puis subitement, demandant une plume et de l’encre, il traduisit et écrivit, en le copiant dans les termes allemands, le texte français imprimé. Après m’avoir tendu ce papier mouillé d’encre, il prit pour la troisième fois mon bras et me dit : « Nous nous reverrons, n’est-ce pas, monsieur le préfet de police? je suis très content de vous connaître. »

Notre départ s’opéra au milieu de salutations particulièrement diplomatiques, dans le même ordre et dans les mêmes conditions que l’arrivée. A peine dans la voiture, seul avec Favre : « Comment, me dit-il, comment avez-vous refusé le dîner du chancelier? Votre refus est une faute ; il peut être considéré comme un blâme pour mon acceptation. Deux fois j’ai refusé ces invitations, et je les ai subies par devoir. » A mon tour, je répondis : « Je ne crois pas que mon refus puisse être un blâme de votre conduite. Qui ne comprendra votre sacrifice? Vous êtes le représentant de Paris, de la France; votre oubli de vous-même doit être complet, il est nécessaire; vous obéissez à la plus impérieuse nécessité; quant à moi, je ne crois avoir manqué à aucune obligation de ma charge en déclinant cette invitation que vous-même avez cru pouvoir refuser deux fois, » Favre, après un court silence, reprit : « Heureusement, vous leur avez beaucoup plu ! »

Je ne pus m’empêcher de trouver que les Allemands n’étaient pas difficiles sur les conditions à remplir pour leur plaire, et je racontai au vice-président du gouvernement de la défense nationale les actes et les dires de la journée pénible et si longue qui venait de finir.

« Je ne crois pas, me dit Favre, que la politesse prussienne soit mêlée d’un calcul. » Il ajouta qu’il l’avait subie dans le long tête-à-tête qui avait provoqué et décidé l’armistice. Épuisé, il avait dû accepter les offres matérielles d’un repas, que le chancelier, pour éviter toute indiscrétion des valets, avait été chercher, et avait lui-même porté et servi devant J. Favre. Il avait traité avec les soins d’un serviteur empressé, lui le vainqueur, debout, Favre assis devant une petite table surchargée de journaux, de papiers et de documens de toute nature.

A dix heures du soir, nous étions rentrés dans Paris. Je devais deux fois encore retourner à Versailles chez le chancelier, mais ce ne fut plus pour obtenir des vivres, car le zèle de tous fut si ardent que, malgré les difficultés, les obstacles, les impossibilités, les lignes des chemins de fer nous livrèrent immédiatement d’importans convois. Je courus chez Favre lui annoncer au milieu de la nuit l’arrivée du premier train ; il a raconté lui-même et je n’ai pas à redire l’émotion de son anxiété consolée.


II.

La famine n’était plus à redouter; mais ceux qui ont lu les dépêches télégraphiques de la fin de janvier et du commencement de février, écrites par le préfet de police de 1871, savent que la faim n’était pas le seul péril qui menaçait Paris.

