Les Premières Armes du symbolisme/Lettre de Jean Moréas à Léon Vanier

Léon Vanier, libraire-éditeur (Curiosités littéraires) (p. 7-10).


Lettre de Jean Moréas à Léon Vanier.


Paris, le 16 avril 1889.


 Mon cher Éditeur,

Pour compléter vos publications documentaires sur le Symbolisme, vous voulez réimprimer les articles que je fis paraître au moment même des premières controverses.

Accorts et neufs, assez, peut-être, à leur apparition, ces articles se sont fanés depuis, — sort commun à ces sortes d’écrits, — et je me souciais peu de les remettre sous les yeux du lecteur. Mais comment résister à votre flatteuse demande ? N’êtes-vous point, à la fois, notre Renduel et notre Urbain Canel, à nous ?

Il y a là-dedans des choses que je ne pense plus qu’à demi ; des affirmations qui ne laissent que de m’inquiéter. J’aurais pu additionner de notules certains paragraphes ; mais passons, car je dirai prochainement toute ma pensée sur la matière, en tête de l’œuvre qui occupe mes heures présentes. Néanmoins, je voudrais rectifier un passage de ma lettre à M. Anatole France ; (c’est là, question de sentiment). J’y disais : J’admire Baudelaire tout en estimant Lamartine. Il est probable qu’un artifice de bien dire m’induisit à cette assertion, car, à la vérité, il me semble avoir toujours admiré Lamartine autant que Baudelaire, je n’ose pas ajouter davantage. Voilà un aveu sincère, et M. France pourrait à son tour me faire grâce de torcol et bardocucule, deux bons vieux mots que j’ai employés quelque part et qui l’irritent. Pourtant torcol est net et bien formé, quant à bardocucule, il signifie la mante à capuchon des anciens Gaulois : une vestiture nationale, que diable !

C’est votre Petit Glossaire, qui me vaut ces disputes, et vous allez encore, mon cher Vanier, me faire traiter, par la réimpression de ces articles, de sectaire. Tant pis ! Depuis la Pléiade jusques aux Romantiques, jusques aux Naturalistes, jusques aux Symbolistes, si les poëtes, les dramaturges et les romanciers, sont condamnés au stérile et périlleux labeur des préfaces et autres argumentations, c’est bien la faute à la courte-vue, à la mauvaise foi, aux dédains gourmés de la critique officielle.

Des gens malins m’ont fait observer que le Symbolisme n’est pas une découverte, qu’il a toujours existé. Ils sont bien bons ! Ai-je jamais prétendu le contraire ? Mais, n’avons-nous pas depuis tantôt vingt ans, un art qui renie systématiquement l’Idéal, qui fait de la description matérielle son but immédiat, remplace l’étude de l’âme par la sensation, se racornit dans le détail et l’anecdote, s’inébrie de platitude et de vulgarité ? Cet art exista de tout temps, il peut produire et il a produit des œuvres intéressantes. C’est un art que j’appellerai moyen, une manifestation subalterne de l’esprit créateur. Et voilà que le faquin prétend usurper la place du maître. C’est contre cet art moyen, contre ce parvenu que le Symbolisme proteste.

« Des œuvres ! Des œuvres ! » crient les malveillants. Nous avons à leur offrir d’assez précieux joyaux poétiques, je pense. Et cependant nous traversons une période de transition. Il a fallu au Romantisme quinze ans pour se manifester pleinement. Et nous ne sommes vieux que d’un lustre. Mais, pour que le Symbolisme voie sa floraison fructifier, il lui faudra se désentraver de ses atavismes. Dans la poésie, l’influence du grand Charles Baudelaire ne saurait être désormais qu’un obstacle. Dans le roman, l’ingénieux jargon inventé par M. Edmond de Goncourt, ce jargon qui rehausse les spécieuses créations de l’auteur de « La Faustin », porterait préjudice à des synthèses d’humanité, larges et dûment symboliques.

« Vous n’irez pas au grand public ! » me disait l’autre soir un des cinq de Médan. Nous irons au grand public tout comme les manouvriers littéraires, mais par une autre route. L’art complet doit aller au grand public. Et nous n’avons pas de concession importante à faire. Répudions seulement l’Inintelligible, ce charlatan, et souscrivons une pension de retraite au Dilettantisme, ce doux maniaque. Après cela, nous pourrons réhabiliter le roman épique, sans descriptions inutiles ni puérilités archéologiques, grouillant de vie. Nous pourrons recréer le drame en vers, la plus belle forme d’art, certes ; interpréter avec l’âme actuelle les mythes dans le poème ; et dire sans malice les airs anciens et toujours neufs dans la chanson.

Je vous serre la main, mon cher Vanier.

Jean MORÉAS.