Librairie académique Perrin (p. 162-166).

XXIV

QUE FONT LES ELUS ?

La distance qui nous sépare des bien-aimés partis avant nous pour le domaine de l’éternité semble donc être plutôt morale et spirituelle que matérielle, autant que les choses de l’au-delà peuvent s’exprimer par des mots humains. Ils appartiennent à un autre monde que le nôtre, ils vivent d’une autre vie, et cependant nous leur restons mystérieusement unis par une identité cachée et profonde, car cette existence a débuté en eux et commence en nous dès ici-bas par la foi, l’espoir et l’amour.

En effet leurs œuvres les suivent, et cette idée ne nous encourage-t-elle pas à travailler pour Dieu et pour nos frères ? « Tout ce qui passe est si court » qu’en nos heures de faiblesse et de paresse, nous sommes disposés à murmurer devant la tâche : À quoi bon ? Si alors nous répétons après Pascal : « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre », l’ardeur à l’effort nous revient.

Mais les élus ne jouissent pas seulement des œuvres passées. Que font-ils ? nous demandons-nous. Bien ancienne question à laquelle il fut répondu de mille façons différentes. Le repos, la sécurité, la joie, la paix ineffable de l’amour apaisé, de la contemplation divine, de la réunion et de l’union parfaite, leur sont assurés. C’est la signification des belles et touchantes images de l’Évangile, de la source d’eau vive où les âmes altérées de justice et de bonheur se désaltèrent, de la lumière qui entoure les bienheureux. Les chants des cieux, la musique des anges, nous représentent l’adoration des rachetés devant leur Rédempteur, la reconnaissance dont ces cœurs comblés débordent sans cesse. « Ils désirent ce qu’ils ont », a dit un croyant des habitants du paradis.

Mais il ne faut pas s’imaginer les élus figés dans une béatitude apathique ou réduits à l’état de fantômes sonores, de dociles et vagues échos. Autant vaudrait déclarer comme une petite fille : « On doit bien s’ennuyer dans le ciel si on passe toute l’éternité assis en rond sur des chaises à chanter des cantiques… » Et naturellement, devant une pareille perspective, elle souhaitait d’y arriver le plus tard possible, ainsi que nombre de braves gens qui, sans l’avouer si naïvement, ne se forgent pas de la Jérusalem céleste une idée beaucoup plus séduisante. D’autres, harassés par cette vie, ne sont tentés que par la promesse du repos et ils déclareraient volontiers qu’un Eden où il leur faudrait encore travailler, n’aurait pour eux rien de béatifique.

Et cependant, sur celle terre même, quoi de plus joyeux qu’une activité facile et féconde, de plus exaltant qu’un chant d’amour, un hymne de victoire ? Car le travail n’est pas la punition du péché, comme on le répète souvent. Dieu avait mis l’homme innocent et heureux dans le paradis terrestre pour le cultiver, c’est-à-dire y travailler, et la conséquence douloureuse, le châtiment du péché fut de rendre le travail pénible et ingrat. L’oisiveté ne saurait donc être la récompense des justes. Les élus, compagnons de service des anges, remplissent le même ministère, glorifiant Dieu, consolant, assistant leurs frères affligés et infirmes, protégeant, guidant les faibles et les petits, intercédant pour les pécheurs. Tout cela est renfermé dans la promesse de l’Écriture : « Ses serviteurs le serviront. » (Apoc., xxii, 3.)

Une autre parole d’un autre apôtre nous montre aussi le but que poursuivent les enfants de Dieu : « Nous nous efforçons de lui être agréables, soit que nous demeurions dans ce corps, soit que nous le quittions. » {II, Cor., v, 9.) Nous pouvons la rapprocher de la prière de Jésus : « Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », et de la paraphrase admirable du Pater noster que Dante prête aux âmes déjà sauvées qui montent par la rude voie du Purgatoire, au Paradis :

« Notre Père qui habites aux cieux, non pas circonscrit en eux, mais à cause de ton amour plus grand pour les être plus parfaits de là-haut.

Loués soient ton nom et ta puissance par toute créature, comme il est juste que l’on rende grâce à ta douce sagesse !

Qu’arrive pour nous la paix de ton règne à laquelle, si elle ne vient à nous, nous ne pouvons parvenir avec toute notre intelligence !

Comme les anges te sacrifient leur volonté en chantant hosannah, que les hommes t’offrent le même sacrifice !

Donne-nous aujourd’hui la manne quotidienne sans laquelle il recule dans cet âpre désert, celui qui peine le plus pour avancer.

Et comme nous pardonnons à chacun le mal que nous avons souffert, toi aussi, clément, pardonne et ne regarde pas à notre mérite.

Notre vertu qui si facilement succombe, ne l’éprouve pas contre l’antique adversaire, mais délivre-la de ses attaques.

Cette dernière prière, ô Dieu bien-aimé, nous ne te l’adressons plus pour nous-mêmes qui n’en avons plus besoin, mais pour ceux qui sont restés derrière nous. »

Le très haut poète a résumé dans ces lignes qui reflètent la beauté de leur thème, une partie considérable de la doctrine chrétienne.