En effet, aux désordres intérieurs de plus en plus graves s’ajoutait, dès notre retour de Versailles, un nouveau trouble dont les auteurs étaient fort intéressans. Une multitude agitée, étrangère à Paris, assiégeait durant le jour et durant la nuit la préfecture de police; elle se composait de ceux qui, par l’entremise des autorités allemandes, maîtresses des départemens occupés, avaient obtenu d’entrer dans la ville pour y visiter des parens, des amis dont on n’avait que des nouvelles incertaines depuis plus de cinq mois ; tous étaient arrivés portant de petites et précieuses provisions reçues avec joie et aussitôt employées et consommées. Les Prussiens avaient facilement autorisé les solliciteurs à traverser leurs lignes ; mais leur autorisation était muette sur le retour, et ce silence équivalait à l’interdiction. Tel qui le matin avait été salué par le poste allemand chargé de viser les permis imposés se voyait le soir refuser le passage, et rentrait dans Paris sans argent, sans vivres, pour réclamer l’assistance et le laissez-passer de la préfecture impuissante. Par chaque courrier, plus de trois mille demandes de ces laissez-passer se produisaient devant le préfet ; on était obligé, pour éviter les pertes de temps et les encombremens, de répondre par la poste à tout Paris désireux de sortir; or, à ces demandes s’ajoutèrent les justes réclamations de la population de la banlieue et des départemens voisins. Des enfans, des femmes, des vieillards, quelques jeunes hommes étaient subitement transformés en habitans forcés de la capitale. Chaque jour, l’agitation causée par cette situation grandissait; car, de moment en moment, entraient de nouveaux visiteurs, et personne ne pouvait sortir sans les formalités que la consigne allemande se plaisait à exagérer. Le général Vinoy, sur cet exposé des difficultés qu’il appréciait à leur valeur, m’engagea à voir le chancelier et me donna pour m’assister à Versailles, en qualité d’officier parlementaire, l’un de ses aides de camp, M. le comte d’Armaillé. Nous partîmes ensemble. Arrivés au pont de Sèvres, qu’on ne réparait pas encore, il fallut de nouveau traverser la Seine. Rien n’était changé ; les barricades des Prussiens étaient debout. Derrière elles m’attendait une petite et inévitable difficulté. Les soldats allemands nous avaient entourés à la descente du bateau et leurs officiers déclaraient qu’ils étaient prêts à nous conduire à Versailles; mais il fallait faire la route pédestrement; on n’avait à notre disposition aucune voiture. Sur des observations, un officier supérieur se présenta et, avec un empressement poli, me déclara qu’arrivant de Versailles pour passer une inspection, il pouvait m’offrir pour quelques heures son équipage, dont il reprendrait possession à mon retour. Après des remercîmens que je complétai par une largesse envers le soldat cocher, nous partîmes pour Versailles. Sur la route, l’aspect général était resté aussi celui du premier voyage. Le nombre des troupes n’avait pas diminué; au contraire, des casques et des uniformes nouveaux, ou plus propres ou plus neufs, se croisaient dans tous les sens, comme si un corps d’armée s’ajoutait à celui qui paraissait avoir posé et occupé ses camps depuis un long temps.

En arrivant rue de Provence, je fus introduit avec le comte d’Armaillé dans le salon que j’ai décrit ; l’officier auquel je m’étais nommé s’empressa de me dire qu’il allait prévenir le chancelier. Il était à peine sorti que nous entendions dans le vestibule une rumeur accompagnée d’éclats de voix et suivie du roulement d’une voiture ; la porte se rouvrait ensuite et nous nous trouvions en face de l’un des chefs de la chancellerie, avec lequel avait été échangée pour moi la présentation officielle. « Vous ne pourrez pas voir le chancelier, dit-il ; son Excellence est mandée chez le roi et vient de partir. » Alors moi : « A quel moment pourrai-je avoir l’espérance d’entretenir M. de Bismarck ? » Avec un ton brusque et désagréable, une attitude presque violente, bien différente des égards que j’avais constatés jusqu’à ce moment, on répondit : « Vous n’avez pas besoin d’attendre ; vous ne verrez pas son Excellence, ni maintenant, ni plus tard. » J’expliquai l’urgence d’une conférence sur un fait de consigne. « Cela n’est rien, fut-il répondu, cela n’est rien. » Et brutalement : « Vous allez voir des choses plus sérieuses. — Quoi donc alors? qu’y a-t-il? — Vous le savez très bien. — Je ne comprends pas. — Votre gouvernement sait à merveille qu’il se moque de nous ! Il veut la guerre et l’aura. — Je comprends moins encore ! — Prétendez-vous que vous ne connaissez pas les déclarations de Gambetta sur les élections? — Je ne sais ce que vous voulez dire. — C’est impossible; allons-donc! vous voulez remplacer les élections libres par des élections commandées; vous vous jouez des conditions de l’armistice. — Monsieur, je vous affirme sur l’honneur que je ne comprends pas. — Ainsi vous ne connaissez pas la décision de Gambetta sur l’exclusion prononcée contre tous les hommes qui ont fait partie des conseils et des assemblées des gouvernemens antérieurs à 1870? — Je ne sais rien de tel. — Attendez alors : je vais vous montrer sa proclamation qu’il serait étrange que vous n’eussiez pas reçue. — Je demande en effet à la voir, car je répète que je ne comprends pas. Le gouvernement n’a reçu aucune proclamation, aucune nouvelle du gouvernement de Bordeaux[1]. »

