Les Premières Armes du symbolisme/Les Décadents

Léon Vanier, libraire-éditeur (Curiosités littéraires) (p. 25-30).


II

Les Décadents


Réponse de Jean Moréas
(XIXe siècle du 11 août 1885.)


Depuis deux mois, la presse s’occupe beaucoup, à propos d’une agréable parodie[1], de certains poètes qu’on qualifie arbitrairement de « décadents » ; et voilà qu’un écrivain grave, M. Paul Bourde, leur consacre, dans le Temps du 6 août, une longue étude. Le nom du signataire du présent article a été souvent prononcé dans toute cette logomachie, — et M. Bourde semble le prendre particulièrement à partie ; il se croit donc le droit de tâcher d’éclaircir ce point d’esthétique mal défini. Alfred de Vigny écrivait en 1829 : « Les esprits paresseux et routiniers aiment à entendre aujourd’hui ce qu’ils entendaient hier : mêmes idées, mêmes expressions, mêmes sens ; tout ce qui est nouveau leur semble ridicule ; tout ce qui est inusité, barbare. » Je cite ces paroles avant d’aller plus loin, car elles me paraissent, malgré leur date, d’une piquante actualité.

Le courrier que M. Bourde consacre aux poètes prétendus décadents dénote en maints endroits, et malgré un badinage inutile et un peu lourd, une louable conscience littéraire ainsi qu’une certaine compréhension du sujet traité, compréhension, il est vrai, latente plutôt et quasi timorée. Mais M. Bourde a eu un grave tort, c’est de prêter une oreille trop complaisante à des racontars quelque peu fantaisistes. C’est pourquoi il a pu écrire : « La santé étant essentiellement vulgaire et bonne pour les rustres, il doit être au moins névropathe. Si la nature aveugle s’obstine à faire circuler dans ses veines un sang banalement vigoureux, il a recours à la seringue Pravaz pour obtenir l’état morbide qui lui convient. » Et plus loin : « Il est catholique. D’abord si l’on n’avait pas de Dieu, il serait impossible de le blasphémer et de pimenter ses plaisirs par l’idée du péché. Ensuite sans Dieu, on ne saurait avoir Satan ; et, sans Satan, il est impossible d’être satanique, ce qui est essentiellement de la manière d’être du décadent. » Que M. Bourde se rassure ; les décadents se soucient fort peu de baiser les lèvres blêmes de la déesse Morphine ; ils n’ont pas encore grignoté de fœtus sanglants ; ils préfèrent boire dans des verres à pattes, plutôt que dans le crâne de leur mère-grand, et ils ont l’habitude de travailler durant les sombres nuits d’hiver et non pas de prendre accointance avec le diable pour proférer, pendant le sabbat, d’abominables blasphèmes en remuant des queues rouges et de hideuses têtes de bœuf, d’âne, de porc ou de cheval.

M. Bourde pense que Baudelaire est le père direct de ces horribles décadents, et il a raison. Oui, ils sont les dignes fils de ce grand et noble poète tant bafoué et calomnié de son vivant, et si mal connu encore à cette heure ; de ce pur artiste qui écrivait : « … La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. » Et, en remontant jusqu’aux premières années du siècle, on trouverait un autre ancêtre, Alfred de Vigny, l’auteur de Moïse, de la Colère de Samson, de la Maison du berger et de ce délicieux mystère

…les rêves pieux et les saintes louanges,
Et tous les anges purs et tous les grands archanges…


chantent sur leurs harpes d’or la naissance d’Eloa, cette ange charmante née d’une larme de Jésus.

Les prétendus décadents cherchent avant tout dans leur art le pur Concept et l’éternel Symbole, et ils ont la hardiesse de croire avec Edgar Poe « … que le Beau est le seul domaine légitime de la poésie. Car le plaisir qui est à la fois le plus intense, le plus élevé et le plus pur, ce plaisir-là ne se trouve que dans la contemplation du Beau. Quand les hommes parlent de Beauté, ils entendent, non pas précisément une qualité, comme on le suppose, mais une impression ; bref, ils ont justement en vue cette violence et pure élévation de l’âme — non pas de l’intellect, non plus que du cœur — qui est le résultat de la contemplation du Beau. »