Notre interlocuteur sortit. Le comte d’Armaillé, aussi étonné que moi, devint directement l’objet d’une interpellation à la rentrée de l’attaché de la chancellerie, qui revenait les mains vides. « Parlez-vous allemand? » lui dit-on. Sur sa réponse affirmative, et la déclaration qu’il était le comte d’Armaillé, capitaine dans l’état-major du général Vinoy, on ajouta: « Nous voudrions entrer directement en communication avec le général Vinoy, que nous connaissons et que nous admirons. » Puis, se tournant vers moi, et en français : « Les pièces que je voulais vous montrer sont parties avec le chancelier. Votre gouvernement les connaîtra : dès demain, nous vous dénonçons l’armistice. Le chancelier est chez le roi pour ce sujet. »

Je répliquai que le gouvernement ne savait rien des publications attribuées à M. Gambetta; il était impossible de fonder une rupture d’armistice sur une entente imaginaire contre l’armistice. Au surplus, je n’avais ni la qualité, ni la volonté pour entendre et subir des communications aussi étranges; j’étais venu pour réclamer l’exécution loyale des conventions formelles et de leurs conséquences. Je demandai donc à être entendu.

Mon attitude convaincue sembla faire naître un doute dans la pensée persistante de mon interlocuteur, qui m’offrit alors de rédiger un «protocole. » J’acceptai cette proposition; à la hâte, j’écrivis la réclamation qui m’avait conduit à Versailles, et je la laissai aux mains de la chancellerie de la rue de Provence.

La voiture nous remportait rapidement vers Sèvres, mais à la sortie de Chaville, son propriétaire, entouré de ses officiers, nous arrêta d’un geste en s’excusant d’être dans la nécessité de reprendre son bien. Il fallut descendre et continuer à pied la route jusqu’au corps de garde du parc de Saint-Cloud, où nous fûmes introduits. Le commandant du poste en fit les honneurs pendant l’attente des ordres nécessaires pour appeler la barque et nous remettre aux marins français. On nous offrit pour sièges les riches et commodes fauteuils enlevés aux châteaux du voisinage ; ce mobilier garnissait le logis enfumé et infect des soldats allemands. Un de leurs sergens nous demandait avec sollicitude si l’on pouvait compter sur la paix et laissait voir la gaîté que lui donnait l’espérance du retour au pays : il nous suivit jusqu’au bateau en répétant que tous seraient bien heureux si la guerre était finie.

M. d’Armaillé et moi, nous étions rentrés sur la rive droite ; notre conversation était triste et pleine des préoccupations que la conduite du gouvernement de Bordeaux imposait fatalement à l’esprit. Si l’armistice était dénoncé, Paris, sans pain, était livré aux horreurs de la guerre des rues, aux dangers de l’anéantissement. Le gouvernement devait agir: — agirait-il?

Je courus porter au ministre des affaires étrangères la nouvelle menaçante que j’avais reçue, et peu d’heures après, une dépêche officielle de M. de Bismarck la confirmait avec plus de formes. Aussitôt les dispositions furent prises pour paralyser les sourdes et dangereuses résistances de la fraction du gouvernement établi hors de Paris. Je n’ai point à dire le départ de M. Jules Simon pour Bordeaux, ses ordres secrets, non plus que l’organisation d’une section de police qu’il m’avait demandée et qui l’accompagna pour le servir dans sa mission. Après un court séjour dans cette ville, les agens étaient devinés, paralysés, arrêtés, ou tout au moins conduits devant l’autorité locale, enfin renvoyés à Paris.


III.

La réclamation écrite et laissée sur le bureau de la chancellerie prussienne, dans mon second voyage à Versailles, n’avait produit aucune modification; la situation s’aggravait au contraire. Je dus retourner à Versailles avec Jules Favre, que les questions financières assiégeaient de leurs difficultés aiguës. — Les propos de M. de Bismarck furent l’objet des confidences et des conversations du chemin ; ils peuvent à cette heure être livrés à la légitime appréciation de l’histoire.

Au sujet des ruines de Saint-Cloud, qui brûlaient encore et dont la fumée noircissait l’horizon, Favre avait adressé au chancelier les plus vifs reproches ; — ses protestations indignées reçurent cette dure réponse dictée par la vengeance : « Avez-vous, dit le chancelier, visité notre Allemagne? N’avez-vous pas vu les ruines de nos châteaux? Vos armées les ont impitoyablement saccagés, démolis et brûlés. Vous nous accusez de voler des pendules? En Poméranie, dans une assez pauvre maison dévastée, aux temps des succès des armées de votre Napoléon, se cachait un homme âgé qui gardait un enfant dans un berceau ; autour de lui, tout avait été pillé et anéanti; — le pauvre diable ne possédait plus qu’une montre d’argent. Vos soldats ont brisé le berceau, et ont volé la montre. — J’étais l’enfant dans ce berceau, et cette montre d’argent a été prise à mon père. — Vous étiez victorieux alors! c’était la guerre ! Nous sommes vainqueurs, ne vous étonnez donc pas des maux de la guerre. » L’imagination avait trop chargé les couleurs du tableau; — il n’eût pas été poli de rappeler à M. de Bismarck que sa biographie le fait naître seulement en 1814.

L’indemnité énorme imposée à la caisse municipale, et que Favre put heureusement faire réduire de plus des deux tiers, provoquait de la part du chancelier les plus ironiques observations : « La ville de Paris est une demoiselle assez riche et assez bien entretenue pour payer sa rançon. » Si l’on était, disait-il, dans la peine pour découvrir les capitalistes, lui se chargerait en quelques minutes de trouver et de présenter les prêteurs. Enfin, le vainqueur n’avait-il pas eu l’idée d’exiger, comme condition de l’armistice, que Garibaldi fût livré à la justice militaire prussienne? Jules Favre avait rejeté brutalement cette injurieuse proposition et avait entendu le chancelier réclamer comme otages tous les journalistes de Paris, dont, disait M. de Bismarck, le gouvernement « aurait fort à se plaindre et serait très empêtré. » Les appréciations sur les causes du succès de l’armée allemande et l’infériorité de nos armes avaient laissé dans le cœur de Favre les plus pénibles souvenirs. « Nous avons une discipline, disait le chancelier, — elle est implacable parce qu’elle est nécessaire. — Moi qui ne suis soldat qu’à l’occasion et qui ne suis pas un méchant homme, j’ai tiré l’épée et frappé un soldat couché devant mon cheval : il refusait de se lever et de se déranger ! La discipline m’imposait ce devoir. — Un état-major était derrière moi et me voyait. — Mon hésitation eût été une faiblesse. — La faiblesse peut être un encouragement à l’indiscipline. — Oui! j’ai frappé de mon épée, dans le dos, cet homme couché, — c’était mon devoir. — L’armée française n’a plus de discipline. »

Le chancelier ajoutait ce douloureux jugement, contre lequel les efforts de toutes les âmes vraiment françaises devraient se réunir: « Vous n’êtes plus la grande nation ! les Français ne sont plus enchaînés par le lien puissant de la patrie. Vous êtes une collection d’individualités, vous n’avez plus que des intérêts sous des masques divers. »

Ce même chancelier avait d’ailleurs raconté en riant au ministre français l’anecdote suivante, qui, sous un autre jour, le montre tout entier dans sa singulière et naturelle expression : M. de Bismarck avait appelé la propriétaire de la maison qu’il habitait à Versailles et lui avait demandé avec une certaine affectation la permission d’emporter la pendule de la chambre dans laquelle il avait signé l’armistice. C’était un objet sans grande valeur vénale; le sujet en bronze représentait un démon. « Cette pendule a sonné l’heure la plus importante de ma vie, avait-il dit à Mme X... je ne veux pas la prendre. Mais je vous demande de me la donner ou de me la céder. Refus de Mme X... insistance du chancelier. Mme X... dont les concitoyens peuvent apprécier le noble sentiment, refuse encore et poliment elle invoque tous les prétextes. « Allons, lui dit Bismarck, je comprends, c’est à cause du sujet. Serait-il de votre famille? »

Ces récits de la route avaient préparé tristement l’entrevue nouvelle qui nous attendait à Versailles. Pour nous recevoir, le chancelier était descendu en boitant dans le salon. Il souffrait; sa douleur du moins paraissait vive et vraie. En se promenant avec effort, il donna quelques ordres, puis il nous demanda de le suivre dans son cabinet de travail au premier étage; la pièce, petite, plus longue que large, s’éclairait sur la rue, le chancelier nous y laissa seuls un instant.