Le caractère mélancolique de la poésie décadente a aussi singulièrement agacé le critique du Temps, défenseur du rire gaulois. Pourtant Eschyle, Dante, Shakespeare, Byron, Goethe, Lamartine, Hugo et tous les autres grands poètes, ne semblent pas avoir vu dans la vie une folle kermesse aux joyeuses rondes. Et quant à la prétendue gaieté des grands comiques, tels qu’Aristophane et Molière, chacun sait qu’il faut ne voir là qu’une tristesse se leurrant elle-même, une sorte de tristesse à rebours. Mais ce que M. Bourde reproche le plus amèrement aux décadents, c’est l’obscurité de leurs œuvres. Consultons encore sur ce sujet Edgar Poe : « Deux choses sont éternellement requises : l’une, une certaine somme de complexité, ou plus proprement, de combinaison ; l’autre, une certaine quantité d’esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini… C’est l’excès dans l’expression du sens qui ne doit être qu’insinué, c’est la manie de faire du courant souterrain d’une œuvre le courant visible et supérieur qui change en prose, et en prose de la plate espèce, la prétendue poésie de quelques soi-disant poètes. » Et puis Stendhal n’a-t-il pas écrit : « Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des miracles ; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles ? »

M. Bourde, qui n’a pas su ou n’a pas voulu apprécier à sa juste valeur l’ésotérisme de la poésie soi-disant décadente, semble en avoir mieux compris l’extériorité. Il dit : « M. Théodore de Banville exprimait il y a quelques années, le regret que Victor Hugo n’ait pas eu le courage de rendre purement et simplement à la poésie la liberté dont elle jouissait à l’âge d’or du seizième siècle. Eh bien ! cette révolution, les décadents la continuent après le géant mort. Leur curiosité les a conduits à reprendre ces libertés condamnées. Il y a là encore comme un plaisir de péché, en même temps qu’un moyen d’effet nouveau. Leurs infractions à l’hiatus restent rares, mais ils se sont décidément affranchis de la césure et de l’alternance des deux rimes. Ils obtiennent avec des rimes exclusivement féminines, des pièces chuchotantes, aux nuances effacées, avec des rimes exclusivement masculines des sonorités redondantes, impossibles sous le joug des anciennes règles. » Voilà de bonnes et judicieuses paroles. Mais M. Bourde, plus loin, s’inquiète de nouveau de la pureté de la langue, et évoque les ombres des vieux grammairiens et de Littré. M. Bourde peut dormir tranquille. Littré ce lexicographe libéral et hardi, serait le premier a accueillir, s’il n’était pas mort, les trouvailles de style des décadents, comme il l’a fait pour les mots, tirés du latin ou créés de toutes pièces, par ce prodigieux écrivain qui a nom Théophile Gautier. Les poètes décadents — la critique, puisque sa manie d’étiquetage est incurable, pourrait les appeler plus justement des symbolistes, — que M. Bourde a estrapadés d’une main courtoise sont : MM. Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Laurent Tailhade, Charles Vignier, Charles Morice et le signataire de cet article. Ils pourront s’en consoler en méditant sur cette fin magistrale de la lettre que de Vigny adressait à lord *** à propos de la première représentation de sa traduction d’Othello. Il y compare la société à une grande horloge à trois aiguilles. L’une, bien grosse, s’avance si lentement qu’on la croirait immobile : c’est la foule. L’autre plus déliée, marche assez vite pour qu’avec une médiocre attention on puisse saisir son mouvement : c’est la masse des gens éclairés. « Mais, au-dessus de ces deux aiguilles, il s’en trouve une bien autrement agile et dont l’œil suit difficilement les bonds ; elle a vu soixante fois l’espace avant que la seconde y marche et que la troisième s’y traîne. Jamais, non, jamais, je n’ai considéré cette aiguille des secondes, cette flèche si inquiète, si hardie et si émue à la fois, qui s’élance en avant et frémit comme du sentiment de son audace ou du plaisir de sa conquête sur le temps ; jamais je ne l’ai considérée sans penser que le poète a toujours eu et doit avoir cette marche prompte au devant des siècles et au-delà de l’esprit général de sa nation, au-delà même de sa partie la plus éclairée. »

jean moréas.



  1. Les Déliquescences.