— C’est ici, me dit Favre, que j’ai été reçu par le chancelier, au moment de ma première visite. C’est ici que j’ai souffert plus que la mort.

Un sanglot en même temps étranglait la voix de l’homme qui, ce jour-là, par son dévoûment a sauvé Paris et préparé la résurrection de la France.

Le chancelier rentra. Je lui expliquai le sujet particulier de ma visite répétée en rappelant le protocole demandé par ses officiers et laissé dans leurs mains. M. de Bismarck me répondit « qu’il avait entendu parler de cela, mais qu’il n’y pouvait rien. Il n’était pas l’armée allemande et l’armée allemande, sous bien des rapports, ressemblait à toutes les armées. » Un ordre donné au général était envoyé le lendemain aux chefs de corps, ceux-ci le lendemain l’envoyaient aux chefs particuliers, qui le lendemain l’envoyaient aux capitaines, les capitaines enfin, etc., de telle sorte que la plus simple recommandation subissait fatalement de longs jours de retard. Lui, le chancelier, pouvait seulement promettre de ne pas retarder des instructions.

Je lui répliquai en invoquant la nécessité, dans l’intérêt de la paix projetée, de ne pas irriter par des mesures vexatoires une population fière et susceptible. Le chancelier me répondit que les officiers de l’armée prussienne recevraient de nouveaux ordres; il était assuré qu’ils ne se montreraient plus ni exigeans ni durs; surtout il avait par avance la conviction de leur politesse pour les Paririsiennes. À ce sujet du contact des troupes allemandes avec la population de Paris M. de Bismarck avait précédemment dit à Favre : « Pas un de nos soldats ne toucherait une de vos femmes ; puis, d’ailleurs, si un attentat ou un sérieux outrage se produisait, je vous donnerais la tête du soldat coupable... et la mienne. »

Après avoir pris acte des promesses formelles répétées par le chancelier, je me tus et j’assistai, muet observateur, à la conférence assez courte du ministre français et de l’homme d’état prussien. Ils échangèrent des explications sur des pièces de détails relatifs à ces conventions douloureuses, mais nécessaires, qui, par la signature de l’armistice, ont permis l’appel aux électeurs, la réunion de l’assemblée nationale et l’action de M. Thiers. Celui-ci doit certainement à l’initiative de Favre, soutenu par Ernest Picard, le titre de libérateur de la France.

Le petit roi, comme l’appelait Jules Favre, aimait à rendre justice à l’orateur que la popularité avait porté en triomphe, qu’elle a depuis dédaigné et insulté. En effet, le premier président de la république modérée disait à un de ses nombreux ministres, qui l’a répété à plusieurs : « J’aime la patrie; je connais quelqu’un qui l’aime plus encore. Moi, en effet, parfois je songe à la postérité, je pense à ma mémoire : Jules Favre a oublié la sienne; il s’est sacrifié pour le présent et pour l’avenir; il s’est voué aux colères de la multitude pour sauver la patrie. »


CRESSON.

  1. Le décret de Bordeaux, publié et affiché avec une proclamation de M. Gambetta, n’avait pas été communiqué au gouvernement de Paris; il frappait d’inéligibilité : 1° les individus qui, depuis le 1er décembre 1851 jusqu’au 4 septembre 1870, ont accepté les fonctions de ministre, de sénateur, de conseiller d’état et de préfet; 2° les individus qui, aux assemblées législatives qui ont eu lieu depuis le 2 décembre 1851 jusqu’au 4 septembre 1870, ont accepté la candidature officielle, er. dont les noms ont figuré au Moniteur officiel, avec la mention de candidats du gouvernement, candidats officiels de l’administration.